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Amandine Gay : « l’esthétique c’est politique » – 2e partie

Cet article a été initialement publié le 17 décembre 2017 sur le site clapmag.com

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Amandine Gay par Justine Paquette

Suite de notre rencontre avec Amandine Gay, réalisatrice du documentaire Ouvrir la voix Un film qui relaye les voix des femmes noires qu’on n’entend jamais, parce qu’on ne s’attend pas à ce  qu’elles aient des choses à dire qui soient légitimes. Les voix des femmes noires dont on ne s’attend même pas qu’elles en aient une, comme nous vous le disions dans la première partie de cette interview. Après avoir débattu des contraintes  institutionnelles, de la complexité des financements, de la nécessité de s’emparer de la représentation, nous avons échangé en détails sur les particularités esthétiques du film, sur l’importance des choix de mise en scène et sur la réception de ce documentaire d’auteur auprès des publics comme des critiques. Une parole sans concession, nécessaire. 

DES IMAGES QUI MANQUENT

C’était important pour vous de montrer des femmes noires artistes en répétition ou en représentation, avec ces parenthèses entre les témoignages ?

Une des façons pour les communautés noires de lutter ou de résister, ça a toujours été l’art. Des chansons dans les champs de coton ou de canne à sucre à l’invention de langue, comme avec le créole. Ou la littérature. Il y a toujours eu cette capacité à transcender ce qui nous arrivait par l’art. Et donc c’est important pour moi de mettre des respirations artistiques dans un film sur les femmes noires parce que ça fait partie de la résilience de nos communautés. Et puis c’est important en tant que comédienne et ancienne performeuse de montrer toutes les formes d’art que j’aime et dans lesquelles on ne me castait jamais. Ni moi ni aucune femme noire en général.

Toujours ce rapport à l’imaginaire collectif bloqué…

Exactement. Alors qu’on voit ce qu’elles font ces filles-là : elles travaillent des textes de Racine, elles font des créations autour du texte de Despentes, elles font du burlesque, Rebecca on la voit travailler ses propres créations… Tout ça, ce sont des images qui manquent. Et puis la décolonisation de l’imaginaire s’opère du côté des femmes noires, mais qu’en est-il du groupe majoritaire ? Qui va penser aux Noirs pour faire du théâtre classique, en dehors du rôle d’Othello ?

 

LES BLANCS SONT VENUS

Le film dure deux heures, il n’y a aucune musique extra-diégétique. D’une certaine manière j’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas de concession. Il est destiné à tout le monde, mais pas à quel n’importe quel prix.

Le seul bon côté quand on ne reçoit pas de soutien pour un film comme celui-là, c’est qu’on est absolument libre de faire ce qu’on veut. Sans avoir à faire de compromis. Je sais que si j’avais été accompagnée par une société de production, on aurait essayé de me faire couper le film. Mais il tient très bien en deux heures. Les gens ne sortent pas de la salle parce que c’est trop long, personne ne s’est endormi…

Et par rapport à un public blanc, pour aller droit au but. Est-ce que vous avez parfois peur que le film soit vu par un public blanc comme un film “de noirs” et pas comme un “vrai film”?

C’est, encore une fois, exactement le discours des institutions. C’est pour ça que j’ai commencé à faire des projections l’hiver dernier dans l’idée de trouver un distributeur. Mais ils ne vont pas dire un film “de noirs”, ils vont dire un films “de niche”. Ils avaient peur que le public art et essai ne vienne pas.

On va te dire qu’il n’y a pas de désir du public. Mais le désir aussi c’est politique. Peut-être que ton désir veut dire quelque chose de ta place dans le patriarcat.

Un public art et essai qui est majoritairement blanc pour le coup…

Oui bien sûr. Et c’est encore plus spécifique que ça, le public art et essai est surtout composé de femmes, blanches, de plus de cinquante ans, beaucoup issues des milieux enseignants, etc. J’ai donc commencé à organiser des projections pour voir si les Blancs venaient. Et les Blancs sont venus. Alors c’est sûr qu’en région parisienne l’hiver dernier, les salles étaient très très remplies de Noirs et d’Arabes qui attendaient le film depuis trois ans. (rires) Mais dès qu’on sort de Paris, déjà il y a nettement moins d’Afro-descendants et les blancs viennent. Moi j’étais certaine que tout le monde viendrait voir le film. C’est encore et toujours les blocages des institutions, des producteurs… qui eux ne pratiquent pas la mixité sociale. Je le sais, j’ai été à Science Po, je connais pleins de gens dont je suis la seule amie noire. Après c’est aussi une question d’intérêt. On va te dire qu’il n’y a pas de désir du public. Mais le désir aussi c’est politique. Peut-être que ton désir veut dire quelque chose de ta place dans le patriarcat.

 

TOUT SIMPLEMENT DE L’EMPATHIE

On en parle d’ailleurs dans le film de la construction du désir…

C’est encore une fois les préjugés du milieu cinématographique. Quand on va voir le public directement, les gens viennent. Après est-ce que ça les heurte ? Oui bien sûr qu’il y a des gens qui sont heurtés. Mais ce sont deux heures de témoignages intimes. Et je n’ai encore vu personne se lever pour dire “c’est n’importe quoi”. On n’argumente pas avec un écran de cinéma, ça génère tout simplement de l’empathie. Pour moi décoloniser l’imaginaire c’est dire : “puisque moi j’ai grandi en étant capable de m’identifier à des personnages blancs, pourquoi l’inverse ne pourrait pas être vrai?”. Pourquoi ils ne pourraient pas y trouver quelque chose qui les fait penser à leur vie? Après c’est sûr, là où ça pique le plus c’est pour les gens de gauche. Hier à Champigny, mairie communiste, les premières interventions c’était des mamies blanches qui n’étaient “pas d’accord pour dire qu’il y ait autant de racisme”. Bon. Mais dans la salle il y avait des filles noires pour leur dire “et bien si madame, et on est bien contentes que vous l’ayez découvert”. (rires) En fait ça crée un dialogue que je n’avais jamais vu dans les milieux militants.

Comment ça?

J’ai des discussions qui commencent avec des gens qui se lèvent et qui avouent qu’ils ont déjà touché les cheveux de femmes noires sans leur demander. Si j’avais amené ça par un discours, par une forme d’intellectualisation, ces personnes se seraient braquées. Ils voient des filles qui leur racontent une histoire et ils sont capables à la fin de dire que ça les a fait réfléchir. Je me rends compte de la puissance de l’outil cinématographique, ça permet de générer de l’empathie et de faire faire un travail aux gens que je n’ai jamais réussi à leur faire faire avant, ni par mon travail universitaire ni par mon travail militant. A Gif-sur-Yvette par exemple, une mamie est venue me voir en disant “Oui quand elles parlent des vieilles qui n’aiment pas le voile, je me suis reconnue; c’est vrai que je suis vieille et c’est vrai que j’aime pas le voile!” (rires)

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POUVOIR ÊTRE UNE ARTISTE

Le film aborde aussi les questions de discriminations intra-communautaires et de discriminations inter-communautaires entre groupes racisés. C’est possible de lutter contre les oppressions en faisant son auto-critique en même temps?

Mon point de vue, c’est que je refuse de me faire déterminer de l’extérieur. Une des violences du racisme c’est qu’on est forcés d’avoir une conversation constante avec le groupe majoritaire. Donc si je parle des problèmes de patriarcat noir, je vais faire le jeu de telle société raciste qui aime stigmatiser les hommes noirs et arabes comme étant naturellement plus violents que les hommes blancs. Mais à ce compte-là, je ne dis rien et je ne lutte pas. Du coup j’ai à comprendre l’impact de ma prise de parole et dans quel contexte je choisis de parler, et de quoi je parle exactement. Pourquoi est-ce que c’est dans le film? Parce que c’est moi qui maîtrise la narration. Il n’y a pas de conversation avec le groupe majoritaire. On ne peut pas extraire un bout et essayer de lui faire dire ce qu’on veut.

Rien n’a été laissé au hasard…

Non parce qu’il y a des vrais enjeux. Sinon ça veut dire se retrouver à être une de ces réalisatrices noires ou arabes qui est portée aux nues dans le monde du cinéma ou de la culture alors qu’elle renforce les préjugés.

Mais ça c’est une vraie tragédie. Elles sont quand même plusieurs dans ce cas et on se demande dans quelle mesure elles s’en rendent compte. Quasiment tous les films qui font tête de gondole auprès des institutions sont au mieux complètement réducteurs, non?

Oui. Mais c’est aussi un cercle vicieux. Mon film représente 25 000 euros d’investissement personnel. Et c’est trois ans où j’ai arrêté le travail alimentaire, ce que je peux me permettre uniquement parce que je suis en couple avec un homme blanc qui a de l’argent. (sourire) Toute seule, ce film-là, je ne le fais pas. Donc la première question c’est de voir qui a les moyens de travailler en autonomie complète vis-à-vis de l’institution. J’avais écrit un texte après les César, quand plein de gens s’énervaient, en expliquant qu’en réalité c’est un peu facile de demander à des personnes dans l’institution d’être radicales quand on ne se rend pas compte de ce que ça implique de faire un film. Il n’y a pas d’entre-deux. Si on compose avec l’institution, ça veut dire que même si on n’est pas partis avec un scénario stéréotypé, à l’arrivée il est fort possible que ça finisse par ressembler à ce qu’on voit généralement dans la représentation habituelle des Noirs et des Arabes. Donc ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de responsabilité de la part des réalisateurs et réalisatrices qui rentrent dans ces logiques là. Mais la question c’est : est-ce qu’il n’y a pas quelque chose d’injuste à devoir obligatoirement choisir entre ne pas exister, ne pas pouvoir être une artiste et une créatrice, ou bien composer avec l’institution? Pour moi c’est ça la question, c’est pour ça qu’on a besoin d’une industrie noire indépendante.

C’est un peu facile de demander à des personnes dans l’institution d’être radicales quand on ne se rend pas compte de ce que ça implique de faire un film. Il n’y a pas d’entre-deux.

Et de mentors comme vous le disiez tout à l’heure.

Parce qu’en fait les gens ne sortent pas de nulle part. Ava Du Vernay, par exemple, elle s’inscrit dans une histoire. C’est parce qu’il y a eu Oprah avant, qui fait un travail super mainstream pour plaire à l’Amérique blanche. Il y a toute une mouvance de Noirs qui ont fait des carrières, consensuelles entre guillemets, et qui ont permis à d’autres plus radicaux d’exister. Danny Glover c’est le plus grand mécène d’art contemporain et de création super barrée aux États-Unis. Mais c’est aussi le gentil noir straight dans les films. Même Bill Cosby, malgré tout ce qui s’est passé avec ses agressions sexuelles, c’est lui qui avait donné l’argent à Melvin Van Peebles… Il y a vraiment cette question là, certaines personnes dans le mainstream tirent des plus radicaux. Melvin Van Peebles avait instauré d’avoir des équipes mixtes au niveau racial. Spike Lee a repris ça. Et ensuite, quand arrive Ava du Vernay, elle le reprend aussi et elle ajoute la parité femmes/hommes. Mais c’est possible parce que ça vient d’une histoire. Encore une fois nous, vers quoi ou qui on se tourne? En fait les personnes à qui on fait beaucoup de reproches sur leur manque de radicalité. Il y a plein de choses qu’elles font avec lesquelles je ne suis pas d’accord, mais c’est peut-être cette génération-là. Mine de rien elles font ce travail-là…

 

L’ESTHÉTIQUE C’EST POLITIQUE

Vous avez dit qu’il y a une peur de porter un discours politique qui vous a poussée à faire un documentaire de création. Pour bien vous situer dans le cinéma d’auteur. Est-ce que vous pouvez en dire plus?

Pour moi c’était important de mettre l’accent sur l’esthétique, parce que l’esthétique c’est ce qui va rester. Quand le fond a avancé, il ne reste que la forme. Et là où on nous attend le moins en tant que racisé, et en particulier en tant que femme, c’est sur l’esthétique. Parce que le monde du cinéma, et en particulier celui des critiques, en plus d’être blanc, il est très masculin. Et bourgeois. C’est un boys club pour qui il n’est pas du tout évident que moi je sois une cinéphile par exemple. Quand je dis pas évident, en fait ces gens-là la forme du film leur est passée complètement au-dessus. C’est-à-dire qu’on me dit souvent “oui c’est intéressant mais bon j’aurais plus vu ça à la télé”. Mais c’est tout sauf un film de télé en fait.

Mais parce qu’ils n’ont pas envie de voir, qu’ils n’en sont pas capables?

Parce que c’est ce qu’ils n’attendent pas. C’est vraiment la même problématique que l’imaginaire. Ils voient “film politique”  et ils s’arrêtent. Même certains exploitants. Dans une ville que je ne nommerai pas, la mairie de la ville était prête à louer le cinéma d’art et d’essai pour passer le film et le gérant a refusé au prétexte qu’il ne passe pas de films “militants”. Mais, évidemment, il ne l’a même pas regardé. C’est quand même gonflé parce que déjà ça veut dire que le monde du cinéma est tellement subventionné qu’un exploitant peut s’asseoir sur une salle entièrement payée s’il estime que le film n’est pas assez bien pour lui, pour son cachet “art et essai”.

La question est de savoir qui peut prétendre au statut d’auteur. C’est pour ça que, pour moi, l’esthétique c’est politique.

Il considère que c’est vulgaire?

La question est de savoir qui peut prétendre au statut d’auteur. C’est pour ça que, pour moi, l’esthétique c’est politique. J’entends être reconnue comme une auteure. C’est un film d’auteur. C’est un film avec des partis pris esthétiques très forts : il n’y a pas de musique, c’est en lumière naturelle, en caméra portée. Après on peut le critiquer bien sûr. Mais je veux que mon travail soit abordé en tant qu’œuvre de cinéma et pas juste comme un “truc politique”.

Vous pensez que c’est possible qu’on vous laisse oublier que vous êtes une femme noire quand on est une femme noire qui fait du cinéma?

En fait pour moi, c’est vraiment ça l’enjeu. Pour moi et pour les personnages des films que je veux écrire. Par exemple j’ai un projet de long-métrage, un road-trip avec des personnages de soeurs noires. Et ça construit leur identité et leur point de vue, mais c’est avant tout un film sur la famille. Et sur le deuil. Elles sont noires mais elles pourraient être blanches. Arriver à cette forme de banalité, ça sera une grosse victoire.

Ouvrir la Voix, sorti le 11 octobre 2017 sur vos écrans. Liste des salles : ICI

 

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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