Amandine Gay : « l’esthétique c’est politique » – 1ère partie
Cet article a été initialement publié le 14 octobre 2017 sur le site clapmag.com
Amandine Gay me donne rendez-vous dans un café associatif du centre-ville de Saint-Denis, à la décoration design. Dans ce cadre improbable, loin de l’image qu’on se fait trop souvent de cette ville, Amandine Gay me rejoint accompagnée d’une charmante petite dame blanche, qu’elle dépasse de trois têtes, et dont je comprends avec un peu de décalage qu’il s’agit de sa maman, improvisée attachée de presse pour l’occasion. Leur duo est lui aussi improbable. Il émane d’elles une tendresse dont on sent qu’elle a dû s’installer après avoir saisi à bras le corps beaucoup de questions compliquées. Aujourd’hui Amandine Gay me rejoint pour parler de son film Ouvrir la Voix. Un film qui relaye les voix des femmes noires qu’on n’entend jamais, parce qu’on ne s’attend pas à ce qu’elles aient des choses à dire qui soient légitimes. Les voix des femmes noires dont on ne s’attend même pas qu’elles en aient une. Amandine s’exprime avec beaucoup de douceur, sans jamais hausser le ton, tout en dégustant une pâtisserie. Et nous avons ainsi parlé pendant une heure de dignité et de cinéma.
La société de production que vous avez créée spécifiquement pour ce film s’appelle Bras de Fer. Selon vous est-ce possible aujourd’hui en France d’éviter le rapport de force pour faire des films comme le vôtre ?
(rires) Je pense que je ne l’aurais pas appelée Bras de Fer si je pensais qu’on pouvait éviter le rapport de force, donc non. C’est une société de production et de distribution aussi. Et je ne l’aurais absolument pas montée si justement les choses pouvaient se faire de façon un peu plus organique. Pourquoi il faut être auteure, réalisatrice, distributrice puis chargée de com’? Parce qu’il n’y a rien au niveau institutionnel ou au niveau des entreprises privées qui est fait pour être en mesure d’accueillir des narrations ou même des stratégies, des façons de travailler qui sont différentes. Tout ce qui est autour de ce film repose sur la communauté. Dans beaucoup de villes, le film a été distribué uniquement parce que les gens se sont mobilisés. Et tout ce travail là est un travail qui part de la base. Après c’est sûr que c’est un projet de longue haleine, parce je savais pertinemment qu’un certain nombre de thématiques que je comptais aborder dans le film quand je l’ai écrit en 2013 n’étaient même pas dans l’espace public. Quand j’ai commencé à écrire dans Slate, ça allait aussi avec mon projet de film : il me fallait faire émerger certaines thématiques dans les médias mainstream si je voulais après qu’on puisse parler de mon travail. Donc les premiers temps c’était vraiment rude, on nous disait qu’on inventait des mots : “afro-féminisme ça n’existe pas”, et puis on est tout le temps “en train de créer des nouveaux problèmes” et “le privilège blanc mais qu’est-ce que ça veut dire ?” etc… Sauf que quatre ans plus tard le film sort dans un contexte, où ces questions commencent à être débattues.
LE VRAI ARGENT
Robin Campillo, réalisateur de 120 battements par minute, raconte qu’il a eu du mal à faire financer son film auprès de la commission Île de France dont les élus sont positionnés à droite. Et que Valérie Pécresse s’est ensuite attribuée le succès du film de manière opportuniste. Vos films n’ont rien à voir, mais n’est-ce pas encore plus frustrant quelque part, pour un auteur représentant une voix un peu alternative ou en tout cas qui n’a jamais été entendue, de se faire systématiquement refuser des subventions par une institution, au contraire, plutôt marquée à gauche ?
Les gens qui composent ces commissions et le cinéma français, en fait, ne sont pas marqués à gauche. Ou alors c’est une certaine gauche.
Et n’est-ce pas un malentendu encore plus… (j’allais dire douloureux, elle me coupe avant, ndlr)
Pas vraiment parce que moi je le vois en terme de rapports de classe. Ce sont des bourgeois. Alors des bourgeois qui ont peut-être des idéaux qui tiennent à la culture, mais des bourgeois avant tout. Et, contrairement aux bourgeois de droite, ils ne s’assument pas. On ne nous fait pas de retour sur les projets refusés (par le CNC, ndlr), donc il faut regarder ce qui est financé pour essayer de comprendre. Et là on remarque deux grands pôles mis en valeur dans les projets aidés : la migration, qui est souvent tragique (donc tout ce qui a trait à Fatou la Malienne, les films de cette trempe là) et la banlieue, mais la banlieue délinquante. Et ce qu’on ne voit pas, et donc ce qui n’existe pas dans l’imaginaire des comités de lecture, c’est une forme de banalité dans la représentation des minorités.
S’ils ne comprennent pas ou si ça les bousculent trop, cela ne signifie-t-il pas d’une certaine manière que le projet est d’autant plus pertinent ? Et du coup est-ce qu’il ne faudrait pas s’affranchir d’un besoin de validation par rapport au CNC?
Mais moi je ne veux pas la validation, je veux l’argent.
Et pas un peu des deux?
Non. Non, non, non, moi je parle d’égalité réelle et justement sortir du concept d’égalité en droit. Si je n’ai pas accès au financement du CNC, je refuse que la TSA* soit prélevée sur mon film quand il sort en salles. Si je n’ai pas accès au financement du CNC, je refuse effectivement de financer cette institution. Moi je m’en fiche du CNC, c’est d’ailleurs pour ça que j’ai fait mon film. Pour moi la question c’est vraiment “je veux l’argent”. Et ce que je dis souvent : je ne veux pas “l’Aide à la diversité”, je veux le “vrai” argent.
*TSA : taxe sur les entrées en salles à laquelle sont soumis tous les films faisant l’objet d’une sortie nationale avec billetterie CNC. Elle représente 10,72% d’u prix d’un billet.
QUELQUE CHOSE QUI PARLE DE CE PAYS
Pensez-vous qu’il y ait un mépris pour le propos politique dans la culture en France?
Ce n’est pas le propos politique, c’est le propos de banalisation. Mon film parle des femmes noires françaises, c’est ça qui ne passe pas. Alors que si j’avais fait un film sur l’excision, ou un film qui marginalisait une fois de plus les femmes noires en France et qui nous mettait dans une forme “d’étrangéité” et d’exotisation, j’aurais eu de l’argent. Mais je n’ai pas de subvention quand je prétends faire quelque chose qui parle de ce pays… Si on part du principe qu’on vit dans un pays où le capitalisme est sauvage alors, dans ce cas, effectivement, une personne comme moi qui est très entreprenante se débrouille pour récupérer tout l’argent qu’elle a investi. Mais… (elle s’interrompt et réfléchit) ce que je trouve vraiment intolérable, c’est qu’il n’y ait aucune structure institutionnelle qui garantisse que le CNC finance mon prochain film si je fais entrer de l’argent dans ses caisses.
Il n’y a pas de marge de manœuvre ?
Non, je ne peux pas dire : je refuse que la TSA soit prélevée sur mon film. Avec le numérique il y a de plus en plus de communautés qui n’ont pas accès à la représentation mais qui font leurs propres films. On voit se développer une sorte d’industrie parallèle, sauf qu’elle est freinée par des règles institutionnelles. Finalement, et c’est quand même le comble pour moi qui suis issue d’un militantisme d’extrême-gauche, ce serait plus juste pour moi d’être dans le système américain. En 1971, quand Melvin Van Peebles a fait Sweet Sweetback’s Baadasssss Song en mode guerilla, il l’a sorti à Detroit où il y a une importante communauté noire. Au bout d’un weekend, la file d’attente s’allongeait devant le cinéma tous les soirs !
C’est la preuve par le public
C’est ça. Et ce qui me dérange ici, c’est qu’il y a une limite. Moi je vais faire la preuve par le public, mais je vais quand même devoir verser de l’argent à l’institution qui discrimine les gens comme moi.
Ouvrir la voix : des visages et des mots
QUI PEUT REPRÉSENTER QUI ET QUI PEUT REPRÉSENTER QUOI
Ça me permet de faire le pont avec un personnage de votre film qui dit “c’est américain donc c’est ouvert”. Comment ça se fait que les Afro-descendants et les jeunes Français issus de l’immigration en général fantasment à ce point sur le modèle américain dont on voit pourtant en ce moment qu’il atteint ses limites?
Le film a été tourné en 2014… (rires) Après, dans le cas de Rachel ce n’est pas un fantasme, ça se base sur son expérience parce qu’elle a vécu aux USA. Mais après, tout dépend aussi de ce qu’on regarde. Si on regarde d’un point de vue institutionnel, les États-Unis sont bien plus avancés. Dans le domaine universitaire par exemple, il faut voir la proportion de professeurs noirs, latinos, asiatiques, y compris dans les universités de l’Ivy League. La pluralité des thématiques travaillées dans les sciences sociales aussi (critical race theory, cultural studies, gender studies, disability studies). Ici ça n’existe quasiment pas. Bien sûr le problème des violences est très grave aux États-Unis, mais d’un point de vue structurel, il y a une classe moyenne noire qui n’existe pas ici. Même une bourgeoisie noire qu’il n’y a pas ici. Et surtout ils ont une industrie du cinéma noire, plusieurs mêmes. D’un côté le truc très grand public, catho, Tyler Perry, qui génère des milliards de dollars…
Qui souffre aussi d’une certaine forme de mépris…
Oui mais en tout cas ça existe. Toujours par ce truchement. Puisque le public peut faire exister une industrie comme ça, qu’elle soit méprisée ou pas par Hollywood, elle a le mérite de pouvoir exister. Tyler Perry, on peut le mépriser, mais il n’en reste pas moins millionnaire… Ensuite on a le cinéma noir indépendant : Spike Lee, Ava Du Vernay, tous ces gens là. Et puis entre les deux il y a un cinéma noir plus grand public, tout ce qui est à la télévision aussi, avec les séries de Shonda Rhimes, qui finalement n’est même plus obligée de représenter des Noirs. Ça, ça fait rêver de se dire qu’on peut en arriver à un tel degré d’indépendance. Ici, qui a accès à quel poste, qui peut représenter qui, et qui peut représenter quoi ?
Mais c’est la guerre pour en arriver là, quand on écoute Shonda Rhimes…
Oui mais elle n’est pas la seule. On a Mara Brock Akil, Ava Du Vernay, Oprah Winfrey et encore ce sont les plus connues. Moi ce qui m’intéresse, c’est vraiment de voir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. En France on a eu Euzhan Palcy en 1983-84 – qui est d’ailleurs partie aux État-Unis après son premier film – et ensuite on a un hiatus. C’est la dernière femme noire à avoir sorti un film en France en sortie nationale. Après, aucune autre réalisatrice noire n’a obtenu de sortie nationale. Elles restent dans le court-métrage, le documentaire, voire le documentaire qu’on va pousser vers des formes d’exploitation type “projections débats”, ce qui contribue à les marginaliser toujours plus. Qui les connaît, passé le moment de visibilité aux César? Alice Diop par exemple aurait dû avoir le César pour La Mort de Danton et pas pour son court métrage Vers la Tendresse (ndlr).
Où sont les femmes noires qui font de la fiction en France ?
Où sont passés ces gens qui devraient être nos mentors ?
Vers La Tendresse, César du meilleur court métrage, a d’ailleurs fait polémique au sein des communautés racisées…
Oui, mais avant ça, en terme de carrière il a fallu qu’il s’écoule quinze ans et qu’elle essuie un peu tous les plâtres. Où sont les femmes noires qui font de la fiction en France ? Il y en a quelques unes en télévision, mais très très peu. Et quand on passe du côté de la production et la distribution, on ne trouve quasiment plus personne. On a Laurence Lascary, qui a produit et distribué L’Ascension, mais je pense qu’elle doit avoir à peine trois ans de plus que moi. Donc que s’est-il passé encore une fois au niveau institutionnel pour que nos aînées aient disparu ? Il y a bien eu des créateurs noirs dans les années 1980. Même 1970. Où sont passés ces gens qui devraient être nos mentors ? Qui devraient avoir des carrières et être installés, qui devraient êtres les personnes auxquelles j’aurais dû pouvoir poser des questions quand j’ai décidé de monter ma société. J’ai posé des questions à des producteurs blancs. Donc pour moi la différence avec les États-Unis est là. Et l’idolâtrie qu’il peut y avoir chez certains jeunes vient simplement de la puissance de la culture américaine. Hollywood reste une machine de guerre de propagande. C’est aussi la puissance de l’esthétique hip-hop qui est en jeu, puisque la France est le deuxième pays consommateur de hip-hop après les USA. Et cette fascination est évidemment un effet de l’impérialisme américain. De toute façon quasiment tout le monde s’identifie aux États-Unis.
Mais il y a toujours le fantasme que c’est mieux là-bas.
Mais je pense que pour des jeunes Noirs ou Arabes qui ont fait des études, en dehors du fait que c’est stressant maintenant avec Trump, pour faire carrière c’est mieux.
MONTRER DE LA DIGNITÉ
Revenons sur le film. On sent la puissance qui découle du fait d’ouvrir des vannes de parole qui étaient jusque là confisquées. En en même temps il y a une forme de délicatesse dans la mise en scène, par exemple avec des lumières très douces. On sent une sorte de pudeur. Vous vous reconnaissez dans ce terme et dans l’intention? Parce que d’une certaine manière c’est paradoxal avec le bras de fer annoncé.
Bras de fer c’est la situation dans laquelle on est en tant que minoritaire. Qu’on l’ait choisie ou pas, la situation est là. Je suis quelqu’un de très calme en fait. (sourire) Mais si on veut exister ici, si on veut créer et même si on veut vivre un peu dans le calme, il faut lutter. D’ailleurs c’est le premier carton du film. Il y a plusieurs choses qui me dérangent dans la représentation des femmes noires en France. Notamment la dimension d’exploitation. Et ce goût pour justement la violence et la souffrance. Quand je vois l’altercation qu’il y a eu entre Christiane Taubira et les journalistes de Complément d’Enquête par exemple, pour moi ça révèle vraiment ça. Je pense qu’ils ne l’avaient pas particulièrement briefée. Ils attendaient qu’elle fasse un commentaire philosophique sur la femme qui lui disait qu’elle ferait mieux de manger des bananes. Et à la fin, ils présentent des excuses : “effectivement c’est un peu maladroit, nous n’avons pas pensé que trois ans après, ça pourrait encore l’affecter”. Il faut n’avoir jamais vécu la déshumanisation pour s’imaginer que ça passe au bout de trois ans de se faire traiter de singe. Et elle a bien raison de dire qu’ils ne pensent pas aux petites filles et aux jeunes femmes qui regardent l’émission. Quand on est une femme noire et qu’on voit une femme monter aussi haut que Christiane Taubira et se manger encore des volées d’insultes et de bananes, le signal que ça nous donne c’est qu’il n’y aura jamais de protection. C’est une question d’une très grande violence. Je déteste cette exploitation de la souffrance des femmes noires, et des Noirs en général.
Et de leur colère peut-être aussi…
Oui c’est ça aussi. C’est ce qu’on vient chercher. On vient chercher l’altercation. On vient chercher la réaction disproportionnée. Donc si je représente les femmes noires je n’ai pas envie de montrer ça. J’ai envie de montrer de la dignité. J’ai envie de montrer qu’on a une forme de puissance et que contrairement à cette imagerie de la angry black lady (la femme noire en colère), on est très calmes. Avec tout ce qu’on vit, on est très calmes. On est en fait beaucoup dans la retenue. C’est juste que les personnes qui n’ont pas eu notre expérience ne se rendent pas compte à quel point on est capables de prendre du recul. Je ne sais pas si c’est tant de la pudeur qu’une préoccupation éthique. Moi ce qui me dérange souvent dans le documentaire, c’est le regard surplombant. C’est le côté “ouh on va voir ce qu’il se passe chez les pauvres, on va voir ce qu’il se passe chez les Noirs”. Mon projet s’est déroulé de manière horizontale. C’est une grande discussion entre 24 femmes noires et moi. Ce n’est pas du tout la même approche. C’est un partage d’expériences. Il y a même un petit truc au niveau visuel : c’est qu’elles sont filmées un petit peu en contre-plongée. Sur un écran de cinéma, ça leur donne une assise. Dans ce film il n’y a pas de “parole d’expert”. C’est à elles qu’on redonne de l’agentivité. C’est ça dont j’avais envie : ouvrir la voix mais aussi se réapproprier la narration. C’était l’idée de questionner comment moi j’aimerais être représentée.
Voir Ouvrir la voix : liste des salles
Deuxième partie de l’interview à venir
Photo en Une : portrait d’Amandine Gay – ©cflgrouphotography