Billet d’humeur : Amélie dans l’eau
Cet article a été initialement publié le 26 février 2018 sur le site clapmag.com
La critique est globalement dithyrambique pour le dernier Guillermo Del Toro : La Forme de l’eau. L’histoire d’amour humide entre une créature aquatique persécutée et une jeune femme étrange et solitaire semble promise à une pluie d’Oscars. Et on le comprend aisément, tant le soin apporté à chaque détail visuel impressionne. Pourtant, et après concertation avec la porte-parole auto-proclamée des jeunes femmes étranges et solitaires (moi-même), quelque chose nous laisse sur notre faim.
Imaginons un instant que la créature amphibie fantastique soit identifiée comme une femme. On pense tout de suite à Daryl Hannah ou à Ariel la Petite Sirène, des bombes selon tous les canons en vigueur (Ariel a même eu l’insigne honneur d’être adoubée par les ados de American Pie). Est-il possible de concevoir qu’une créature féminine, « anthropomorphée » au minimum et peu désirable, puisse être l’objet d’un amour à la fois pur et charnel comme celui qui lie Sally Watkins et son prince des lagons ? Comment se construit le désir pour les laissés-pour-compte ? Suit-il finalement les mêmes codes normatifs qu’il prétend subvertir ? On le sait, si les tristement nommées bêtes sauvages de cinéma tombent amoureuses, elles se servent souvent à pleines mains de la première pin-up qui passe. Le courant est donc masculin et conquérant. Quitte à parfois s’enfoncer dans les sables mouvants des questionnements autour du syndrome de Stockholm si la pin-up est gracieusement miséricordieuse. Ici, on note tout de même du progrès, Sally Hawkins n’est pas brutalisée par son prince de l’eau. C’est elle qui le choisit, touchée par sa souffrance. Et le réalisateur, magnanime et oecuménique, a expliqué le soin apporté aux fesses gracieuses des fesses de l’amphibien, pour ne pas laisser en reste le public sensible aux postérieurs virils. On l’en remercie. Néanmoins, et alors que la capacité d’un artisan chevronné de la trempe de Del Toro à assumer des histoires aussi simples forcent l’admiration, on regrette un peu que cette Amélie Poulain aquatique soit façonnée par un point de vue geek particulièrement masculin, et tout de même très simpliste sentimental. En résumé, on se demande sur quels critères, à l’image du voisin tristement amoureux d’un beau serveur raciste (soit joli dehors mais moche dedans), un Sally Hawkins au masculin dans ce conte de fées grand public aurait choisi sa grenouille.
Parfois la plus grande difficulté quand on est habitué à un paradigme et qu’on baigne dedans, comme la créature dans son lac noir, c’est qu’il est difficile ne serait-ce que de visualiser mentalement des ébauches d’alternatives. Certes la grande nouveauté chez un personnage comme celui de Sally Hawkins, la petite souris invisible, est qu’elle est dès le départ maîtresse de sa sexualité puisqu’elle démarre toutes ses journées par un orgasme solitaire et aquatique. Pour autant elle demeure imaginée de l’extérieur, comme un fantasme fétichiste de la vieille fille, volcanique sous ses dehors discrets.
Dans les eaux magiques de Del Toro, les méchants sont très méchants, les gentils très gentils, les petites femmes seules très seules et très petites, mais 100 % déterminées et complètement choupies, et bien sûr l’amour gagne à la fin. C’est tellement Disney qu’on attend les chansons entraînantes, en vain. Mais cet optimisme souffre un peu d’un manque de subtilité. Et découragerait presque par sa foi qui semble basée uniquement sur la pensée magique. Après, nous, globalement, on aime bien l’amour et la tolérance, alors on n’est pas non plus complètement mécontent.es. Mais on regretterait presque le hurlement rauque de Jessica Chastain en sociopathe, déterminée à survivre à tout prix dans le marais toxique de Crimson Peak. Voilà un cri d’amour qui nous avait durablement retourné.e.s. De là à dire qu’on s’y identifie davantage, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas ici.