Crazy ex girlfriend saison 3
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Crazy Ex-Girlfriend : Emma Bovary en Californie

Cet article a été initialement publié le 20 décembre 2017 sur le site clapmag.com

La « crazy ex-girlfriend », l’ex-petite amie hystérique et irrationnelle, est un trope largement diffusé. Les hommes ont peur de la rencontrer. Les femmes ont peur d’en être une. La série éponyme au ton résolument déjanté créée par Aline Brosh McKenna et Rachel Bloom propose un regard neuf sur la question.

La fureur de Glenn Close quand on l’a forcée à tourner une version alternative de la fin de Liaison Fatale appartient à la légende. Son personnage, une maîtresse délaissée qui devient obsessionnelle et psychotique, la « crazy ex-girlfriend » originelle de la culture pop, devait se suicider, le cœur brisé, devant son opéra préféré. Mais elle finira abattue par la mère de famille trompée. Ce film, qui n’a rien perdu de son pouvoir d’attraction malgré les années, est devenu une référence incontournable. Mais avec cette fin sanglante et un brin moralisatrice (cathartique selon les termes de Glenn Close), on se désintéresse finalement de la psychologie de la harpie pathétique qui n’est là en quelque sorte que pour amuser – ou terroriser – la galerie.

La revanche de l’anti-héroïne

Étonnamment cela n’empêche pas l’identification avec le personnage de Glenn Close. Il en va de la même façon avec Rebecca Bunch, l’héroïne de Crazy Ex-Girlfriend, qui ne vit que pour son premier amour, Josh Chan, et est prête à tout pour l’attirer à elle. Cette quête mouvementée et accidentée constitue le fondement de la série. Après moult péripéties et revirements, la Rebecca de la saison 3, le cœur brisé, se tourne vers ces héroïnes de cinéma bafouées, avides de vengeance et de réparation, comme Glenn Close donc. Ou Erika Christensen dans Swimfan, une série B sensationnaliste qui emmène le concept de la « crazy ex girlfriend » à un niveau de compétition. Seulement, si Rebecca est décidée à prendre une direction « Full Christensen », la série nous parle de ses paradoxes et de sa souffrance : « I want him to feel as hurt, powerless and vulnerable as i feel » (« je veux qu’il se sente aussi blessé, démuni et vulnérable que moi »). Cela nous amène aussi à réfléchir au concept d’anti-héros et à son pendant féminin : une femme a-t-elle le droit d’être antipathique? Et surtout, une femme a-t-elle le droit d’être antipathique sans être punie?

rebecca-josh-crazyJosh Chan ou l’illusion de l’amour qui répare tout, ici dans le clip de « We’ll never have problems again » (2.10)

Chantons dans ta tête !

Une autre caractéristique de la série est de… contenir des numéros musicaux. Eh oui, c’est une comédie musicale, mais restez, vous allez voir, tout va bien se passer ! Rebecca Bunch est un produit de la pop culture et vit sa vie comme un film entrecoupé de chansons. Ces morceaux puisent leurs fourmillantes références au cinéma et dans les séries mais aussi à Broadway, comme par exemple Passion de Stephen Sondheim. Chaque épisode contient en moyenne deux à trois chansons de styles variés, que Rebecca met en scène dans sa tête pour illustrer son point de vue sur le monde. Parfois elle passe le relais à un autre personnage qui exprime ses conflits en musique. Parmi les morceaux les plus savoureux : You ruined everything, you stupid bitch (Tu as tout gâché, pauvre connasse), I’m the villain of my own story (Je suis la méchante de ma propre histoire), After everything I’ve done for you… that you didn’t ask for (Après tout ce que j’ai fait pour toi, alors que tu n’avais rien demandé), et dernièrement Let’s generalize about men! (Généralisons sur les hommes!).

Les hyperliens concernant les titres ci-dessus contiennent des spoilers si vous n’avez pas encore vu la 3e saison. Mais vous pouvez regarder Let’s Generalize about Men pour profiter l’ironie de la série

Cette série ludique et profonde parvient à mélanger les genres et à définir dans le même temps son propre style, très singulier, jusqu’à interroger la nature même de ce qu’est une série. En effet, le thème de l’irrationalité voire de l’hystérie féminine est présenté dès le titre (quitte à causer des controverses, dues notamment à sa chaîne CW et au type de soaps très premier degré qu’elle diffuse en temps normal), mais il faut attendre la 3ème saison et la mise en contexte précise du personnage de Rebecca pour aborder le noeud du problème. À savoir l’emploi réducteur et abusif du terme crazy (folle), et comment la détresse affective glisse parfois vers le traumatisme et peut effectivement nous rendre irrationnel(les).

L’amour et autres trucs de bonnes femmes

Il est parfois ennuyeux de faire des comparatifs entre des œuvres classiques et des œuvres de la culture populaire, car cela entérine l’idée que sans référence à la culture classique, les objets modernes et pop n’ont pas de valeur propre. Pourtant il est difficile de ne pas penser à Madame Bovary en regardant Crazy Ex-Girlfriend. Ce roman posait en son temps les questions de l’identification et de la disruption de manière ambivalente et complexe. Oui, Emma Bovary est pathétique et égoïste mais elle est aussi démunie et touchante. Ce qui la rend pathétique, c’est sa conception de l’amour qu’elle a découvert dans les romans de gare illustrés et qui la condamne à rêver d’une illusion, naïve et absolue. Sa déception face aux réalités quotidiennes de l’amour sera si vertigineuse qu’elle la conduira à sa perte. Il y a quelque chose de l’ordre du mépris dans l’idée qu’une jeune femme détruise sa vie par amour de l’Amour, qu’elle fantasme à partir de feuilletons à l’eau de rose. Si Flaubert, dans son ambiguïté, parvenait tout de même à rendre Emma complexe, Rachel Bloom et Aline Brosh McKenna actualisent ces problématiques avec fantaisie et indulgence, à l’heure d’une prise de conscience globale et libératrice sur les fondements sexistes en matière d’art et de création qui poussent les femmes à se vider de leur substance et surtout à se taire.

Car l’amour serait une préoccupation superficielle comparée aux guerres nucléaires et aux révélations sur les paradis fiscaux. Il serait honteux de trop s’en préoccuper. Enfin, surtout pour une femme. Parce que si un poète conte fleurette à une adolescente de quatorze ans, si un adolescent complexé et fort en maths bout de frustration devant la fille la plus fraîche du lycée ou si Steven Seagal pleure sa femme assassinée par des yakuzas, là c’est noble et digne qu’on s’y attarde. Tandis qu’une femme seule devient rapidement l’objet d’opprobre sociale et de suspicion quant à sa “normalité”. Alors que nombre de femmes ressentent une forte pression pour se caser à tout prix afin de ne pas passer pour une anomalie. C’est à ce paradoxe, et à l’effet qu’il peut avoir sur la santé mentale, que s’attaque avec le sourire la série Crazy Ex-Girlfriend. Et cela fait un bien fou.

 

Crazy Ex-Girlfriend (depuis 2015). Créée par Rachel Bloom et Aline Brosh McKenna. Netflix / The CW / Teva. 36 épisodes de 42 minutes environ. Saison 3 en cours.

Podcast AllThatJazz : épisode spécial Crazy Ex-Girlfriend

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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