Des Figues en Avril : un tocard fait du cinéma
Avec Des Figues en Avril, Nadir Dendoune, journaliste et auteur du livre Un tocard sur le toit du monde (qui a inspiré le film L’Ascension) nous livre un documentaire fait maison. Il y filme sa mère Messaouda Dendoune, lorsqu’elle se retrouve seule chez elle dans son appartement de cité à Saint-Denis, après l’hospitalisation de l’homme qu’elle a épousé 63 ans plus tôt. Un film immédiat et touchant qui questionne les conceptions toutes faites de la représentation de la diversité en France, aussi bien en terme culturel qu’en terme de rapport de classe.
Messaouda Dendoune est une femme impressionnante. Jamais dans l’acceptation malgré des moments de grande tristesse, elle manifeste un instinct de survie et une résistance pleine de fantaisie. Son regard vif et profond, qui laisse deviner un grand bouillonnement intérieur, passe du rire aux larmes avec pudeur. Cette personnalité discrète mais hors du commun est filmée par son fils avec un amour palpable, bien qu’il la bouscule parfois avec irrévérence. On décèle une volonté forte de rendre hommage, mais aussi justice, à cette femme qui fait encore à ce jour passer sa famille avant ses propres besoins. Pourtant, le film n’est pas dans la tonalité habituelle des portraits de mères courages de banlieue. Le point de vue porteur d’amour est aussi une revendication. Il magnifie sans artifice, il célèbre avec douceur, il s’inquiète discrètement. On est habitué à des archétypes de femmes voilées sacrifiées et sacrificielles, drapées dans une douleur figée et solennelle. Comme dans Fatima par exemple, un film aux qualités indéniables, mais qui s’inscrit au fond dans une démarche peut-être plus propice à mettre en valeur le réalisateur que les personnages et les actrices. Messaouda est certes fatiguée, ses ressources sont peut-être effectivement limitées, mais elle reste digne, espiègle et parfois même d’une grande mauvaise foi (la mythique scène du nounours est une fin parfaite dont on ne dévoilera rien). Elle reste aussi obstinément animée par les chansons qu’elle aime, par ses souvenirs doux amers qu’elle confie au compte-goutte, par sa foi, et aussi par son envie de voir gagner les participants aux 12 Coups de Midi de Jean-Luc Reichmann. “Parce que certains n’ont pas d’argent pour faire des études, les pauvres”.
Pour une grille d’analyse tout à fait cinéphile, il convient en général de mettre en perspective la forme et le fond. Mais on oublie parfois de s’interroger sur le choix du sujet et sur le point de vue qu’on lui porte. Les récentes polémiques soulevées autour du sexisme inhérent à la grammaire cinématographique peuvent permettre, si on en fait le choix, de bousculer des notions qui semblent gravées dans la pierre autour du regard surplombant du “maître”. Pourquoi ce parallèle ? Parce que Des Figues en Avril, filmé avec un travail minimal sur l’image, réussit à capturer une intimité sans fétichisme, condescendance ou complaisance. Cela paraît banal et immédiat sur le papier, aussi simple que prendre une photo avec son portable, mais il n’en est rien. La condescendance du regard sur le personnage est tellement inscrite dans les codes du cinéma qu’on ne la relève plus nécessairement. Nadir Dendoune refuse d’ailleurs d’être qualifié de “réalisateur”, le terme étant selon lui péjoratif et synonyme de mépris. Il s’applique cependant, et dans le souci de la nuance, à rendre sa place publique à une femme dont la figure est habituellement peu mise en valeur sur un écran de cinéma. Voire totalement déshumanisée. Ce film, bâti sur une urgence et sans financement, est loin des codes de forme qu’on attend à priori des documentaires de création. Pour Nadir Dendoune, c’est aussi l’occasion de s’approprier les outils technologiques à portée de main de chacun pour se raconter à travers sa mère et de donner une place à leur histoire sur un écran de cinéma. Une démarche proche d’une réappropriation culturelle.
Nadir et Messaouda Dendoune, Des Figues en Avril © Millerand
On pense d’ailleurs à Martin Scorsese, qui, dans les interviews qu’il accorde, encourage souvent à faire des films avec tout ce qui peut nous tomber sous la main. Le cinéaste avait lui-même filmé ses parents en 1974 dans le documentaire Italianamerican. Il y observait et interrogeait sa mère italienne pendant qu’elle faisait de la sauce tomate. Nadir Dendoune, lui, filme sa mère, algérienne et kabyle, qui fait des sfenj et lave sa vaisselle avec un pot de yaourt vide. Il semblerait qu’on trouve ce pot de yaourt sur quasiment tous les éviers qu’on a pu rencontrer en Algérie et dans les ilôts de diaspora algérienne, habitués à s’adapter aux pénuries d’eau. Dans son film, Nadir Dendoune zoome sur l’objet, s’y attarde et lui confère une place iconique. Le particularisme culturel algérien du pot de yaourt ménager, on n’a pas fini d’en parler.
Le cinéma, un milieu de “fils de” ?
Messaouda Dendoune est une femme au foyer algérienne illettrée, mère de neuf enfants économe et pugnace, dévouée à son mari et à sa famille, qui fait à manger pour une armée et astique consciencieusement son intérieur. Sur le papier, le cliché n’est jamais loin. Sur l’écran, il n’en est rien. Il est fascinant de voir se dessiner un portrait tout en nuance à partir de ce qui pourrait être un stéréotype basique. Cela pose des questions passionnantes sur la différence entre la caractérisation et la caricature. Il peut être pertinent de rappeler que le cinéma n’est pas qu’un milieu de “fils de”, il est aussi composé de fils de “bouseux” qui désirent plus que tout s’échapper de leur milieu et qui apprennent vite à gommer leurs aspérités et les indices de leurs origines pour être inclus, se faire respecter et se sentir légitimes. Et cela transparaît souvent à l’écran. On pense au film Party Girl par exemple, dont on n’a toujours pas réussi à déterminer si le réalisateur a honte de sa mère ou s’il lui rend hommage. On pense aussi à Bruno Dumont, dont la démarche, toujours distanciée bien que supposément politique, laisse également planer un doute sur un regard moqueur ou non porté sur ses personnages et ses comédiens, amateurs la plupart du temps.
Des Figues en Avril © Millerand
En France, on est vraiment très frileux avec les caractéristiques culturelles et sociales au cinéma. Rien ne fait plus peur que le spectre de la caricature et, paradoxalement, ce malaise conduit souvent à se vautrer dedans. Peut-être est-ce une véritable terreur de ne pas maîtriser les réactions du public ? Un empressement acharné à oublier d’où l’on vient ? Ou encore un aveu candide d’entre-soi ? (Après tout, les personnages bourgeois chabroliens ne sont jamais loin de leur propre caricature et cela ne pose pas de problème). Le cinéma ne devrait jamais avoir peur d’explorer le cœur des zones sensibles. Et Nadir Dendoune, fier “fils de Messaouda” comme il aime le rappeler, qui s’est auto-proclamé « tocard » et qui a planté son drapeau sur le toit du monde, assume tout sans laisser transparaître la moindre peur. On sent très vite qu’il ne se laissera prendre de haut par personne (quoi de plus haut que l’Everest, après tout ?). On sent également qu’il ne lui viendrait pas à l’idée de baisser certains curseurs, de lisser son histoire ou de ménager un public, qui, éloigné des milieux populaires ou ignorant tout des cultures du Maghreb, ne connaît à priori rien de la vie d’une femme comme sa mère. Dire qu’il s’agit d’un acte courageux est un peu triste. C’est pourtant un acte courageux. Qui révèle autant sur lui que sur nous, le public, et sur le cinéma actuel.
Difficile de s’empêcher de faire le lien avec un réalisateur comme Arnaud Desplechin qui a fait l’école nationale de cinéma mais aime s’affirmer autodidacte. Nadir Dendoune, lui, est véritablement un autodidacte, qui filme sa mère, une illettrée, autodidacte elle aussi. Elle s’exprime dans un mélange de kabyle et d’arabe ponctué de français, et elle affirme avec humilité vouloir apprendre jusqu’à la fin de ses jours. Des Figues en Avril pourrait partir facilement dans d’autres zones attendues : revenir sur le mariage arrangé, s’appesantir sur certains sujets récurrents. Mais Dendoune ne se laisse pas dérouter : il ne donne la parole qu’à Messaouda et c’est elle qui choisit ce dont elle a envie de parler. Ce qu’elle décide de taire, il nous faut l’accepter. Et ce qu’elle raconte n’est peut-être pas nouveau mais on ne l’a jamais entendu raconté de cette manière, avec un air de défi calme et une douceur mêlée de courage et de détermination.
Dans le fond, la forme, le choix du sujet et la construction du point de vue, Des Figues en Avril est à la fois une oeuvre de résistance à une hiérarchie culturelle imposée qui a tendance à disqualifier ses outsiders dès le départ, et un témoignage d’amour inconditionnel. Ce film, court, simple et printanier, bouleverse pas mal de choses sur son passage, avec l’air de ne pas y toucher.
Des Figues en Avril, de Nadir Dendoune. Documentaire. Sortie le 4 avril 2018