Mme Hyde : Échec-transmission
Cet article a été initialement publié le 28 mars 2018 sur le site clapmag.com
Mme Géquil est professeure de physique dans un établissement de banlieue et n’arrive pas à faire valoir son autorité ni à intéresser ses élèves. Un choc électrique la transforme en Mme Hyde, créature surnaturelle plus affirmée. Elle prend ainsi en main l’apprentissage de l’élément le plus décrocheur et effronté de sa classe, Malik. Film formellement audacieux, Mme Hyde se veut un manifeste pour le plaisir d’apprendre et de transmettre et choisit d’illustrer son propos en louant l’apprentissage par la pratique. Malheureusement la mise en scène distanciée et un manque de connaissance du sujet viennent totalement annuler l’intention.
L’éducation nationale et le film de banlieue sont deux grands marronniers du cinéma français que les réalisatrices et les réalisateurs se réapproprient régulièrement avec plus ou moins de modernité, de personnalité et de tableaux d’honneur. Avec Mme Hyde, Serge Bozon affirme vouloir prendre à rebrousse-poil la tendance des films d’éloquence racontant l’évolution de gamins lambda vers les palmes et les ors académiques. Bonne initiative. Il s’empare donc du sujet de la transmission éducative et du malaise du professeur inapte, a fortiori en milieu hostile, et balaye un spectre assez large de problématiques sociopolitiques complexes. Mais, si on reconnaît à ce réalisateur radical une intuition accrue pour mettre le doigt sur les tensions sociales et raciales qui travaillent à coeur notre société (intuition déjà présente dans TipTop), et si on on lui reconnaît également un formalisme singulier, à la fois courageux et rafraîchissant dans le paysage homogène du naturalisme, on déplore son manque de lâcher prise, qu’on finit par ressentir et analyser comme un mépris de l’émotion. Et dans le cas précis de Mme Hyde, une ignorance palpable du terrain qu’il aborde.
Malik la menace
Bozon est suffisamment malin pour savoir qu’il met les pieds dans des chausse-trappes protéiformes. La classe à laquelle fait face la pathétique Mme Géquil est composée uniquement de garçons, tous noirs ou arabes, et de deux blondes qui se révèlent être les déléguées et les premières de la classe à tendance rapporteuses, à l’image de Agnan dans Le Petit Nicolas. On ne doute pas non plus que Bozon sait très bien ce qu’il fait en choisissant de cristalliser l’histoire de Mme Géquil autour de sa relation compliquée avec Malik, élève maghrébin agressif et récalcitrant, qui représente une menace pour elle. Malik est handicapé moteur et se déplace avec un déambulateur. Pourquoi donc le caractériser par un handicap physique ? Pour illustrer le handicap social (pas le symbolisme le plus subtil du monde d’ailleurs), ou pour neutraliser physiquement le danger qu’il représente dans l’imaginaire collectif ?
En effet Bozon ne semble assumer qu’à moitié ce qu’il raconte, vidant son petit théâtre des cruautés de banlieue de sa substance et des dynamiques politiques qui s’y jouent. L’origine des élèves est rappelée suffisamment pour qu’on sache qu’il a conscience de ce qu’il fait. Par exemple l’inspecteur désigne Malik en l’appelant “cet Arabe”. Et les élèves énoncent des réflexions antisémites, ce qui évoque d’ailleurs les relais d’opinion orientés, prêtant un antisémitisme inné aux populations cosmopolites de banlieue. Mais, dès que cela devient plus sensible dans l’histoire, il semble gommer la dimension raciale de l’intrigue et de la psychologie des personnages, autant de celle de Mme Géquil que de celles des élèves. Or la représentation des garçons racisés comme une menace n’est pas anodine. Et il paraît très complaisant de s’emparer de la question à moitié, donnant l’impression de ne pas comprendre – quand ça l’arrange – ce que cela signifie visuellement en terme de symbole. Bozon est trop un cinéaste du symbole, on ne peut pas lui passer cela.
D’ailleurs d’une manière générale, Malik est un personnage pion, destiné à nourrir la démonstration du professeur Bozon qui se veut cartésienne. Rien dans la dramaturgie du film n’est organique. On attend par exemple la métamorphose de Mme Géquil comme significative. Pourtant cette transformation annoncée, chargée en électrons et a priori sur-signifiante, tombe à plat. C’est un simple “Viens avec moi Malik” qui change le cours de l’histoire. Et Malik la suit alors qu’il n’a aucune raison de le faire, ni d’en avoir envie. D’ailleurs la deuxième partie du film porte le nom de Malik mais en réalité on ne sait rien de lui. Au fond, Bozon, n’ayant aucune idée de qui est son personnage, se révèle incapable d’adopter son point de vue. Malik reste avant tout le cauchemar-type de tous les profs. Notamment des normaliens agrégés qui constituent sans doute le public cible du film.
Pénurie d’émotion
Il n’y a pas de chair, pas plus qu’il n’y a d’émotions, dans l’histoire et les personnages. Isabelle Huppert, en roue libre, a l’air de s’en donner à coeur joie, ce qui est plus ou moins réjouissant pour elle mais ne nous concerne pas vraiment. Pour les autres, il est difficile de déterminer le “vrai joué faux” du “faux joué vrai”. Et il est désagréable d’être obligé de se poser la question, comme si le film gardait définitivement une distance hautaine. Sans doute que les gesticulations robotiques de Romain Duris sont une intention d’humour, compréhensible en théorie, mais celle-ci reste coincée dans le cerveau gauche du vortex cinématographique et il est impossible de rire, tant on sent que ce rire est conçu et orienté pour affirmer sa propre intelligence en tant que mécanisme narratif. En d’autres termes, les situations humoristiques sont de l’ordre du commentaire et de l’aparté. Le seul comédien qui s’en sort admirablement avec une partition rachitique est José Garcia, complètement premier degré.
Le film finit par être tellement distancié qu’il paraît presque malhonnête. Mais ce n’est pas tout à fait vrai de dire qu’il génère une pénurie d’émotion, car on doit à Mme Hyde le plus grand moment de malaise ressenti depuis longtemps devant un écran de cinéma avec le morceau de rap, co-écrit par Bozon, et porté par un groupe censé être les grands méchants caïds du quartier. Au-delà des codes musicaux datés et de la pauvreté du morceau, il paraît évident, tant la musique est le vecteur le plus spontané de l’instinct, que Bozon n’y connaît rien en rap. Mais on sent également que cela le travaille à tel point qu’il fait porter un discours sur cette musique par un élève, qui doit incidemment expliquer qu’il prend la parole pour évoquer quelqu’un qu’il ne connaît pas. C’est savoureux, mais trop de mise en abîme tue la mise en abîme. Non, le rap n’est pas qu’une scansion sans mélodie. Il s’agit d’un genre musical avec des codes et des ramifications multiples. Personne n’est obligé d’aimer mais personne n’est obligé d’en parler non plus. Et Bozon, qui admet avoir choisi la banlieue comme théâtre de l’adaptation de Stevenson pour ce film par hasard, devrait le savoir. En définitive, Mme Hyde questionne à sa manière la place du cinéaste qu’on a décrété omnipotent et *omnipertinent. Un questionnement très actuel pour le coup.
Madame Hyde. Un film de Serge Bozon. Avec Isabelle Huppert, Romain Duris, José Garcia, Adda Senani… Durée : 1h35. Sortie le 28 mars.