Rencontre avec SEAN BAKER : “Je voulais que le film soit organique”
Cet article a été initialement publié le 17 décembre 2017 sur le site clapmag.com
De passage à Paris pour défendre The Florida Project, Sean Baker a accepté de partager avec nous son expérience de travail avec ses jeunes comédiens, notamment l’étonnante et radieuse Brooklynn Prince qui se retrouve propulsée sous les projecteurs.
Vos jeunes acteurs ont-ils été autorisés à voir le film ?
Ils l’ont vu mais c’était la décision de leurs parents. J’avais dit que je monterais une version tout public mais finalement ça n’a pas été nécessaire. Parce qu’en fait si on réfléchit au film, il n’y a pas de scènes de nudité. Pour ce qui est des injures, ils les avaient déjà entendues ; et les questions vraiment adultes, ils ne les comprennent pas.
Ça leur passe au-dessus en fait ?
Exactement. Même en tournant ils ne comprenaient pas les enjeux de ces scènes. Mais ils sont si malins qu’ils se doutent bien que quelque chose leur échappe. Je crois qu’ils m’ont même dit : « un jour, on pourra comprendre notre film ». Vous voyez ce que je veux dire ? (sourire)
Brooklynn Prince est vraiment incroyable. Elle est à la fois, spontanée, très innocente et très mature dans son discours et ses attitudes. Est-ce que vous avez eu l’opportunité de parler avec elle de tout ce que ça peut impliquer d’être un « enfant star » ?
Je dois dire que je me repose sur ses parents. Je connais Justin et Courtney Prince et ce sont des personnes très équilibrées. Je sais qu’ils n’autoriseraient rien qui pourrait aller à l’encontre de la volonté de leur fille. Ce sont vraiment ses choix à elle, elle adore jouer la comédie, vraiment. Elle affirme qu’elle veut en faire sa carrière. Ses parents ont simplement choisi de la laisser poursuivre ses aspirations, ils ne sont pas le genre qui poussent, comme certains parents qu’on peut croiser à Hollywood.
Brooklynn Prince, toute jeune révélation de The Florida Project
Je pose la question parce j’ai lu le témoignage de la comédienne Molly Ringwald (star emblématique des teen movies de John Hughes dans les années 1980) qui relate ses expériences d’agressions et d’abus sexuels sur des plateaux de tournage alors qu’elle était encore très jeune. On peut être équilibré autant que possible, ça n’efface pas les dangers qu’on encourt dans le milieu. Et je me demandais si vous aviez abordé ces questions avec Brooklynn.
Non je n’en ai pas parlé avec elle. Après, paradoxalement, je trouve qu’il y a quelque chose de formidable qui se passe en ce moment. On réalise que ce système d’abus caractérisés est établi depuis longtemps et on prend conscience qu’il faut cesser de le tolérer. Parce qu’on parle bien d’actes criminels. On ne va pas pouvoir avancer sans réfléchir à des façons de s’en prémunir. Désormais, il faut que nous tous, qui travaillons dans cette industrie, osions surveiller et dénoncer. Et puis les parents seront bien obligés d’avoir conscience que de tels évènements se sont produits par le passé. À mon avis toute cette dynamique peut se révéler positive en fin de compte. Mais pour revenir à Brooklynn, le succès du film est complètement imprévu et nouveau pour moi et toutes les personnes impliquées en fait. On n’avait pas idée que le film serait aussi bien reçu et qu’elle se retrouverait à fouler les tapis rouges. Et c’est vrai qu’elle a vite pris le pli.
Elle fait même des talk-shows toute seule.
Elle est capable de faire ça toute seule parce qu’elle est incroyablement mature et professionnelle. C’est vraiment inné chez elle. J’avoue que j’ai parfois du mal à comprendre d’où elle tire toute son énergie ! Après, encore une fois, si j’avais le sentiment qu’elle n’était pas en train de s’amuser, ça me mettrait mal à l’aise. Mais la vérité, c’est qu’elle s’éclate beaucoup plus que tout le monde ! Elle rencontre des tas de gens, elle échange des textos avec Millie Bobby Brown de Stranger Things…
Vous avez tourné en pellicule et j’ai trouvé assez remarquable que le film renvoie une sensation de nostalgie, mais pas mortifère ni figée comme cela peut parfois être le cas. Que pouvez-vous nous dire de ce choix, êtes-vous d’accord avec mon affirmation ?
C’est vraiment très dur pour moi de parler de ça parce que je défends farouchement aussi l’usage des nouvelles technologies. Mais je crois qu’il y a une beauté spécifique… (il s’interrompt et réfléchit), il peut y avoir de la beauté dans tous les formats bien sûr. Mais celle de la pellicule émane de tout le procédé photochimique. Et ce procédé apporte une texture qu’il n’est à ce jour tout simplement pas possible de reproduire avec le numérique. Je considérais que c’était le format adéquat pour le film, parce que c’est cette beauté que je recherchais.
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Par rapport à l’aspect « Magie de Disney » ?
Oui, tout à fait. Je voulais aussi qu’on se sente plongés au cœur d’un environnement très singulier, je voulais qu’on puisse presque en sentir les odeurs. Je voulais que les spectateurs aient la sensation de passer leurs vacances avec Moonee. Pour moi le numérique crée de la distance dans une certaine mesure et je voulais absolument éviter ça. Je voulais qu’on puisse respirer les gaz d’échappement de l’autoroute 182, je voulais qu’on sente les herbes hautes sur nos mollets quand on suit Moonee dans ses virées à travers les terrains vagues. Je voulais que le film soit organique. J’espère que tout cela transparaît à la projection, mais je trouve très difficile de décrire cette intention avec des mots.
C’est vrai qu’il y a beaucoup d’allusions à des odeurs dans le film, des mauvaises odeurs le plus souvent, qui vous permettent de suggérer la violence plus que vous ne la montrez. Vous utilisez aussi le hors-champ de manière subtile. Dans une scène où Mooney prend son bain et qu’un homme qu’elle ne connaît pas, probablement nu, entre dans la pièce, on la voit sursauter. Ces simples frissons sont très évocateurs, même si on ne voit rien. Cela évoque le mécanisme du traumatisme. Était-ce votre intention ?
Oui il fallait que j’aborde un minimum la question du traumatisme. Le propos du film tourne autour d’un questionnement : à quel point les enfants sont conscients de leur environnement, et des réalités avec lesquelles leurs parents ou les adultes qui les entourent jonglent au quotidien ? En grandissant ces circonstances deviennent de plus en plus nettes et il devient difficile de les ignorer. Il y a nécessairement beaucoup de choses qui la traumatisent mais qu’elle occulte.
D’ailleurs la fin semble construite sur le principe de dissociation traumatique. Quand le cerveau arrête de traiter des informations trop douloureuses et se branche en quelque sorte sur un circuit dérivatif pour ignorer la réalité.
C’est tout à fait ça, vous avez saisi l’idée. Je voulais qu’à ce stade du film le spectateur vive les évènements en immersion totale à travers les sens de Mooney. Qu’il soit contaminé par sa manière de procéder. Tout au long du film, elle utilise son imagination et son sens de l’émerveillement pour magnifier ce qui l’entoure. Et à la fin je voulais que le spectateur se retrouve à avoir la même réaction, qu’il s’octroie en quelque sorte un happy end, alors qu’on se doute très bien que le film se termine devant cette porte, avec peu de perspectives réjouissantes…
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Vous affirmez être entré à NYU avec l’ambition de réaliser Piège de Cristal mais les films d’Eric Rohmer vous auraient fait changé d’avis.
(sourire) Oui d’une certaine manière, c’est une des influences qui m’a fait changer de sensibilité. Mais j’ai aussi découvert Spike Lee et Jarmusch à ce moment-là, parce que c’étaient des anciens élèves illustres de l’école et ils ont aussi contribué à forger mon nouveau regard. Je pourrais également citer Steven Soderbergh, Hal Hartley, etc. Toute une frange de cinéastes américains indépendants très inspirants. Richard Linklater aussi d’ailleurs, un peu plus tard. Alors, effectivement, en sortant de NUY je n’étais plus exactement dans le même état d’esprit.
Donc on ne peut pas espérer un film d’action signé Sean Baker ?
Mais en fait si, j’aimerais beaucoup ! Techniquement c’est quand même très excitant. J’adorerais me frotter à la mise en scène de séquences sophistiquées, qui nécessitent beaucoup de logistique. En tant que réalisateur c’est un challenge qui fait envie.
Comme un fantasme ?
Pas seulement, non. Si je devais réaliser un film d’action, mon rêve absolu serait de réaliser quelque chose comme Sorcerer de William Friedkin. Ce film est remarquable parce qu’il est d’une beauté incroyable, avec des séquences compliquées et visuellement époustouflantes. En même temps c’est une critique acerbe des compagnies pétrolières et de leur façon d’exploiter des pays en voie de développement. C’est un film d’action politique. J’adorerais trouver un projet qui conjugue le fond et la forme de cette façon.
>> Retrouvez notre critique du film ici : THE FLORIDA PROJECT