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Films

Les Bleus en Neige, l’ADN de Maïwenn

Cet article a initialement été publié le 28 Octobre 2020. Nous vous en proposons une nouvelle lecture dans le cadre de la ressortie du film le 19 Mai 2021.

Invitée sur le plateau de l’émission On est presque en direct de Laurent Ruquier le 24 octobre dernier pour promouvoir la sortie de son dernier film ADN, Maïwenn est accueillie sous une pluie de compliments dithyrambiques par l’animateur phare du consensus télévisuel. “Un vrai film d’émotion”, comme on en voit, d’après lui, peu. “Et pourtant j’en ai vu des films”, précise-t-il d’un air mutin. Mais qu’est-ce qu’un film d’émotion? Et qu’est-ce qu’un film de non émotion?  Le cinéma de Maïwenn se démarque-t-il tant que ça du formatage habituel (d’aucuns diraient pudique) du cinéma d’auteur français actuel auquel l’œil du spectateur se serait accoutumé au point de ne plus le percevoir et de ne jamais le questionner? À moins que l’émotion ne soit plus sensible ici parce que Maïwenn est une femme?

Lancé sans malice ce compliment réducteur est révélateur de la position paradoxale dans l’industrie de la réalisatrice multiprimée. Paradoxe qu’elle ne cesse d’entretenir elle-même en tenant des propos médiatiques polémiques sur les combats féministes publics menés par d’autres professionnelles du milieu. Quitte à faire oublier le film? Maïwenn, qui réfute le terme autobiographique, affirme que le scénario est un prétexte pour attirer des comédiens et faire un documentaire sur leurs personnalités. Et si celle qui interprète le rôle-titre d’ADN, la chaotique et déchirée Neige, donnait à travers ses films les clefs de son paysage mental fragmenté mais sans faux-semblants? Analyse avec spoilers.

It’s Alive!

La critique de cinéma américaine Pauline Kael écrivait en 1967 pour la sortie du film Bonnie & Clyde qui allait lancer le courant du Nouvel Hollywood : “Our experience as we watch it has some connection with the way we reacted to movies in childhood: with how we came to love them and to feel they were ours—not an art that we learned over the years to appreciate but simply and immediately ours.”. C’est-à-dire, notre expérience de visionnage de ce film nous replonge en enfance et nous renvoie à notre manière de recevoir les films à cette période de nos vies : comment nous les aimions et nous les faisions nôtres, non pas comme un art que nous aurions été éduqués des années à reconnaître mais comme un réflexe de connexion simple et immédiat. S’il n’a aucun point commun avec Bonnie & Clyde, ADN induit pourtant ce type d’expérience sensorielle. Dire qu’un film, rouleau magique de 24 images animées par seconde, est “un film d’émotion” est une lapalissade sans intérêt. Mais ADN possède en effet dans son génome quelque chose de l’ordre de l’essence brute qui peut tout aussi bien déstabiliser, plaire ou éreinter. Ou les trois à la fois. Car sa manière d’incarner les émotions et de les renvoyer au spectateur n’est pas convenue et qu’il provoque des réactions sans les guider ni les canaliser. Ni les valider.

Quand la monteuse Laure Gardette raconte sa première rencontre avec celle qui n’était encore connue à l’époque que comme Isabelle Adjani enfant ou comme la jeune ex-femme de Luc Besson, elle rapporte lui avoir affirmé, sur la base du scénario de son premier court-métrage, qu’elle ne faisait pas assez confiance au cinéma. Maïwenn lui a fait répéter sa déclaration avant de lui serrer la main et de s’empresser de quitter les lieux. Mais contre toute attente, elle a rappelé Gardette qui allait devenir la monteuse attitrée de tous ses films sauf Mon Roi. Et on note en effet une progression manifeste dans le cinéma de Maïwenn entre Pardonnez-moi!, cinéma vérité familial débordant et impudique, et ce petit dernier turbulent, ADN. Maïwenn semble être un de ses animaux instinctifs qui se sent parfois obligé de justifier ses pressentiments aux autres mais aussi à elle-même. Il aura ainsi fallu Polisse, plongée initiatique dans la sacro-sainte véracité sociétale de l’enfance maltraitée vue par le prisme des forces de l’ordre, et Mon Roi, où elle choisissait un alter ego plus nature que peinture pour incarner un personnage de femme soumise à l’emprise d’un compagnon manipulateur et violent, avant d’arriver au stade où elle assume d’être le propre sujet de son film tout en s’octroyant la liberté de se cadrer dans un univers cinématographique. Après tout, il y a la confiance qu’on porte au cinéma et la confiance qu’on se porte à soi.

Le Mépris

La séquence de Céline Dion à l’homélie funèbre du grand-père est une des plus fortes du film. En effet tout le récit prend ses racines dans la mort d’un patriarche algérien naturalisé français atteint d’Alzheimer et dans la manière dont sa famille métissée, décomposée et opiniâtre va mener son deuil. En particulier Neige, la seule qui semble décidée à lutter contre la fatalité et à recoller les morceaux de sa dynastie dysfonctionnelle.

L’enterrement est pourtant a priori une occasion de réunion. Le temps d’une parenthèse, Neige programme donc, pour faire plaisir à sa tante Françoise, la chanson “Parler à mon père” interprétée par la diva québécoise connue pour son amplitude. Toute la dynamique des émotions et des personnalités de cette famille est incarnée dans cette séquence. Françoise est la sœur gentille qui s’excuse de réagir quand on l’agresse mais qui n’a pas honte d’exprimer ses sentiments. Sa sœur Caroline, la mère de Neige interprétée par Fanny Ardant, est un vampire émotionnel instable et impitoyable. Ulcérée, elle manifeste sa fureur sourde mais létale face à la candeur de Françoise. La propre sœur de Neige, Lilah (Marine Vatch), a préféré ne pas venir. Leurs frères Ali et Matteo sont incapables de contenir leur embarras et se moquent de leur tante. Assis derrière, Louis Garrel, l’ami de la famille aussi mystérieux que facétieux, parvient à se retenir de faire une blague pour la seule fois de tout le film, mortifié mais trop gentil pour surenchérir. À ses côtés le père, Pierre, séparé de Caroline à qui il ne parle plus, lève les yeux au ciel pour invoquer un mépris laïque, glacial et sans appel face à tant de sentimentalité “bourgeoise”. Devant, assis par terre, les enfants de Neige chantent sans arrière-pensée. Kevin, le cousin le plus maghrébin et orphelin de la famille (Dylan Robert), ne peut s’empêcher de rire mais respecte en même temps. Neige quant à elle est consciente des émotions de tous ces personnages qu’elle connaît par cœur et souffre de leurs ressentiments ou leur manque de tact comme s’ils se déchiraient en elle.

Si cette séquence est si importante c’est qu’elle représente à la fois Maïwenn, son film et tout son cinéma. Mais aussi une question de culture plus vaste. Les vagues de mépris face à la spontanéité des émotions, Maïwenn les a déjà prises de pleine face avec des accusations régulières d’hystérie qui parviennent de tous les côtés, pour une mystérieuse raison. Des reproches d’égocentrisme aussi, comme si le concept était nouveau au Septième Art et qu’il devenait intolérable avec elle. En attendant, la cinéaste pose des questions capitales. Est-il pire conditionnement social qu’un réflexe qui pousserait à refouler ses émotions à l’enterrement d’un proche par peur du jugement? Ou à refouler ses émotions au cinéma?


Louis Garrel, Maïwenn, Caroline Chaniolleau, Fanny Ardant, Henry-Noël Tabary
– Copyright Malgosia Abramowska

Trop-plein de Neige?

Ce prénom Neige était cause de grande inquiétude pour la spectatrice que je suis avant de voir le film. Encore une fois, on est forcés de se rappeler qu’on n’est pas habitués à tant de candeur et de frontalité. Mais ce choix est adressé de manière très organique et vient s’inscrire dans la construction conflictuelle d’un personnage en pleine crise identitaire. En effet, Neige accumule les affaires de son grand-père, les émotions, les siennes et celle des autres, les rancœurs et les traumas. Elle fait une sorte de Marie Kondo inversé et se retrouve chargée au point d’être bloquée.

Pourtant, malgré la fragmentation de Neige, Maïwenn peine à appréhender l’aspect choral de son film. On ressent un déséquilibre dans la structure du récit, renforcé par la disparition dans la deuxième partie du personnage de Kevin, élevé par le grand-père et dont on devine les différences de statut et d’expériences de vie avec ses cousins. Or le manque se fait sentir de manière assez brutale. Peut-être un peu la faute au charisme de Dylan Robert, lumineux et magnétique, mais aussi sans doute une erreur d’appréciation qui renforce un biais de perception regrettable. En d’autre terme, on évacue peut-être un peu vite le personnage le plus métèque dans un film qui parle de métissage. Ce malaise on le reçoit et on l’analyse à son corps défendant, mais de la couleur de peau plus foncée à la façon de s’exprimer sans filtre, Kevin est de façon indiscutable différent, aussi bien de ses cousins aryens avec qui il n’échange quasi pas de mot (sauf pour en traiter un de “suiveur”), que de Neige dont il est pourtant assez proche.

Il faut dire que Neige est perdue dans sa propre identité au point de maquiller ses yeux bleus avec des lentilles noires pour s’accrocher à ses racines. Après un Marie Kondo inversé, elle fait un Toni Morrison inversé. Le fait que Kevin ne fasse pas partie du quotidien de Neige paraît crédible étant donné les modes de vie opposés des personnages. Mais avancer dans le film sans plus jamais l’évoquer rend son effacement aussi violent que la façon ostensible dont on choisit la plupart du temps tous d’ignorer les questions de discrimination au quotidien pour des raisons de confort mental. D’autant plus regrettable que ce n’est sans doute pas l’intention initiale.

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Henri-Noël Tabary, Marine Vacth, Florent Lacger – Copyright Malgosia ABRAMOWSKA

On déplore aussi au même titre la disparition par paliers des enfants de Neige alors même que le sujet de la transmission fait partie des intentions affichées de Maïwenn. On relève de toute façon un forme d’immaturité dans la construction du film qui se termine en bouquet final fantasmatique. Maïwenn utilise souvent le terme de fantasme et on apprécie l’honnêteté de la réalisatrice, naturalisée algérienne depuis trois ans. Après tout, ce désir d’ailleurs est authentique. On le retrouve chez beaucoup d’adultes (parisiens et autres) qui partent faire des trips thérapeutiques à l’ayahuasca et se badigeonner de sang de dragon en Amérique du Sud ou encore manger de la lumière en pays Ardéchois pour se reconnecter avec eux-mêmes (avec les risques plus ou moins patents que ça peut représenter).

On regrette un cran de manque de recul et de maîtrise dans le regard et la démarche de mise en scène à ce sujet. Dans le genre fantasme, on relève la séquence de hammam avec une vieille femme arabe qui masse les gros bobos à l’âme (on reconnaît Messaouda Dendoune, à l’honneur dans le documentaire de son fils Nadir, Des Figues en Avril). Ou encore les couloirs vides et calmes de l’ambassade d’Algérie (un degré ultime de fantasme, proche de la science-fiction et du surréalisme). Ces détails incarnent les vues de l’esprit et la pensée magique de Neige. Pourquoi pas. Mais les séquences finales à Alger, qui utilisent comme arrière-plan un hirak harmonieux et représentent Neige drapée de l’étendard algérien comme une athlète dans une publicité pour un équipementier sportif si le drapeau algérien était aussi valorisé qu’une bannière étoilée ou un drapeau tricolore, sont un peu indigestes. On en veut à Maïwenn de cette complaisance de fin rattrapée in extremis par la candeur, encore elle, et les inflexions d’une voix d’homme pleine de tendresse qui transperce le film pour déclarer à sa fille son amour absolu, avec dans sa voix les “r” roulés typiques d’un accent algérien suranné.

Je vous ai compris

Neige est encore à une étape intermédiaire de sa construction. Plus tôt dans le film, elle s’effondre devant un symbole de la répression politique envers les Algériens. Malgré sa boulimie de livres, elle semble encore prisonnière d’un complexe de légitimité et reste enfermée dans ses nœuds intimes. Mais après tout ADN est un film sur la survie et les effets de la survie sur les proches des survivants. La survie, c’est taper du pied au fond de la piscine mais ça peut être aussi s’accrocher à ce qu’on trouve et s’appuyer fort dessus pour rester à la surface.

Or parfois ce qu’on trouve ce sont les gens qui nous entourent. On le ressent très bien dans la dynamique Neige-Caroline. Cette mère abusive évoque à demi-mots les coups et les brimades, sans doute perpétrés par le grand-père pourtant si aimant avec ses petits-enfants, qu’elle a elle-même subis. Quant au père de Neige, c’est un personnage sinistre de gauchiste fasciste et érudit, qui dévore la joie de vivre ou l’esprit critique de ses propres enfants et mange les gâteaux de ses petits-enfants. La symbolique et les associations d’idées qui lui sont accolées (bibliothèque écrasante, serpents pendus au plafond, blagues sur la pédophilie) évoquent un lien familial plus que toxique, quasi criminel. C’est Caroline qui demande à Neige pourquoi elle retourne toujours chercher l’approbation de son père. Est-ce qu’elle n’aurait pas compris depuis le temps? Pourquoi retourner chercher l’amour auprès des ascendants qui nous ont fait du mal ? Peut-être parce qu’on ne connaît pas autre chose ? Si le film charrie autant de sujets graves, du deuil au trauma familial, on peut compter sur le soutien (pas si) inattendu de Louis Garrel en soupape comique avec son humour abrasif de prince héritier qui rappelle celui de Roger Sterling dans Mad Men. Une séquence de fanfaronnade à la fenêtre amène à l’esprit une scène dans Les Chansons d’amour de Christophe Honoré dans laquelle il jetait un coussin par la fenêtre d’un appartement haussmannien lors d’une partie de scrabble. S’il apparaissait antipathique et factice chez Honoré, parce que construit avec la retenue calculée et empruntée d’un parvenu, il est brillant dans ADN où il jouit d’une liberté totale. Récurrent dans la deuxième partie du film, il est le pendant aristocrate de Kevin avec qui il fait d’ailleurs un chassé-croisé. Soutiens de Neige, ils partagent la même spontanéité mais n’ont pas tous les deux les moyens de se le permettre.

L’absolu semble être le moteur de Neige autant que celui de Maïwenn, loin de l’austérité d’un naturalisme kitsch qui balise et compresse les émotions. L’incarnation de cette quête d’absolu dans un seul personnage à la fois bâti et détruit par des conflits et tiraillements intérieurs liés au métissage est, qu’on le veuille ou non, une démarche moderne voire inédite dans le paysage hexagonal. Fallait-il une force de la nature issue malgré elle de ce qu’elle refuse d’appeler la grande famille du cinéma pour s’attaquer à ce sujet? Le système permet-il autre chose ? Malgré les maladresses, on apprécie l’audace et le jusqu’au-boutisme d’ADN et on est touchés par son impulsion. Sans irrévérence, et sans ego, certains films décisifs ne verraient jamais le jour.

ADN. Un film de Maïwenn. Durée : 1h30.
Sortie en salle le 28 octobre 2020. Ressortie : 19 Mai 2021.

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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