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Ecrans Noirs

Blackkklansman de Spike Lee : En français ça donne quoi ?

VO versus VF, Choisissez Votre Clan

«Vous n’avez pas peur qu’un Noir se fasse passer pour un Blanc en vous appelant ? », demande au téléphone le héro afro-américain Ron Stallworth à David Duke grand sorcier et président du Ku Klux Klan.

« Non, je sais reconnaître un vrai Américain blanc comme vous ! Voyez-vous, les Noirs parlent différemment », répond David Duke, avant de se lancer dans une démonstration de l’accent  « noir »

Ron est un agent du renseignement de la police de Colorado Springs et parle naturellement avec un accent « afro-américain ». Il va prendre une voix de cowboy au téléphone pour parler à David Duke, chef du Ku Klux Klan qui parle lui comme un blanc privilégié de Louisiane. Le collègue de Ron, Flip, qui est juif et a un parlé plutôt standard, va pour infiltrer en personne le groupe suprématiste blanc, s’entraîner à imiter Ron, qui imite lui-même un accent de cowboy. Ce jeu d’accents va donner naissances à des scènes incroyables… dont vous ne profiterez pas du tout avec les voix françaises. Les traducteurs ont décidé de laisser complètement tomber cette dimension du film et, après tout, on ne peut pas vraiment leur en vouloir. Comment traduire un accent ? L’accent noir-américain (qui n’en est pas vraiment un) aurait-il dû être traduit par un accent antillais ou réunionnais ? L’accent de David Duke par un accent “de la bourgeoisie” ? Les inflexions de voix des membres du Ku Klux Klan par un accent du sud ? Ou un accent ch’ti ? Cela n’aurait pas de sens certes, mais donnerait une petite idée de ce qui se joue dans Blackkklansman.  À la question “les Noirs parlent-ils différemment ?”, la réponse française est NON. Face à une impasse, les traducteurs ont préféré pour arriver à dénouer la situation comique, partir dans la caricature d’un accent africain fictif et franchement raciste (dont les humoristes français du siècle dernier raffolaient).

Que perd-on de plus dans le passage en français ?

Il y a fort fort (peu) longtemps, quand on allumait la télé pour voir une série ou un film américain, ou même qu’on allait jusqu’au cinéma apprécier un vrai blockbuster en vf, on se trouvait confronté à des “bizarreries” de traduction, comme par exemple : «  tu me détestes parce que je suis black ». Les traducteurs français choisissait de ne pas traduire le mot noir quand celui-ci faisait référence à la couleur de peau d’un personnage. Bon, comme le personnage noir mourrait relativement tôt dans la narration, la question épineuse de traduire ou pas « black man » par « homme noir » ne se posait pas longtemps. Avec les 2h16 minutes de Blackkklansman, pas moyen d’ignorer le  tabou qui plane au-dessus du mot “noir” en France métropolitaine. Jugé comme péjoratif par les uns et raciste par les autres, de nombreux stratagèmes sont utilisés pour ne pas dire « personne de couleur » et le fameux « black ».

Un problème avec le mot  « noir » ?

Si oui, alors Blackkklansman est l’occasion rêvée pour le régler. En 2018, on ose enfin dire noir en français au cinéma, mais est-ce suffisant pour rendre justice au travail de Spike Lee qui, sans détour, expose l’expérience des afro-américains et défend leurs droits ? Au cœur du film, deux discours : d’un côté celui du Ku Klux Klan et de l’autre, celui du mouvement de libération afro-américain. Côté Ku Klux Klan, en français « nègre, bamboula, bougnoule et basané » sont utilisés pour traduire les insultes raciales américaines. Dans ce cas, on constate que l’imaginaire collectif raciste est assez similaire de l’autre côté de l’Atlantique – à part quelques spécificités culturelles du racisme aux Etats-Unis du type « le noir est un mangeur de poulet frit et de pastèque » : le poulet frit sera remplacé par la banane en français pour que le public français comprenne.

Du côté du discours du mouvement noir américain, le travail de traduction s’avère plus complexe mais aussi plus intéressant car il renvoie directement la France à sa propre population noire. En effet, beaucoup de néologismes anglais sont absents de la langue française, ce qui handicape la traduction mais enraye aussi la possibilité d’une vraie réflexion sur la race comme concept socialement construit. Des termes comme « white washing » qui équivaut à se « blanchir » pour atteindre ses objectifs n’existe pas en français. C’est pourtant ce que le héros Ron Stallworth fait pour infiltrer le KKK. Les exemples sont présents par dizaines dans le film et, mis bout à bout, finissent par altérer l’œuvre en VF. En voilà trois, attention c’est subtil ! : « black people » est traduit par « peuple noir », alors que « white people » est traduit par « les blancs ». On constate une asymétrie présente dans la version française qui est complètement absente de la version originale. Alors qu’en France on aura tendance à parler de « communauté noire » dans le langage courant, et que la traduction la plus proche serait de parler de population noire, le choix s’est pourtant porté sur « peuple noir ». Le film de Spike Lee est construit sur la dualité et la symétrie – en français on a du mal à dire les blancs et les noirs, on dit les blancs et le « peuple noir ».

Glissements

Lors de son discours, Kwume Ture, activiste des Black Panthers, prescrit à son auditoire : « be proud to be black » littéralement « soyez fiers d’être noirs ». L’expression est traduite dans la version française par « soyez fiers de votre négritude ». On reconnaît le vocabulaire des penseurs noirs français comme Frantz Fanon et Aimé Césaire, qui ont créé le concept de négritude pour penser l’afro-descendance, c’est-à-dire pour parler des Noirs et Métisses d’ici et d’ailleurs, dont les histoires toujours différentes ont de semblable un déplacement originel, l’exploitation, la déshumanisation et la discrimination. Ici un lien est fait entre les afro-descendants français et américains car le mot « négritude » n’a pas d’équivalent en anglais, il est typiquement français. Par la même occasion on évite de dire “noir” dans « soyez fiers d’être noirs » quand on le remplace par négritude.

Le discours de Kwume Ture se termine par le slogan « all the power to all the people » littéralement « tout le pouvoir à toutes les personnes » et est traduit dans la version française par « le pouvoir au peuple ». Le sens est donc altéré car « peuple » fait référence à une masse uniforme et rappelle le paradigme de la lutte des classes. Hors, la formule originelle suggère qu’au sein du même peuple certains ont du pouvoir et d’autres (les Afro-américains) n’en ont pas. Spike Lee insiste sur l’individualité des noir.e.s, les ré-humanisant constamment visuellement à force de portraits d’hommes et de femmes noir.e.s qui regardent droit la caméra. Pas de quatrième mur au cinéma avec Spike Lee, non, ces gens existent et interpellent directement le public. Il est important pour le cinéaste de donner un visage à un grand nombres d’entre eux, d’où l’importance de « tout le pouvoir à toutes les personnes » : il n’y a pas de citoyens de seconde classe nous dit-il, il est question ici de tension raciale et non de lutte des classes.

Comment penser sans mots ?

Finalement la position irrévérencieuse qu’occupe Spike Lee sur la scène artistique semble déranger : en français on ressent le besoin d’arrondir les angles en utilisant un vocabulaire moins percutant, voire qui fait carrément l’impasse sur le sens. On constate dans ces quelques exemples que la traduction française répugne aux distinctions raciales, qu’en français on évite certains mots issus des mouvements nord américains de libération noire  – il y a également une tendance à la censure probablement parce qu’il existe la croyance bien ancrée que “parler de race c’est mal car les races n’existent pas”.

Les cultural studies, discipline anglo-saxonne créée dans les année 60, prennent le contrepied de cette conviction et décident au contraire que même si la race biologique n’existe pas, le concept de race lui est bien réel et doit être étudié. Cette discipline a engendré un ensemble de néologismes qui ont nettement marqué la culture américaine et son cinéma. En France cette branche des sciences sociales manque encore de légitimité notamment parce que beaucoup argumentent que tenter de comprendre les dynamiques de domination c’est les renforcer, et donc renforcer le racisme, le sexisme et l’homophobie. De ce fait, en France, on est complètement largués quand il s’agit de colorisme (fait de privilégier les afro-descendants à peaux claires), de whitness (blanchité, le fait d’être blanc), de male gaze (regard masculin qui domine la représentation) et d’un tas d’autres mots qui n’existent tout simplement pas dans la langue française. Comme ces mots font partie de la culture populaire aux Etats-Unis, bien d’autres challenges s’annoncent pour les traducteurs français avec des films comme Sorry To Bother You, qui raconte l’histoire d’un jeune homme paumé qui va faire fortune dans le domaine des ventes téléphoniques grâce à son imitation de « voix de blanc ». Nous leur souhaitons bien du courage pour écrire une traduction qui, sans choquer une France bien coincée, restera fidèle à la version originale et saura tout de même nous faire rire et nous toucher.

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