Cinéma,  Musique et Cinéma

Body & Soul

Cet article a initialement été publié le 19 Juin 2020. Nous vous en proposons une nouvelle lecture dans le cadre de notre thématique de printemps : Musique & Cinéma.

Le 8 mai dernier sortait sur Netflix la série The Eddy, dernière création du réalisateur Damien Chazelle (Whiplash, La La Land). C’était pour nous une occasion rêvée de parler du jazz. Multiple et monumental, le jazz qui délia autrefois la langue du cinéma semble s’être depuis éclipsé en coulisses. Pourtant, en regardant par le trou de la serrure du club de Chazelle, on peut encore entre-apercevoir ses couleurs, l’influence d’un monde invisible mais dense, rangé dans une boîte à musique, une enclave intimiste où chacun·e voit minuit à sa porte. Retour sur quelques films, quelques destinées, quelques plongées corps et âme dans le grand bain de minuit.

– par Mohamed Magassa et Bernard Madoré

Autour de minuit

Disons-le clairement, le jazz est un genre musical oublié dans le cinéma. Les films approuvés par les fans de jazz connus pour être exigeants, tels Bird de Clint Eastwood ou Mo’ Better Blues de Spike Lee, se comptent sur les doigts d’une main. Malgré cela, il y a quelques perles à ne manquer, comme Autour de minuit (allusion à Round Midnight, morceau mythique du génial pianiste Thelonious Monk) de Bertrand Tavernier. On ressent en voyant le film que ce réalisateur est un fan de jazz notoire. Surtout que le choix de Dexter Gordon, légendaire saxophoniste, n’est pas anodin. Donner le premier rôle à ce géant – par la taille et par son aura – est un parti-pris assumé du réalisateur, grand fan du musicien. Autour de minuit est inspiré par les vies conjointes de Lester Young et Bud Powell, monuments du jazz qui avaient trouvé refuge à Paris à la fin des années 1950. Le racisme féroce bien en place dans les Etats-Unis de l’après-guerre poussait alors les musiciens à quitter le pays pour survivre. Autour de minuit est d’abord un vibrant hommage pour un genre musical mais le réalisateur français dresse aussi les ravages des excès bien connus des musiciens comme l’alcool. Le cast étourdissant est composé en grande partie de musiciens authentiques qui ont fait la légende du jazz : Herbie Hancock, Wayne Shorter, Freddie Hubbard, Ron Carter, John McLaughlin, Bobby Hutcherson etc. Tavernier a fait le choix de filmer de longues parties musicales, dont des compositions exceptionnelles de Herbie Hancock. On peut dire qu’Autour de Minuit est un film manifeste, à la fois témoignage d’amour envers les musiciens et surtout cri de colère contre le monde du cinéma qui a ignoré le monde du jazz pendant trop d’années. 

Miles Ahead 

Miles Ahead est une oeuvre douloureuse qui a mis énormément de temps à se concrétiser. Il a fallu que le réalisateur/acteur Don Cheadle investisse ses deniers personnels pour finaliser ce long-métrage. Miles Ahead n’est pas un biopic académique et consensuel comme on en retrouve systématiquement vers la période de nominations aux Oscars. Le réalisateur visiblement obnubilé par le sujet a préféré s’attarder sur plusieurs périodes importantes de la vie du célèbrissime trompettiste Miles Davis. Pas si simple quand on connaît la vie et l’oeuvre foisonnantes de l’auteur de Kind Of Blue. Toutes ces bonnes intentions se heurtent malheureusement  à un manque de moyens criant, un script brouillon (la présence incompréhensible du journaliste qui n’existe pas en réalité) et une prestation plus que moyenne de Don Cheadle dans le rôle de Miles Davis. Il aurait peut-être fallu un réalisateur plus chevronné pour un projet aussi osé. Il faut malgré tout saluer le geste de Cheadle. Mais on attend toujours le film définitif sur la vie de l’homme qui a changé la face du jazz plusieurs fois dans sa vie. 

Whiplash

Whiplash est un film sur la rigueur et l’excellence, mais aussi sur les terribles sacrifices qu’ils impliquent, consentis ou non. Il pose le décor d’un prestigieux conservatoire où la transmission du savoir s’est confondue avec une logique élitiste et industrielle, concurrentielle. Si le film divise, c’est parce qu’il divise les spectateur·ice·s sur la question de la légitimité d’une exigence qui en vient à se confondre avec l’autoritarisme, la trahison et le sadisme. Conditions nécessaires pour atteindre l’excellence aux yeux des un·e·s, jeu de domination pervers sans la moindre vertu pour les autres, le débat fait toujours rage aujourd’hui chez les instrumentistes et interprètes. Ce n’est guère surprenant puisque Damien Chazelle a sciemment épinglé ces dissonances sur son diapason sans réellement nous donner le ton, nous laissant libres d’y dessiner nos propres clés. Whiplash soulève bien des questions sur l’état du jazz et le paradoxe d’un genre né dans les maisons closes, qui revendique toujours aujourd’hui son image de contre-culture bien après sa gentrification. Oui, à les entendre, le jazz avec un « D » majuscule serait un feu sacré qui embrase quiconque a ressenti son appel confidentiel et presque mystique. Hélas, à certains égards, le jazz semble plutôt être devenu un brasier sacrificiel poisseux où les iconoclastes proclamés et autoproclamés nourrissent un feu idolâtre.

Mo’ Better Blues

Avec Mo’ Better Blues, Spike Lee explore les obsessions de Bleek Gilliam, trompettiste accompli incarné par Denzel Washington, et dépeint la scène jazz comme un ballet en perpétuelle effervescence où la musique prend bientôt le pas sur tout le reste. À la recherche du More Better Blues, Gilliam est happé dans une spirale sans fin, formidable et destructrice qui lui fera connaître les tourments d’un blues jusque-là magnifié. Il y découvrira les affres de la compétition face à son collègue saxophoniste Shadow Henderson (Wesley Snipes) dans un jeu ambigu d’aimants qui se repoussent et s’attirent tour à tour, comme il découvrira le prix de sa plongée corps et âme dans sa musique. Soutenu par un casting magistral, porté par une partition riche et lumineuse que se partagent Bill Lee (père du cinéaste) et le Quartet de Branford Marsalis réuni autour du trompettiste Terence Blanchard, Mo’ Better Blues interroge sur les fantasmes avant-gardistes du jazz et les dévotions quasi faustiennes qu’ils engagent, comme sur la place des femmes dans un microcosme jalousement gardé par les jazzmen.

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