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Enys Men : Singulière insulaire

Avril 1973. Sur une île escarpée et inhabitée des Cornouailles nommée Enys Men (« île de pierre » en langue cornique), une botaniste (Mary Woodvine) observe l’évolution d’une variété de fleurs rares. Chacune de ses journées répond à un rituel monotone et routinier : prise de la température extérieure, examen de la flore, lancer d‘une pierre au fond d’un puits pour vérifier la gravité, relance du groupe électrogène, rares appels radio, le tout ponctué par une tasse de thé et de la lecture à la bougie… Un registre journalier consigne ses observations qui finissent invariablement par la mention « no change » à côté de la date du jour. Lentement mais sûrement, de légères variations apparaissent, se transformant en de ponctuelles perturbations qui vont peu à peu troubler la vie monacale du seul être humain sur cette île désertée. Cherche-t-elle à tromper sa solitude ou repousser quelques idées noires ? Est-ce que les lieux sont tout simplement hantés par une présence mystique symbolisée par l’étrange monolithe face à la maison ? Le réalisateur Mark Jenkin, qui est aussi le directeur de la photo et monteur sur le film, est familier de ces paysages pour y avoir grandi. Sans opter pour un genre déterminé, il préfère laisser planer le doute et fait transiter en douce le folklore séculaire dans les interstices de son film.

La lumière, le cadrage et le grain de l’image donnent l’illusion que le tournage a eu lieu dans les années 70, si bien que l’on pourrait croire que les bobines 16 mm du film ont été retrouvées miraculeusement dans un grenier plus d’un demi-siècle plus tard : le rendu des couleurs, l’usage récurrent du zoom, les décolorations ponctuelles sur les contours du cadre, l’aspect de chaque objet… Tout y est. Cette impression d’authenticité renforce le trouble provoqué par l’irruption intempestive de spectres et conforte le spectateur dans la sensation que le passé, le présent et le futur cohabitent dans un même espace-temps arpenté par la dame au ciré rouge. 

« Une de mes plus grandes peurs, c’est l’idée que le temps n’ait plus vraiment de sens ». La crainte de Mark Jenkin fait écho à celle de sa protagoniste, volontairement perdue dans ses visions ésotériques. Pour tenter de ne pas perdre totalement pied au milieu de ce puzzle disparate et énigmatique (mais étonnement ordonné), on est tenté de se raccrocher à un objet ou un geste répétitif auquel on pourrait donner un sens. En la suivant, on perçoit de son point de vue l’environnement qui l’entoure, magnifié par sa perception singulière et enrichi par la tournure expérimentale prise par le film. Témoin privilégié de ces apparitions, le personnage quasi mutique incarné par Mary Woodvine agit comme un révélateur pour ces fantômes qui traversent le film. Le récit plonge ainsi dans une dimension mystérieuse, à la fois inquiétante et impénétrable, où les ambiguïtés et interprétations sont légions. Dans ce dédale de journées, les voix que l’on distingue entre les grésillements du radio-transmetteur prennent une importance capitale et distillent quelques précieuses informations, continuant à ouvrir le champ des possibles. 

Cette forme hybride donne à Enys Men une saveur particulière, à la manière d’un labyrinthe qui se suffirait à lui-même et dont on ne pourrait jamais pouvoir faire complètement le tour. Résistant invariablement à toute tentative d’analyse cartésienne, ce conte hermétique et envoûtant impose un rythme lancinant qui oscille entre mysticisme et épouvante. Il combine étonnement une grande beauté plastique avec une apparente simplicité masquant une complexité souterraine qui, selon les sensibilités, fascine autant qu’elle déroute. Cette inquiétante promenade viendra longtemps se rappeler à votre bon souvenir…

Réalisé par Mark Jenkin. Avec Mary Woodvine, Flo Crowe, John Woodvine, Edward Rowe, Joe Gray, Isaac Woodvine, Morgan Val Baker, Dion Star… Grande-Bretagne. 01h31. Genres : Drame, Fantastique, Epouvante Horreur. Distributeur : Ed Distribution. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2022. Sortie le 10 avril 2024.

Crédits Photo : © BOSENA 2022.

Sa photo l’atteste, Julien est un garçon désopilant. Malgré une scolarité calamiteuse, il est pourtant parvenu à arracher un vague diplôme supérieur dans une université parisienne peu regardante. Grâce à un égo démesuré, il est parvenu à convaincre quelques âmes égarées de commettre avec lui quelques courts métrages. Heureusement, Julien a maintenant un vrai métier. Il se lève tous les matins à 6h et réserve les premières lueurs du jour pour écrire des papiers sur les films qu’il a gardé en mémoire.

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