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La Nuée : Les Dents de la Terre

Octobre 2020, reprise de l’édition fantôme de la Semaine de la Critique à la Cinémathèque. L’un des derniers films que j’ai découvert lors de cet an de disgrâce, fut aussi l’une de mes dernières claques de cette ère ciné-chaotique. Contaminé par cette séance haletante (puis par le Covid, quelques heures plus tard, ces deux événements n’ayant aucune corrélation), je me suis entretenu avec plusieurs membres de l’équipe afin d’en savoir plus sur la fabrication de ce réjouissant film d’horreur, de la genèse à la post-production. 

On y suit Virginie (Suliane Brahim), mère célibataire de deux enfants vivant en zone rurale, qui peine à développer son élevage de sauterelles comestibles. L’obligation de subvenir seule aux besoins de sa famille et les difficultés financières inhérentes à sa situation, la poussent à expérimenter de nouvelles méthodes pour s’en sortir. Quitte à perdre pied avec la réalité.

ENTOMOPHILIA (ou pas)

La menace arrive lentement. On la devine dès les premiers plans, lents et calmes, de territoires agraires. Capturées à l’aide d’un drone, ces prises de vue plongeantes sont autant un état des lieux du monde agricole qu’un témoignage de sa vulnérabilité. Très vite, une légère sensation inquiétante s’en échappe : n’avons-nous pas sous les yeux la vue subjective d’une nuée de sauterelles à la recherche d’un nouveau festin ? Car il est bien question de sauterelles ici, et mieux vaut ne pas en appréhender la vision pour en apprécier les caractéristiques, les réactions ou l’apparence, étudiée parfois en plans très rapprochés. Des libertés ont tout de même été prises quant à certains de leurs mouvements, dans un souci de cohérence. Si j’ai ressenti tant d’émotions, c’est aussi parce qu’il est rare de voir un film Français assumer à ce point ses influences fantastiques, principalement américaines, en les mêlant aussi naturellement à ses thèmes. Qu’est-ce que je venais de voir au juste ? Un drame familial, un thriller écologique ou un film catastrophe ? 
Un peu des trois, grâce à un scénario solide et à des effets spéciaux impressionnants.  Le résultat, d’une grande maîtrise, est réussi au-delà de l’exercice de style. La raison pour laquelle le film fonctionne autant est qu’il rend plausible un danger jusqu’ici inconcevable, le tout dans un décor qui nous est familier. C’est comme ça que La Nuée entre sans frapper dans la petite salle du cinéma d’horreur hexagonal pour rafler les meilleurs fauteuils. Si l’entrée en matière pastorale ainsi que le thème du parent dont le comportement devient étrange à mesure que l’environnement l’envahit rappelle Shining, notez bien que la comparaison avec le film de Kubrick s’arrête là. L’aspect horrifique de La Nuée est basé sur une force plus naturelle. Plus réaliste aussi. Le retour au vert continue de séduire des populations souhaitant faire l’expérience d’un rythme de vie plus tranquille, d’une alimentation pensée plus saine ou locale, etc… Si la pandémie a accéléré ce phénomène, l’intérêt pour la vie rurale connaît un regain depuis déjà quelques années, et pas seulement grâce à L’Amour est dans le pré. En effet, on ne peut que constater que porter à l’écran les difficultés bien réelles d’agriculteurs est synonyme de succès au box-office. Est-ce dû à une volonté du public de comprendre une réalité méconnue, à l’exploitation de ressorts dramatiques d’un milieu peu montré au cinéma ou à un cynisme ambiant ? Toujours est-il que cela rapporte. Ce qui est relativement nouveau, en revanche, c’est d’incorporer le genre dans ces histoires. En utilisant ce procédé, Petit Paysan (2017), le “thriller agricole” d’Hubert Charuel, avait captivé 550 000 spectateurs. Ceux-ci ressortiront sûrement plus secoués de La Nuée, tant le genre horrifique rend ici l’expérience marquante. Les idées sous-jacentes liées aux risques de la surproduction, de la surconsommation et de l’appât du gain se déploient alors avec bien plus de force. Y aura-t-il autant d’amateurs pour cette histoire ? Je ne suis pas voyant mais le client que je suis n’avait pas ressenti autant d’émotion devant ce combo peur/excitation/admiration depuis bien longtemps.

© The Jokers / Capricci

CONCORDIA

À l’origine, il y avait une volonté de traiter de préoccupations actuelles chères au cœur des deux scénaristes, Franck Victor et Jérôme Genevray, comme l’instinct parental, le rapport au travail et les modes d’alimentation et de consommation. Une fois l’histoire trouvée, l’horreur est venue s’y greffer naturellement, si l’on peut dire. En effet, il faut bien admettre qu’en France, on n’est pas habitué à tant d’effets spéciaux au cinéma. La post-production a donc nécessité une collaboration pointue pour les différents départements.
La nuée en question, reproduite par Antoine Moulineau, est tellement spectaculaire que je n’imagine même pas l’impact qu’elle aurait eu en 3D (d’ailleurs, chiche ?). Pendant le tournage, il demandait parfois des cadrages précis, car même pour celui qui a officié sur les plateaux de The Dark Knight ou Avatar, reproduire les déplacements et les comportements des orthoptères représentait un réel défi. Afin d’intégrer numériquement les sauterelles, certaines scènes nécessitaient même d’être montées plus rapidement que d’autres. Le monteur Pierre Deschamps, également au cœur de ces étroites collaborations, a commencé à travailler dès les premiers tours de manivelle. Son objectif était de construire la lente chute de Virginie, en prenant soin de produire un montage efficace mais sobre : l’histoire devait se suffire à elle-même pour faire monter la tension. Parmi ses contraintes, l’impossibilité de monter certaines images sans le son, qui a une place ô combien importante dans le film. Voilà pourquoi, en plus du réalisateur Just Philippot et d’Antoine Moulineau, Deschamps a travaillé main dans la main avec le monteur son, Alexandre Hecker. Pour ce dernier, travailler dans le genre horrifique offre un champ de création infini car il s’agit de créer une matière qui n’existe pas. Il a donc eu la lourde charge d’imaginer le champ lexical sonore de cet élevage à la croissance exponentielle, en mixant différents effets. Il fallait trouver de nouvelles fréquences pour atteindre un effet crédible et satisfaisant. Cela a nécessité de tricher un peu, en cherchant des graves alors que les insectes produisent plutôt des aigus, en ajoutant des textures crunchy en quantité raisonnable, etc… La tension est alors rythmée par la musicalité de ces vagues de sons, jusqu’à une progressive montée en puissance. Ajoutée à cela, la musique classique écoutée par l’héroïne dans les serres a un côté faussement rassurant. Elle renforce discrètement le contraste dramatique entre le lyrique et le morbide. On glisse alors de l’opéra à une musique électronique comme on passerait d’un état paisible à celui de la rupture.

© The Jokers / Capricci

RETOUR VERS LE FUTUR DU CINÉMA ?

On vit quand même une époque surréaliste ! On va bientôt pouvoir passer des vacances sur Mars, on peut acheter des Oreo saveur Lady Gaga et une pandémie qui n’amuse plus personne nous aura privés de salles pendant de longs mois. Heureusement, quelques signes un peu plus positifs commencent à arriver, avec une nouvelle génération de cinéastes qui ont l’air d’avoir envie de faire bouger les lignes d’un cinéma un peu trop balisé. On en vient alors à se poser la question suivante : ce retour au cinéma marquera-t-il aussi son renouveau ? L’arrivée de Just Philippot en est peut-être un bon indicateur. Après des courts remarqués, dont Acide qui baignait déjà dans le fantastique et dont l’adaptation en long est actuellement en préparation, il avait tout du candidat idéal pour concrétiser cet objet hybride. Choisi par les producteurs et les scénaristes, il signe avec La Nuée son premier long-métrage. Pour sa première incursion dans le long, il a apporté de légers changements dans le script initial pour lui donner un caractère plus social, plus ancré dans la réalité. Pour porter ce premier rôle éprouvant tant physiquement que, on n’en doute pas, psychologiquement, il a fait appel à Suliane Brahim (sociétaire de la Comédie Française, vue dans Hors Normes), qui donne magistralement chair à Virginie dès la première seconde. Sa carrière cinématographique relativement récente renforce le caractère banal d’un personnage que l’on imagine pourtant pas isolé. La puissance de son interprétation va à coup sûr mettre fin à cet anonymat. Son jeu est précis, son phrasé posé et sa voix affirmée. Le reste de la distribution est à l’avenant. Outre les acteurs qui jouent ses enfants, les révélations que sont Marie Narbonne et Raphaël Romand, on y retrouve le toujours très bon Sofian Khammes (Le Monde est à Toi) dans le rôle de Karim, ami et soutien de Virginie.

La crise sanitaire n’a peut-être pas eu qu’un effet négatif sur ce film. Bien que sa sortie ait été repoussée à maintes reprises, cette période a été bénéfique pour solidifier la hype qui entoure ce projet, depuis les premiers bouches à oreilles dithyrambiques jusqu’au triomphe lors de l’édition en ligne du festival de Gérardmer. Souhaitons à tous ceux qui l’ont vu sur ordinateur l’envie d’en redécouvrir la puissance sur grand écran, ainsi qu’il a été pensé. La Nuée relancera peut-être le dialogue autour de la consommation d’insectes sur la table des alternatives écologiques. D’ailleurs, beaucoup d’adeptes se délectent déjà du caractère apparemment gourmand et, à n’en pas douter, croquant de ces bêbêtes. En attendant, une chose est sûre : s’il arrive un jour que nous n’ayons plus d’autres ressources, on pourra toujours se nourrir de sauterelles, ou vice versa.

Réalisé par Just Philippot. Avec Suliane Brahim, Sofian Khammes, Marie Narbonne… France. 01h41. Genres : Drame, Fantastique, Epouvante-horreur. Distributeur : The Jokers / Capricci. Sortie en salles le 16 Juin 2021.

Crédits Photo : © The Jokers / Capricci.

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