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La Passion de Dodin Bouffant : Anatomie d’une recette gracieuse

Pour son septième long-métrage, Trần Anh Hùng pose ses caméras dans une cuisine française pour un résultat savoureux et odoriférant. Le film, représentant la France aux Oscars, séduit quand il ne cherche pas à raconter mais plutôt à faire (res)sentir. 

France, 1885. Dodin, gastronome renommé, régale ses invités grâce au talent de sa cuisinière Eugénie. Alors que leur relation évolue, leurs recettes continuent de délecter les clients du monde entier. Les différentes images s’enchaînant avec une précision folle autour de la préparation d’un mets constituent le cœur du film. Les légumes sont cueillis, râpés, coupés puis cuits et enfin dégustés, avalés et digérés dans un salon enivré de fumée de cigare. Dodin (Benoît Magimel) « bouffe », comme l’indique le titre du film, mais d’abord, il prépare ou plutôt aide à la préparation. Le vrai cordon bleu de cette cuisine n’est pas Dodin mais sa cuisinière qu’il rêve d’épouser, Eugénie (Juliette Binoche). C’est autour de cette dernière que l’histoire se resserre et ce, dès le plan d’ouverture, où on la trouve récoltant les légumes du jour. Aux aurores, sa seule préoccupation est de s’occuper du prochain déjeuner. On sent très vite sur son visage et à sa façon de les regarder, de les toucher, que la cuisine et ses ingrédients représentent plus qu’un besoin primaire. Cette passion nourrit sa vie.

Alors, que les futurs spectateurs s’y préparent : ne complexez pas, vous risqueriez d’avoir faim. Les trente premières minutes sont mutiques et avares en caractérisation des personnages. En échange, le film propose un somptueux ballet de cuissons, de casseroles s’enchaînant les unes derrières les autres, de plats fumants dont on hume presque les saveurs. Tout ça à travers les yeux et narines de Pauline (Bonnie Chagneau-Ravoire), une jeune cuisinière en herbe venue ici pour découvrir l’art et la précision culinaires. Et nous, on se laisse submerger. Tout est mijoté afin que l’on se sente bien dans cette cuisine chaleureuse, pièce maîtresse des 2h15 du long-métrage. Cette chaleur est avant tout picturale, notamment le soleil qui irradie la pièce ornée de pierres et de carrelage qui contrebalance sa potentielle froideur, mais également sonore grâce à un travail extraordinaire. Vous n’entendrez jamais aussi bien le rissolement de la viande, des blancs d’œufs battus (qui sont un excellent isolant sachez-le, car on apprend aussi beaucoup) ou encore les grognements de satisfaction de Magimel, parfait dans son rôle d’imitation à la Depardieu dans l’émission d’Arte À pleine dents. Quand on sort de ce laboratoire gastronomique, c’est pour aller cueillir dans le jardin, servir dans la salle à manger ou déjeuner ailleurs (comme dans cette scène assez cocasse où les convives se mettent chacun sous une serviette pour préserver la saveur de leur plat). Chaque scène, chaque dialogue et chaque seconde nous parle de nourriture.

Trần Anh Hùng réussit quelque chose d’assez incroyable : émouvoir avec des assiettes en plans serrés, filmées soigneusement, sans effet de style ou de montage rapide, ce qui constitue déjà une forme d’exploit, confortant la réception de son Prix de la Mise en Scène au dernier Festival de Cannes. La précision stylistique du cinéaste par le biais d’une superbe utilisation des gros plans et de la lumière (les deux plans de nus de Juliette Binoche sont probablement les plus beaux de l’année) renforce l’ensemble. Lui qui signe seul son scénario (adapté du livre suisse La vie et la passion de Dodin Bouffant-gourmet de Marcel Rouff) excelle ici davantage dans les scènes de cuisine que dans les scènes de dialogues. On pense par exemple à une scène de repas en tête à tête, pas aussi émouvante que ce à quoi elle prétend. Tout est attendu, les émotions sont surdosées et le tout perd de sa saveur. Le film, choisi par le CNC pour représenter la France aux Oscars (à la barbe entre autres de la Palme d’Or Anatomie d’une chute, succès critique et publique), est une proposition gracieuse qui, même si on ne croit pas par ici que ce choix de représentation est judicieux, reste un film d’un classicisme magnifique qui ne doit pas être le bouc émissaire d’un raisonnement politique et contestable. 

Si les partitions d’acteurs, sidérants de justesse, et la lumière orangée qui scintille à chaque plan du film constituent le délicieux gâteau principal, il manque toujours la cerise. La dramaturgie, le jalon manquant, se perd dans des sous-intrigues superflues sans que l’on sache à laquelle s’accrocher. Cela aurait pu jouer en faveur du film si cela ne créait pas un faux rythme déstabilisateur. L’une des intrigues, la plus dramatique, finit par l’emporter et plonge le film dans une dernière partie sans vie qui n’accroche ni n’émeut. On pense devoir quitter cette cuisine sur une mauvaise note mais arrive un ultime plan, certes pompeux, mais qui grâce à la lenteur de son mouvement poétique de caméra, foudroie tout sur son passage.

Réalisé par Trần Anh Hùng. Avec Juliette Binoche, Benoît Magimel, Emmanuel Salinger… France. 02h14. Genres : Drame, Historique, Romance. Distributeur : Gaumont Distribution. Prix de la Mise en Scène au Festival de Cannes 2023. Sortie le 8 Novembre 2023.

Crédits Photo : © Stéphanie Branchu.

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