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Nope : Réparations du Troisième Type

Cet article a été édité le 10 août 2022

Dans le film Bamboozled de Spike Lee, Pierre Delacroix (de son vrai nom Peerless Dothan), cadre noir transfuge diplômé de Harvard, travaille comme chargé de création au développement éditorial d’une grosse chaîne de télévision. Animé par ses envies de développer des projets représentant des familles noires de classe moyenne nuancées, il est en butte à la tyrannie son supérieur blanc qui, non seulement ne s’intéresse évidemment qu’aux chiffres d’audience, mais pense en plus mieux connaître les spectateurs noirs que Delacroix de part son mariage mixte et sa passion pour le basket. Pour sauver son poste, Delacroix se retrouve alors contraint de vendre le programme le plus raciste qui soit, rationalisé comme une satire moderne sans conséquence. Une stratégie qui se révélera payante dans un premier temps, puisque l’opération sulfureuse sera un franc succès. Pour Pierre Delacroix, qui aura ainsi conservé son travail, nécessité fait donc loi. La première nécessité étant ici d’alimenter à tout prix les flux de la télévision, c’est-à-dire de « nourrir la boîte à connerie » (« Feed the Idiot Box »).

On pense beaucoup à Bamboozled, flop en son temps, devant Nope de Jordan Peele. Le troisième long-métrage de l’audacieux réalisateur de Get Out est en effet un film OVNI sur un objet céleste inquiétant non-identifié dont nous ne dirons rien si ce n’est qu’il évoque étrangement la boîte à connerie de Pierre Delacroix. En effet, tous les protagonistes de Nope ont un lien avec le monde du spectacle. En particulier les personnages principaux, les Haywood, dont le destin est fatalement lié à la boîte de Pandore du divertissement audiovisuel (pour Peele, qui s’est fait connaître avec ses sketchs sur Comedy Central, la frontière entre le cinéma et la télévision semble floue). Les Haywood sont donc dresseurs de chevaux pour les plateaux de tournage de père en fils, depuis leur modeste ranch en marge des collines voraces de Hollywood. Et leur connexion avec le showbusiness remonte même à sa création, puisqu’ils revendiquent fièrement un lien de parenté avec le premier homme capturé par une image animée alors qu’il était lancé sur un cheval au galop. Si les Amérindiens croyaient qu’on se faisait voler son âme en se faisant prendre en photo, la dynastie Haywood est quant à elle prise dans un engrenage ambigu avec la grande machine à vendre du rêve californienne qui shoote 24 images par seconde. D’autant que OJ Haywood (Daniel Kaluuya, d’une grâce infinie en type triste et fatigué) se retrouve seul à la tête d’une entreprise périclitante après la mort subite de son père et ne peut pas vraiment compter sur sa sœur Emerald dite « Em », slasheuse professionnelle et porteuse d’une rancœur tenace contre les méthodes d’éducation du patriarche Haywood, pour l’aider.

C’est dans ce contexte que OJ repère un objet parqué dans le ciel et fait le lien avec une série d’événements inquiétants. On préfère ne pas trop épiloguer sur l’intrigue elle-même car Nope est un film qui se déguste en acceptant de se laisser dérouter. Jordan Peele parle même de maltraitance quand il évoque sa conception de l’expérience d’un spectateur devant son travail. Pour autant, c’est moins du sadisme qu’un culot phénoménal qu’on décèle dans ce film hors du commun qui parvient à surfer avec une dextérité remarquable entre des fréquences a priori très éloignées sur la bande passante de la dramaturgie. Entre distorsions référencées des codes des films de genre, satire potache (le nom OJ évoque irrépressiblement OJ Simpson et les remous provoqués par son procès médiatique pour meurtre), blockbuster mystique, manifeste de réappropriation culturelle et plongeon intimiste dans les états d’âme de ses personnages, Peele l’iconoclaste nous fait naviguer à vue sur une mer astrale inconnue. Une sensation pas si courante qui confirme que la singularité des points de vue n’entrave en rien l’universalité des connexions émotionnelles. Et nous rappelle au passage que les boîtes à connerie ne se nourrissent pas toutes seules.

Réalisé par Jordan Peele. Avec Daniel Kaluuya, Keke Palmer, Steven Yeun… États-Unis. 02h10. Avertissement : Des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Genre : Epouvante-horreur, Thriller. Distributeur : Universal Pictures International France. Sortie le 10 Août 2022. 

Crédits Photo : © 2022 UNIVERSAL STUDIOS. All Rights Reserved.

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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