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Titane : Vrais Semblants

Julia Ducournau l’affirme sans détour, elle a “du mal à parler d’amour”. Et c’est pour affronter cette difficulté qu’elle s’est lancée le défi Titane. Auréolée lors de la dernière édition cannoise de la prestigieuse Palme d’Or, la seconde attribuée à une femme vingt-huit ans après Jane Campion, la réalisatrice française multiprimée continue ainsi l’ascension lancée avec Grave et impose une vision et un style de cinéma très personnels. Pétri de symboles, de viscères et de gros cylindres, Titane est un film prodigue qui appelle à tuer le père pour mieux le retrouver, à l’instar des multiples références de genre chères à Ducournau dans lesquelles elle s’inscrit sans jamais s’enfermer. Et si sa créatrice ne s’interdit rien, le film, lui, a été interdit au moins de seize ans. Les spectateurs et spectatrices bravant les multiples restrictions pour le voir en salles actuellement reçoivent ainsi en pleine face cet objet hors du commun qui impressionne par son audace, sa précision et sa brutalité. Mais Titane parle-t-il vraiment d’amour ? De monstres ? Ou d’amours monstrueuses ? À l’image de son héroïne sociopathe et muette, Titane reste sur ses gardes et conserve ses secrets jusqu’au bout.

Cette critique contient des spoilers.

L’amour est un chien de l’enfer

L’amour n’est pas toujours un oiseau rebelle ni un enfant de bohème, c’est parfois un chien de l’enfer, comme le rappelle le tatouage sur le plexus d’Alexia, l’héroïne écorchée vive de Titane. Love is a dog from hell est le titre d’un recueil de poèmes de Charles Bukowski qui, comme son nom l’indique, parle d’amour. Cette cicatrice d’encre n’est pas la seule marque sur la peau d’Alexia, mais elle hypnotise et connecte son corps comme une évidence à l’essence du film que Ducournau décrit comme une ode à l’amour inconditionnel. C’est pourtant à Agathe Rousselle, et non à Alexia, que ce tatouage littéraire appartient initialement comme le confirme notre enquête exclusive sur Instagram. Ducournau est d’ailleurs passée par ce réseau social pour trouver sa comédienne. Elle explique avoir cherché un visage inconnu afin de préserver un anonymat et une virginité à son personnage principal protéiforme. On croit deviner que le choix de ne pas masquer les tatouages a bel et bien été délibéré. Ces illustrations délicates qui parsèment comme des stigmates le corps d’Agathe Rousselle confèrent une sensibilité revêche à Alexia et contrebalancent le mutisme obstiné de cette héroïne dénuée d’empathie. Marquant ainsi une contradiction subtile dans les intentions annoncées, entre le cœur supposé de marbre du personnage et son besoin brûlant d’amour et d’attention gravé à même la peau. Fuir pour mieux être saisi.e ? Le film semble dire oui. Toujours est-il que l’adéquation est prophétique entre un personnage réfractaire, une comédienne magnétique et une réalisatrice connue pour savoir ce qu’elle veut.

Ce n’est pas le seul paradoxe qu’on relève dans la caractérisation d’Alexia présentée comme une psychopathe. En effet, les premières images du film – après le carton titre qui scanne l’intérieur de son crâne métallique sous tous les angles comme s’il essayait d’en saisir la substance – nous envoient directement dans la mécanique et les vrombissements du moteur d’une voiture de ville assez classique dont on n’a pas retenu la marque par manque d’intérêt particulier pour le cambouis. On découvre Alexia à huit ans sur la banquette arrière d’un véhicule conduit par son père, un homme hautain et froid interprété par Bertrand Bonello, ancien professeur de Ducournau à la Fémis. Alexia vrombit comme une enfant qui s’amuse à imiter une voiture, manifestement sensible à la puissance de l’engin motorisé. Le père ne supporte pas le bruit et augmente le son de la radio sans prendre la peine de parler à sa fille. S’ensuit un concours de bite passif-agressif malvenu avec pour résultat l’accident qui vaudra sa plaque de titane éponyme à Alexia. La double violence, celle du mépris du père et celle du traumatisme de la collision, est telle qu’on a du mal à adhérer au postulat d’Alexia en natural born killeuse complètement born this way. D’ailleurs, le père continue d’être muet et indifférent à l’hôpital. Quant à la mère, elle s’inquiète des séquelles mais reste une présence distante et sans chaleur. Et c’est à la voiture qu’Alexia s’empresse d’aller faire un câlin à sa sortie. Preuve de sa psychose certes, mais preuve d’un dysfonctionnement familial sévère tout autant.

© Carole Bethuel.

Daddy Issues

Ducournau affirme avoir sciemment construit la première partie du film sur le mouvement corporel et l’action d’un personnage auquel il n’est pas possible de s’identifier. Mais ça n’empêche pas l’empathie. Si la violence criminelle d’Alexia ne fait aucun doute, le premier meurtre auquel on assiste démarre comme une séquence d’agression sexuelle. Alexia, stripteaseuse dans un salon automobile clandestin, est suivie dans la nuit par un fan trop pressant dans une belle mise en scène d’ombres portées expressionnistes. Elle accélère le pas et court jusqu’à sa voiture pour se mettre à l’abri dans l’habitacle. Si l’intention était de montrer la préméditation d’Alexia, un mode opératoire bien huilé, elle n’est pas claire. Ducournau parle de l’hypersexualisation des stripteaseuses comme d’un leurre mais les corps ici sont trop démunis pour être menaçants. D’ailleurs sur le floor du salon, il faut des vigiles pour protéger les filles des gestes déplacés et des attentions non sollicitées. Et plus tard, quand Alexia/Adrien en fuite et désarmé.e sera témoin d’une situation dangereuse, ielle prendra la fuite sans demander son reste. Certes l’ardeur de la danse et l’attention magnétique qu’elle suscite rendent Alexia puissante, mais quand on la voit courir vers sa voiture, on voit avant tout une femme qui fuit par crainte de subir un viol. Une situation courante, et identifiante. L’admirateur est intrusif, insiste et s’introduit par la fenêtre pour demander un autographe. La moindre concession d’Alexia donne lieu à une avancée plus offensive dans son espace personnel. L’immaturité teintée de mièvrerie des hommes au comportement abusif est ici bien incarnée par le dialogue dans un film qui en compte peu : “Je crois que je suis tombé amoureux, j’imagine que tu ne dois pas ressentir la même chose”. En effet, puisqu’elle ne le connaît pas.

Après le meurtre, Alexia éprouve le besoin de se laver, dégoûtée par l’exposition aux fluides corporels de sa victime (elle essuie sa joue couverte de bave dans un mouvement qui rappelle l’image d’un petit garçon écoeuré parce que les bisous c’est beurk et les filles c’est caca). Elle retourne alors dans les loges pour se doucher (geste qui évoque un réflexe post traumatique) et entend l’appel impérieux et métallique de la star du salon : une voiture tunée majestueuse à la carlingue couverte de flammes. Embrasée par l’attention de la machine, Alexia semble surprise. Mais, brûlante de désir, elle entre dans la voiture qui est prise très vite de soubresauts similaires aux rebonds mécaniques des clips de rap. On ne voit pas tout de suite ce qu’il se passe à l’intérieur, on devine. Une pudeur de mise en scène dans un film pourtant frontal qui vient à dessein exciter la curiosité. Un unique plan sur la banquette arrière montre Alexia les bras attachés par de délicats rubans rouges dans une position qui rappelle Geneviève Bujold dans Faux Semblants. Ce film de Cronenberg, auquel on pense beaucoup devant Titane (plus qu’à Crash), raconte la déchéance d’une paire de jumeaux gynécologues codépendants qui s’autodétruisent quand l’un des deux tombe amoureux, incapables qu’ils sont de supporter l’intensité et l’immatérialité du sentiment. On ne sait pas si le sexe mécanique est pour Alexia une routine bien huilée (sans mauvais jeu de mot), ou s’il s’agit d’une première fois qui la prend de court autant que nous. L’inspection de son corps alors qu’elle est couverte de bleus le lendemain matin fait pencher pour la seconde option. La grossesse surprise aussi. Or qui dit serial killer, dit méthode. Et Alexia n’en a pas vraiment, si ce n’est son arme de prédilection : le pic qui sert à attacher ses cheveux. Tueuse impulsive qui évacue la pression par le sang et la mécanophilie, Alexia semble réagir à toute menace humaine sur son intimité et son intégrité physique. Sauf que son radar à menaces est abîmé, parce que son papa ne l’aime pas. Il n’a même pas la patience de l’ausculter quand elle a mal au ventre. On comprend donc qu’Alexia réagit de manière excessive aux vraies agressions et à ce qu’elle perçoit comme telles, en l’occurrence toute tentative de rapprochement affectif. Comme si elle était coincée dans un mode fight or flight déglingué.

Les meurtres suivants interviennent après la découverte de sa grossesse et d’une tentative d’avortement avortée. Déconnectée de ses émotions et de la moralité du système social, Alexia fait payer la gestion de ses états d’âme aux personnes malchanceuses qui se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment. Un quadruple homicide, gore, burlesque et teinté de complaisance, accélère la fuite en avant d’Alexia, épuisée par l’accumulation de témoins gênants à éliminer. Le spectateur s’amuse de cette séquence de jeu vidéo mais Alexia, dont on a appris auparavant par un bulletin d’informations qu’elle a bel et bien commis plusieurs meurtres avant ceux qu’on nous a donnés à voir, n’est pas une hédoniste de l’homicide. On la voit bien sourire face à une porte fermée censée protéger une future victime, mais ce geste sonne faux comme un gimmick de fan de Kubrick. Quoi qu’il en soit, le massacre épique et la nouvelle de grossesse marquent un point de non retour. Comme Martin Sheen et Sissy Spacek dans Badlands, Alexia prend la fuite après avoir mis le feu à la maison familiale non sans avoir fermé à clefs la chambre de ses parents. Le plan sur Bonello torse nu, regardant sa fille sans émotion comme s’il appréhendait d’être contraint de lui prêter attention avant de comprendre le danger et de se lever en vain pour tenter de l’arrêter, est d’ailleurs plus dérangeant que la majeure partie des plans gores du film.

© Carole Bethuel.

Et la tendresse, bordel ?

Ducournau explique son intérêt pour le cinéma de genre par la possibilité qu’il offre d’incarner la psychologie des personnages en symboles au lieu de paroles. On est impressionné par la capacité de la réalisatrice de 37 ans à baliser le trajet émotionnel du spectateur. Sa façon transparente et sans posture de parler du dosage des affects (So Film juillet-août 2021) est rafraîchissante dans un paysage hexagonal qui reste encore réticent à assumer la réflexion sur la place du public dans la conception d’une œuvre de cinéma. Et en effet, l’immersion sensorielle fonctionne et on est maintenu physiquement en alerte tout au long du film. Mais on reste en fin de compte suspendu dans une zone d’entre-deux. Brillant dans son concept, excitant dans son exécution, Titane reste résolument trop cérébral pour permettre une connexion émotionnelle directe et une expérience cathartique complète. La manière qu’a Ducournau de jongler avec les modes comme on tourne le bouton d’un thermostat est virtuose, mais reste parfois encore dans la monstration. Et même si le film emprunte à l’imagerie queer, largement cristallisée par le charisme fluide d’Agathe Rousselle mais portée tout aussi haut par les pompiers musclés et énergiques, il ne s’abandonne pas autant que sa comédienne principale. Il garde une conscience de soi qui l’empêche de se libérer par exemple dans le camp.

Pourtant, pour revenir à Alexia, il semble incontestable que tout son corps est tendu vers un besoin désespéré de tendresse. D’ailleurs, rien ne l’oblige à se rendre à la police après s’être défigurée pour cacher son identité. Elle pourrait aisément se fondre dans la foule et se volatiliser. Mais elle choisit de se faire passer pour un enfant disparu comme si son besoin compulsif de figure paternelle était plus fort que le risque de se livrer d’elle-même aux autorités. Regarde-moi papa, sauve-moi papa, peut-on lire dans ses yeux. Et ça tombe bien, quand Vincent fait irruption dans le film, il est déterminé quoi qu’il arrive à repartir avec un fils à sauver. Que ce soit le sien, celui d’un autre ou même une fille, peu importe. Ce besoin d’amour filial extraordinaire, et l’engagement tout aussi impressionnant de Vincent Lindon, nous touche, mais la force du déni avec lequel le personnage l’exprime à tout prix nous déstabilise. Ducournau explique qu’elle voulait poser la présence de Lindon comme le garant de l’empathie et de l’identification pour contrebalancer Alexia, mais on n’est pas totalement sensible à cette démarche. On compatit avec la souffrance de Vincent mais on le regarde à distance comme une bête blessée dont on craint les réactions, encore plus que celles d’Alexia bizarrement. La directive qu’il donne à ses hommes sommés de le considérer comme Dieu ne contribue pas à nous mettre plus à l’aise. Jusqu’à son choix terrifiant de se débarrasser de Rayane, le subordonné dont il était le plus proche, quand celui-ci menace de dévoiler la supercherie de son vrai-faux fils Alexia/Adrien (il faudra d’ailleurs qu’on parle un jour de la passion de Ducournau pour l’assassinat des beaux Arabes gentils). La mise en scène spectaculaire et distante de cette mort qui passe pour un accident du feu ne nous permet pas d’adhérer au geste, même si on l’attendait, sauf à constater que Vincent et sa progéniture d’adoption ont décidément des points communs dans la sociopathie et qu’ils se sont bien trouvés.

Ducournau affirme qu’elle voit son film comme optimiste. Pourtant, la résolution de celui-ci déroute. Et plusieurs procédés empêchent de tout à fait s’abandonner dans l’histoire. Notamment la rareté des dialogues qui, si elle est en adéquation avec le fond du film, met en exergue le moindre mot prononcé et la moindre tournure de phrase. Ainsi, toute expression ressentie comme fabriquée et toute intonation forcée font tout de suite décrocher. Surtout en ce qui concerne les personnages secondaires parfois coincés dans le cliché. On déplore aussi une tendance au surplomb dûe à un emploi étouffant des symboles, une musique par moment pontifiante et redondante qui inhibe l’émotion, ou encore des cadrages parfois inutilement sophistiqués, comme dans la séquence de repas entre Vincent, Adrien/Alexia et la mère d’Adrien. Par ailleurs, cette dernière, qui prétend entrer dans le jeu de son ex par pitié pour lui, tient un discours sans ambiguïté à Alexia, prise à ce moment-là d’une affection grandissante pour son faux père. Elle ne dénoncera pas l’imposture, contre la promesse que la jeune femme reste pour toujours auprès de Vincent qui “ne peut pas s’en sortir tout seul”. Un glissement s’opère encore une fois entre l’intention annoncée du film, l’amour inconditionnel, et la réalité de la dynamique entre ces deux êtres solitaires et marginaux qui évoque la codépendance. Jusqu’à la dernière séquence et son image finale qui, si elles expriment d’une manière juste les désordres émotionnels de personnages qui n’ont pas appris à aimer, ou à qui la société refuse le droit d’exprimer la vulnérabilité, restent à l’état de concept. Même si on prend la mort d’Alexia comme un symbole, on ne peut pas déplacer immédiatement vers son bébé hybride la charge affective qu’on avait placée – à son corps défendant – sur sa mère non-binaire. Peut-être aurait-on voulu voir sourire ce bébé hors du commun, comme une promesse ? On n’est de toute façon pas tout à fait rassuré de le savoir sous l’autorité fantasque et radicale du si fragile Vincent qui ne tient pas debout sans ses injections de stéroïdes.

© Carole Bethuel

Les monstres, c’est les autres

“Merci de laisser rentrer les monstres.” C’est en ces termes que Julia Ducournau a accepté sa Palme d’Or à l’issue d’une soirée de remise des prix folklorique. Qui sont ces monstres ? Le film ? Les personnages à la voracité affective mythologique ? Ducournau elle-même, réalisatrice assignée femme qui incarne, qu’elle le veuille ou non, une anomalie dans un paysage où recevoir des Palmes et faire des films sont des disciplines masculines ? Le président du jury l’a assuré, anticipant sans doute les mauvaises langues par réflexe, le fait qu’elle soit une femme n’est pas entré en ligne de compte dans l’attribution de la récompense. Pourtant, est-il vraiment possible de l’ignorer ? Est-ce même souhaitable ? Ducournau maîtrise parfaitement son discours sur le film, mais on y a relevé des contradictions en y regardant de plus près. Et loin de nuire à l’œuvre, ces petites anomalies la rendent plus riche et renforcent sa substance. Mais peut-être était-ce nécessaire de brouiller les pistes ? Et s’il fallait faire semblant d’être fort et incassable pour pouvoir crier sa fragilité ? C’est la trajectoire de cet alliage entre le métal et le feu, celle entre Alexia/Adrien et Vincent, et peut-être aussi celle du film. On ne croit d’ailleurs pas trop à l’analogie théorique entre les personnages principaux et les Titans. Malgré tous leurs efforts pour être au-dessus de la mêlée, Alexia/Adrien et Vincent sont trop communs, et vraisemblables, pour être réellement surhumains. C’est d’ailleurs ce qui les rend touchants. Peut-être est-ce là pour Ducournau un besoin d’intellectualiser et d’associer le film avec une démarche de gigantisme, comme un argument d’autorité pour obtenir un visa ? Car après tout, l’amour, c’est un truc de gonzesse. Une valeur féminine, estampillée mineure, comme la tendresse, qu’on ne peut exprimer et faire entendre qu’au prix d’éprouvantes épreuves du feu dans un monde patriarcal construit sur des normes violentes. Et si Julia Ducournau, malgré son parcours sans faute, éprouvait encore un besoin, plus ou moins conscient, de minimiser sa propre féminité dans sa mise en scène pour se sentir libre d’aborder des thématiques sentimentales ? Comme si le film et ses intentions s’injectaient aussi des stéroïdes pour s’assurer d’être pris au sérieux. Il faut sans doute ça pour impressionner les hommes, les rassurer et leur permettre de se positionner sans arrière-pensée. Peut-être que cette Palme historique et salutaire, en plus de laisser entrer les monstres, permettra à la réalisatrice d’abandonner toutes les squames qui entravent encore son cinéma par la nécessité de se justifier. À elle et à d’autres, à qui ce moment qu’on n’attendait plus ouvre la voie.

Car, quoi qu’elles en disent et sans contrefaçon, les femmes réalisatrices sont toutes dans le même bateau. Ducournau déplore à raison d’être appelée parfois sur des projets parce qu’on cherche “une réalisatrice” pour la façade. Le momentum que nous vivons, en pleine période de crise et de remise en question de l’industrie, fait parfois oublier que l’anomalie initiale réside dans l’effacement délibéré des femmes. L’histoire du cinéma a été amputée et les femmes poussées à considérer la surperformance et l’injonction d’une hypothétique perfection comme seule option pour prétendre exister. Mais c’est un jeu fallacieux, impossible à gagner. La féminité englobe beaucoup d’expériences et de sensibilités différentes mais elle donne un accès direct et instinctif à la notion de contre-culture. Et malgré ses contradictions, Julia Ducournau l’a parfaitement compris. La question de la fluidité de genres dans Titane est traitée comme une capacité de mutation à vocation de survie. Agathe Rousselle le dit d’ailleurs : “Alexia n’est pas traversée par des doutes identitaires liés au genre. Elle devient un garçon pour sauver sa peau. Elle aurait préféré se transformer en arbre si elle avait pu, mais il n’y avait pas cinquante options !”. Si on souhaite à Ducournau de se libérer de la sommation à rouler des mécaniques, on lui souhaite aussi de s’aventurer encore plus loin sur les terrains minés de l’amour et de la sexualité pris au piège des oppressions hétérosexistes. Parce que malgré ses défauts, Titane est un film qui exprime un point de vue viscéral, de l’intérieur, à l’instar du corps bandé, blessé, refoulé et déchiré de son héroïne. Une autre femme en manque d’amour, et de tétées saugrenues, a fait les choux gras de la Croisette cette année. On ne peut en effet s’empêcher de faire le parallèle avec Benedetta, autre film de la compétition 2021. Titane est peut-être une expérience immersive de misogynie intériorisée qui n’ose pas encore tout à fait dire son nom. Mais le film de Verhoeven fait, lui, penser à un tour autosatisfait dans une attraction à grands frissons. Putassier mais inoffensif, il manipule ses personnages comme des poupées là où Titane fait vivre par procuration la claustrophobie d’une vie d’entraves.

Les femmes ont-elles une expérience spécifique de l’oppression dont on n’a pas encore toute la portée au cinéma ? Le cinéma est-il appelé à muter sous l’impulsion de nouveaux variants monstrueux ? On ne sait pas, mais on a envie d’être là pour voir.

Réalisé par Julia Ducournau. Avec Vincent Lindon, Agathe Rousselle, Garance Marillier… France, Belgique. 01h48. Genres : Drame, Fantastique, Thriller. Distributeur : Diaphana Distribution. Palme d’Or au Festival de Cannes 2021. Sortie le 14 Juillet 2021.

Crédits Photo : © Carole Bethuel.

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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