Succession : Le dressage des sociopathes, entreprise familiale
Il y a une double ambivalence dans le mot succession, il peut tout autant être ce que l’on reçoit que ce que l’on transmet, cela peut tout autant faire référence à la répétition d’évènements sériels qu’à un héritage. Dans cette ambivalence, il y a tout le programme de cette saison 4 de la série. Sous l’apparence d’un Dallas CSP + dont l’enjeu serait la mainmise sur une entreprise familiale, Succession s’attarde en réalité sur la confusion dans laquelle nous plonge le deuil. Quand l’heure de la succession arrive les traumatismes remontent à la surface et les liens du sang deviennent complexes au point de nous rendre aveugle à ce que vaut notre héritage. Ce texte contient de nombreuses révélations sur l’intrigue. Si vous n’aimez pas l’idée d’être spoilé, vous pourriez avoir envie de regarder la série avant de le lire.
Les corps contraints
Parmi les images les plus partagées de Succession il y a ce groupe statuesque que forment Shiv, Roman et Kendall à la fin de la saison 3 et qui est répété au début de la saison 4. Les enfants de Logan Roy sont pétrifiés dans une étreinte de marbre.
La mort qui annihile tout et pétrifie le corps des vivants après avoir saisi celui des défunts, avait été ainsi subtilement annoncée lors de ce dernier épisode de la saison 3. Le décès de Logan Roy avait d’ailleurs été envisagé dès le tout premier épisode de la série, il a été ensuite régulièrement discuté, souhaité, craint, annoncé ou nié tout au long des 29 épisodes précédents la saison finale. Les Roy (comme tous les enfants du monde) n’étaient pourtant pas prêts à la disparition du père. Ils l’étaient d’autant moins que leurs existences toutes entières tournaient autour du combat qui les opposait à lui. En mourant, Logan finit de leur administrer l’ultime douleur qui fait suite à une longue série de maltraitances. Le père est mort avant d’avoir pu régler les comptes, il n’y a donc plus à se débattre : les corps sont figés, comme saisis par le deuil. Désormais ils ne se touchent plus que pour devenir des statues. Cette image des trois enfants s’étreignant va être répétée à de nombreuses reprises. Elle prendra parfois des accents ironiques (comme lors du sixième épisode au terme d’une conversation qui va consommer leur désunion), mais aura toujours une valeur prophétique : ce qui les unit, autant que ce qui les désunit, ce sont ces liens du sang qui ont la force des chaînes. Dans cette saison 4 les éclats charnels des saisons précédentes vont être repoussés jusqu’à la toute fin du tout dernier épisode pour finir par exploser. Kendall ne rappe plus dans des habits flamboyants, Roman n’envoie plus de dickpicks pathétiques à Gerri et Shiv ne porte plus de robes à fleurs. Avec la mort, le père a fini de les enfermer. Je dis « fini » car c’est en réalité un processus qui avait débuté de son vivant et ses enfants avaient commencé à porter les vêtements du deuil bien avant sa mort.
Les costumes de Succession ont fait couler beaucoup d’encre et ce tant parmi les critiques que sur les réseaux sociaux. Comment les ultra-riches sont-ils supposés s’habiller ? Pourquoi Shiv avec tout l’argent dont elle dispose n’est-elle pas aussi bien vêtue que Sarah Jessica Parker ? Il faut dire que le département costumes de Succession ne sert pas une vision documentaire de ces personnages mais bien une vision émotionnelle. Il ne s’agit pas d’être fidèle à la catégorie socio-professionnelle représentée, ou (comme dans Sex and the City) de mettre en valeur les beautés que la mode a à offrir, mais de soutenir le discours des auteurs sur les personnages. Il est donc logique que la garde-robe des protagonistes de Succession n’ait rien d’éblouissant. Les Roy sont en effet des gens aux intériorités quasi inexistantes : malmenés par un père tyrannique et élevés dans un environnement cruel, il était peu probable qu’ils réussissent à rassembler les ressources de créativité nécessaire pour s’exprimer (que ce soit à travers leurs vêtements ou à travers tout autre biais). En saison 3, au moment où ils atteignent une forme d’indépendance vis-à-vis du patriarche, ils font quelques incursions dans un vestiaire quasi-adolescent. Kendall porte des chaînes en or aux accents phalliques et Shiv teste les atours d’une féminité de mascarade dans une robe à fleurs longuement discutée par les fans. Si Shiv ne semble pas tout à fait à l’aise dans cet archétype du vestiaire féminin, elle vient néanmoins dans un geste rebelle, disputer à sa mère le blanc le jour de son mariage. On peut lire dans ces moments de joie vestimentaire un début d’individuation mais à mesure que l’emprise de leur père les rattrape, la contrainte fade des costumes malheureux reprend le dessus. Ainsi la morosité de leurs vêtements rejoint un émoussement général des sens.
Dans l’univers de Succession le spectateur est parfois « assommé » par la répétition d’intrigues de pouvoir si complexes qu’elles en deviennent souvent inaudibles. À chaque épisode, il y a une nouvelle stratégie, des nouvelles messes basses, de nouvelles alliances dont on ne sait si elles vont mener véritablement quelque part ou si elles vont seulement servir de bourdonnement vain avant d’arriver au prochain élan de violence familiale. Ce « bruit » de fond à base de jargon entrepreneurial est débité à tout va et participe de l’impression générale d’un environnement inhospitalier aux sens. Nos sens et ceux des personnages sont sous-stimulés : les couleurs, les vêtements, les décors, les conversations et même le sexe (ce qui est un comble pour la sulfureuse HBO) sont différés, opaques ou fades. Sur ce fond d’asthénie générale, il y a des éclats désarmants presque insoutenables. Avant de mourir, Logan nous rend le visionnage des premiers épisodes de la saison extrêmement difficiles à regarder tant la maltraitance dont il fait preuve envers ses enfants s’intensifie. Et pour finir de nous écœurer, le célèbre thème musical du générique est répété sous ses multiples variantes de manière quasi-incessante. C’est que ce générique et le thème musical qui y est attaché sont une sorte de boîte noire de cette famille. C’est toute l’histoire de leur clan qui défile sous le mode elliptique dans ces quelques secondes liminaires. On y aperçoit des bouts ténus du passé, trop peu pour réussir à reconstituer leur histoire mais assez pour avoir un aperçu de leurs traumatismes. Ainsi cette musique qui nous est répétée de plus en plus fréquemment est à l’image des souvenirs que l’on tente de réprimer mais qui remontent tout de même à la surface. Tout vient du passé, comme dirait Shakespeare qui est sans doute l’auteur qui a le plus influencé l’écriture de Succession : « What is past is prologue ».
Les cœurs détruits
La critique a souvent souligné les accents shakespeariens du personnage de Logan Roy et il est indéniable qu’il a en commun avec les rois du barde anglais une cruauté sophistiquée. Dans cette saison 4 (qui comme au théâtre nous présente une action resserrée autour de quelques jours seulement), les traumatismes présents depuis le début et de manière sibylline dans le générique nous sont révélés. On y apprend par exemple que les enfants ont été privés de mère pour laisser le champ libre à la maltraitance du père. La première mère (celle de Connor) est enfermée chez les fous tandis que la deuxième (celle des trois cadets) est exilée de l’autre côté de l’Atlantique. Logan va même jusqu’à écarter une troisième mère symbolique (Gerri) pour tenter de ramener ses enfants sous sa coupe au moment où ils semblent le plus déterminés à s’allier contre lui. On découvre les violences physiques subies par Roman dès l’enfance et on devine les autres …
Ce passé travaille le comportement des enfants depuis toujours mais avec le deuil et le déséquilibre qu’il apporte tout s’intensifie : Roman dont les penchants schizophrènes sont soulignés par son surnom (Romulus et le nom gémellaire que porte celui qui avec Rémus a fondé Rome) n’a jamais été capable d’attachement sain. Il s’empresse pourtant de détruire la seule relation qui semble avoir du sens pour lui, celle qui le lie à Gerri. Sur un ordre de son père (qui le sait capable de tout lâcher pour mendier les miettes de son affection) il finit par accepter de la tuer symboliquement alors qu’elle est peut-être la femme la plus importante de sa vie. Il devient alors le relais de la voix de son père et met à mort cette figure maternelle (également marraine de sa sœur). Dans l’impasse de sa confusion identitaire il n’y a plus de place pour ce qui compte à ses yeux, et c’est en vain qu’au moment du dénouement final il cherche son reflet dans un miroir.
Le combat perpétuel de Kendall contre son père se solde rapidement par la pire des capitulations. En effet, il lui aura fallu très peu de temps après la mort de Logan pour reprendre le même chemin ignoble qu’il a passé trois saisons à lui reprocher et pour ne devenir qu’une version fantoche du mort. Il se met à le singer, à engager sa garde rapprochée, à adopter les mêmes attitudes. Qu’est-ce qu’il reste de nous quand on enfile la peau de nos ennemis ? Sans doute pas grand-chose.
Shiv quant à elle se laisse guider par la peur. Elle passe son temps à chercher à se protéger et en faisant cela travaille souvent contre ses propres intérêts. Logan le lui a dit en saison 1 : « You’re marrying a man fathoms beneath you because you don’t want to risk being betrayed ». Craignant sans cesse d’être trahie, elle épouse un homme en dessous d’elle en espérant que cela la préservera. C’est le même fonctionnement post-traumatique qui la conduira à se plonger dans une relation infructueuse avec Matsson. Mais la peur est-elle si mauvaise conseillère que cela ? Shiv ne parviendra pas à se sortir indemne de la toile familiale : elle devra embrasser le même destin ( pourtant si activement rejeté ) que sa mère mais, avec la peur comme boussole, elle aura au moins pu se soustraire aux dangers que promettaient de colporter ses frères.
Vivre + : quand l’argent corrompt le deuil
Dans ce marasme qu’est le deuil, l’argent (la succession) est contaminé par la confusion : les protagonistes durant les jours qui suivent la mort de Logan, ne semblent plus totalement comprendre ce que l’argent signifie. Roman demande régulièrement à sa fratrie s’ils savent ce que ces millions de dollars veulent dire. Kendall, qui tenait à tout prix à vendre, souhaite soudainement garder et Shiv, devant le mausolée de son père, discute avec eux du prix de la sépulture: « Five mil? good deal », nous informe Kendall, et Shiv de conclure « It’s also a tax write-off cause it’s technically a residence ». « Cinq millions c’est une bonne affaire ! », « C’est aussi de l’optimisation fiscale parce que techniquement c’est une résidence ». Quelle drôle de façon de parler de la tombe de son père ! Mais derrière l’humour noir la question est posée : que veut dire l’argent face à la mort ? Comment devient-il un moyen de négocier avec le deuil ?
Il est humain de vouloir échapper à la réalité de la mort mais tôt ou tard on finit par être confronté à notre peine. Dans Succession tout est réuni pour retarder ce moment. Tout le monde se jette à tête perdue dans les arcanes de l’entreprise. Il faut vendre et acheter, planifier les élections et maintenir le prix de l’action en bourse. Tout est important, urgent et rien ne peut attendre. Ainsi on assiste à une scène effarante où Shiv doit réserver une salle de réunions pour pouvoir y pleurer quelques minutes. Le déni, la négociation et les évitements en tous genres ne sont qu’une étape du deuil. Tant qu’on y est, il n’y a de la place pour rien d’autre et cela nous rend fous de douleur. Tant que le deuil est impossible, on tourne en rond dans les souffrances. Ainsi Logan les hante comme un fantôme et il continue de les maltraiter. Alors qu’il présente un projet d’application au nom ironique de « Living + » ( et dont le programme est de créer un monde où la mort n’existe plus), Kendall sourit à l’hologramme de son père qui vient de le malmener. Pourquoi Ken sourit-il ? Il faut croire que tant que l’on continue de s’imposer les anciennes blessures, nos bourreaux ne meurent pas vraiment.
Pour garder leur père plus longtemps, les enfants Roy se maintiennent donc dans cette étape douloureuse et utilisent l’argent comme moyen de négocier avec la réalité. Sans l’acceptation de la mort et de nos souffrances pour nous rendre à la santé, nous devenons incontrôlables et c’est bien dans ces moments-là que les protagonistes apparaissent sous leur jour le plus détestable. Lors de l’élection présidentielle qui prend place au lendemain de la mort de leur père, ils décident de prendre parti pour le candidat nazi contre le candidat démocrate. Ainsi Roman et Kendall vendent-ils l’avenir de leur pays à un tyran pour espérer garder la main sur l’héritage du père. Shiv décidera également dans un second temps de collaborer pour faire avancer ses intérêts personnels. C’est donc une avance forcée par la cupidité et aveuglée par leurs egos et traumatismes qui s’enclenche. Cette avance se fait au nom du passé et au détriment des générations suivantes : Sophie la fille non-blanche de Kendall souffre de l’arrivée au pouvoir du nazi, l’enfant à naître de Shiv est d’ores et déjà symboliquement malmené. Parions que Roman (qui par bien des aspects n’est qu’un enfant) ne pourra pas contrôler le tyran qu’il vient de mettre au pouvoir. Au matin de l’enterrement de son père, Roman le dit explicitement dans une formule qui aurait fait les délices de Freud et qui résume à elle seule les fonctionnements de la famille Roy : « Discord make my dick hard ».
Succession, en mêlant l’histoire personnelle aux enjeux de pouvoir, pose la question de l’héritage. Quel sens y a-t-il à transmettre ? La succession est le principal moteur de la concentration des richesses. De lignées en lignées, l’argent et le pouvoir se condensent et corrompent une poignée de personnes de plus en plus réduite. Comment accepter de laisser tant de pouvoirs à des gens qui ne sont que tristement et cruellement humains ? Libérés de leurs fortunes, les enfants de Logan Roy auraient-ils pu choisir de perpétuer ou non la violence de leur père ? Loin de moi l’idée que seuls les riches reproduisent les traumatismes qu’ils ont subis mais sans l’argent pour troubler le tableau une vérité apparaît avec clarté : les souffrances que l’on reçoit, aussi terribles soient-elles, ne nous rendent pas irresponsables de celles que l’on transmet.
Créée par Jesse Armstrong. Avec Brian Cox, Kieran Culkin, Jeremy Strong… Etats-Unis. 39 Épisodes x 60 Minutes (4 Saisons). Genre : Drame. En intégralité sur Prime Video.
Crédits Photo : © HBO.
One Comment
Kadiatou
Merci pour cette solide a analyse. Je n’avais pas encore réussi à process …toute cette série que j’ai trouvé techniquement complexe mais vraiment très intéressante…et il me manquait sûrement plusieurs éléments de lecture/compréhension. Les lire ici font sens. Donc merci !