Courts métrages

Enquête au cœur du Nikon Film Festival

Le Nikon Film Festival, c’est un peu comme la grippe : on en entend parler une fois par an en hiver, c’est très contagieux et on connait tous quelqu’un qui l’a attrapé.

Aux Écrans Terribles, on a décidé d’enquêter sur ce phénomène qui s’empare d’une part croissante de la population cinéphilico-audiovisuelle. Alors que le Nikon Film Festival fête ses 9 ans d’existence cette année, je vous propose de plonger dans les arcanes de cet évènement, devenu un rendez-vous majeur dans le monde du court métrage. Un évènement aux réalités riches et complexes, qui oscille entre plateforme ouverte et collaborative, et grande machine marketing de multinationale.

Pour celles et ceux qui n’y connaissent rien, le Nikon Film Festival est un concours de courts métrages en ligne, dont la première édition a eu lieu en 2010. Chacun peut envoyer son film sur la plateforme, afin qu’il soit vu, partagé et peut-être primé. Deux conditions principales : faire impérativement entre 120 et 140 secondes, c’est-à-dire 2 minutes 20, et répondre de près ou de loin à une thématique imposée chaque année qui commence par « Je suis ». En 2018, il s’agissait de « Je suis le partage », l’année dernière de « Je suis un cadeau », en 2016 de « Je suis une rencontre », etc. … (Et pour celles et ceux qui n’y connaissent vraiment rien de chez rien, Nikon est un fabricant historique japonais d’optiques et d’appareils photo, l’un des grands leaders mondiaux face à Canon, également japonais.)

Un festival digital de cinéma ?

Les bases maintenant posées, intéressons nous au fonctionnement intrinsèque du festival, souvent appelé du simple nom de « Nikon » : « faire un Nikon », « mon Nikon » étant devenus des expressions courantes au sein des équipes des films.

Le festival doit sa grande notoriété à son système de partage de vidéos : pour espérer gagner le convoité Prix du Public, les courts métrages sont soumis aux votes des spectateurs. Chaque réalisatrice/teur doit donc se livrer à un exercice de promotion sur les réseaux sociaux afin de pouvoir espérer se classer parmi les films les plus vus. Avec le nombre très important de courts métrages – plus de 1240 cette année – autant dire que Facebook et Instagram deviennent un terrain de lobbying intensif. Si vous recevez un message privé style « Coucou toi, mon petit Nikon a besoin de ton soutien, clique sur mon bouton, tu vas kiffer », il ne s’agit pas d’une métaphore sexuelle mais bien d’une demande de vote.

Au cours des années, le festival s’est considérablement enrichi : alors qu’il n’y avait qu’un seul prix en 2010, 10 prix seront décernés lors de la prochaine cérémonie en février-mars 2019.

Outre le Prix du Public, le vecteur le plus populaire du festival, un jury prestigieux est constitué chaque année pour remettre les autres distinctions en lice (dont un Prix des médias et un Prix Canal +). Le Nikon n’est donc pas qu’un simple agrégateur de contenus plus ou moins professionnels – la qualité des films y étant en effet très variable – mais jouit au contraire d’une reconnaissance de plus en plus accrue, de la part de l’industrie et des décisionnaires du cinéma français. En témoignent les présidentes et présidents du jury à chaque édition : cette année Marjane Satrapi et avant elle Emmanuelle Bercot, Cédric Klapisch, Michel Hazanavicius ou encore Julie Gayet, Jacques Gamblin, François Ozon …

De nombreux partenariats ont été tissés entre le festival et des industries majeures, Canal + remettant un prix et diffusant le film, MK2 projetant les cinquante finalistes dans ses salles … Plus récemment, c’est le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) qui s’est associé au Nikon, en invitant le ou la lauréat(e) en résidence d’écriture pour un futur projet.

Une plateforme collaborative hybride 2.0

Ce partenariat entre un organisme français public et une multinationale étrangère est significatif pour comprendre la place que le Nikon Film Festival a su occuper en moins d’une décennie. Cela soulève également d’autres questions, plus épineuses, que nous tenterons d’éclairer un peu plus loin dans cet article.

Profitant des possibilités du numérique, le Nikon est devenu un espace collaboratif expérimental assez inédit : en effet, le site propose d’emprunter gratuitement du matériel pour le tournage (évidemment du matériel Nikon). Le site a également mis en place un espace d’échange participatif où chaque réalisatrice/teur peut contacter d’autres participant(e)s et technicien(ne)s afin de compléter son équipe. Ainsi, sur une seule et même plateforme, il est possible d’emprunter du matériel, de se constituer une équipe et d’envoyer son film en compétition, où il sera en libre accès pendant au moins plusieurs mois.

Force est de constater que Nikon a créé un modèle d’agrégation des talents et des énergies – créatrices, humaines, industrielles – dont il y a peu d’équivalent. L’émergence des talents, à défaut d’être systématique, est réelle : certains films ont connu un beau succès, permettant à leurs auteur(e)s d’amorcer une carrière. C’est le cas par exemple de Vincent de Oliveira, qui a reçu le Prix Canal + en 2015 pour son film Je suis une moustache. L’année suivante, il réalise un court métrage diffusé par Canal + puis est finaliste des Audi Talents Awards. Il reçoit une aide à l’écriture du CNC et est lauréat du Fonds Web TV de la SACD.

D’autres courts métrages, de par leur thématique forte, sont devenus viraux sur Internet et ont été mis en lumière par les médias : Je suis toujours belle (Nicolas Van Bereven) traite des conséquences d’un viol, Je suis #une biche (Noémie Merlant) de la fascination de l’image sur les réseaux sociaux.

Oui mais. Derrière un modèle qui se veut nourri de dynamiques horizontales – tout le monde fait des films, tout le monde les voit, tout le monde vote – le Nikon Film Festival illustre très bien la récente mutation digitale du néolibéralisme, sous couvert de méritocratie participative.

De l’usage averti du brand content marketing

Il faut s’interroger sur le fait qu’une multinationale comme Nikon vienne soutenir la jeune création indépendante française. Loin de moi l’idée de dévaloriser l’existence d’un tel projet, qui comme je l’ai dit, est une vraie opportunité positive pour de nombreux créateurs émergents. Mais le système du festival et son fonctionnement posent plusieurs questions déontologiques.

Il est d’abord évident que le festival a pour objectif, outre la promotion de films indépendants, la promotion de sa propre marque, et ce de façon tout à fait ostentatoire. La charte graphique de Nikon – jaune et noire – est déclinée partout sur le site, et le mot « Nikon » est apposé sur toutes les vidéos. Pour envoyer son film, mais aussi pour voter, il faut s’inscrire sur le site de Nikon.

La marque est omniprésente puisqu’elle a gagné la bataille lexicale, comme en témoigne l’expression « faire un Nikon ». Cette stratégie promotionnelle est intelligente : elle est à la fois mécénat positif et placement de produit obligatoire.

Son objectif est également de fidéliser toute une nouvelle génération de créateurs au matériel Nikon. Il s’agit de faire face à la concurrence accrue de Canon qui a jusqu’ici gagné la bataille technique du rapport qualité prix, avec son appareil photo 5D (Mark III) et sa mini-caméra C300, qui ont dominé la gamme d’entrée des caméras à petits budgets.

C’est-à-dire exactement la cible visée par le Nikon Film Festival.

Cette construction marketing est un outil idéologique puissant, et ce d’autant plus qu’il est gratuit. Mais comme le dit le petit adage populaire, « quand c’est gratuit, t’es le produit ».

En activant mon âme de mini Elise Lucet, je me suis plongé dans le règlement du festival, afin de mieux comprendre ce que cherche à faire Nikon avec cette manifestation.  

L’alinéa 3.7 du règlement est très intéressant. Parmi la liste des interdictions habituelles et compréhensibles (racisme, incitant à la haine, homophobie …), on trouve aussi d’autres interdictions comme « Ne contient pas de contenus liés à un intérêt manifestement commercial ou à but promotionnel » ou bien « Ne contient pas de mentions de marques déposées ».

Or, on peut tout à fait dire que l’ensemble des vidéos violent doublement cette règle au profit de la marque Nikon et de son logo. Ces interdictions ne protègent pas tant l’intégrité de la création artistique indépendante mais visent au contraire à ce que la marque Nikon ne se fasse pas court-circuiter.

Un autre alinéa du règlement est beaucoup plus problématique :

« L’Organisateur se réserve le droit, sans avoir à le justifier, de ne pas publier ou de retirer du Site, sans délai ou notification (…) tous contenus pouvant porter atteinte à son image, ses activités, ses valeurs, sa réputation ou sa notoriété. »

Cette interdiction éclaire en elle-même l’importance du Nikon Film Festival pour sa stratégie de marque. Les films doivent en premier lieu nourrir la persona médiatique et l’image de marque positive du groupe Nikon.

Cette réalité pose un vrai problème éthique et questionne la liberté de création et d’expression : je ne dis pas que tout le monde rêve de faire un film contre Nikon, mais la simple interdiction de cette possibilité n’est pas anodine.

Y aurait-il une censure sous-jacente à la ligne éditoriale de l’évènement ?

Faut pas nous prendre pour des (ni)kons

En 2016, une vidéo intitulée « Je suis un blaireau » est refusée par le Nikon Film Festival. Thomas Lesourd, son réalisateur, reçoit un mail de l’organisation, éclairant les raisons de ce refus. Il s’agirait d’un manque d’adéquation avec la thématique « Je suis une rencontre ». Pourtant, la vidéo montre la première rencontre sur Skype entre un réalisateur et une comédienne. Les deux personnages sont incarnés par des marionnettes aux voix hystériques. Leur dialogue souligne avec ironie que le festival est aussi une tentative bien menée de storytelling marketing, en faveur de Nikon, basée sur le travail bénévole de milliers de créateurs indépendants, qui assurent une communication virale gratuite à la multinationale sous couvert de partage artistique.

Etonné par les raisons du refus, qu’il juge malhonnêtes, Thomas Lesourd publie la vidéo sur Facebook en expliquant sa démarche qu’il voulait volontairement parodique et pamphlétaire.

Contre toute attente, la vidéo devient virale et affiche rapidement 40 000 vues, c’est-à-dire autant que le Grand Prix du Jury cette année-là. (Aujourd’hui, elle la dépasse même de quelques milliers de vues).

J’ai décidé de rencontrer Thomas afin de questionner sa démarche.

Thomas m’explique tout d’abord que son objectif n’était pas de participer au concours, mais simplement d’y réfléchir sous forme de satire humoristique « volontairement naze ». Étonné par le nombre de vues, il constate que la promesse de visibilité que véhicule le festival est plutôt mensongère. 40 000 vues (la moyenne pour les films les plus médiatisés en 2016) est finalement un chiffre très faible sur Internet. Ceci s’explique en partie par la quantité importante de films, mais souligne une nouvelle fois que le grand gagnant en terme de visibilité reste Nikon.

« Le rapport au concours a changé : à la création du festival, il s’agissait de donner un coup de pouce aux nouveaux entrants, avec à la clé un appareil photo de la marque pour les gagnants. Aujourd’hui, ce sont souvent des personnes en fin de professionnalisation voire déjà très professionnalisées, qui participent au festival avec des films tournés en Alexa ou Red [des caméras professionnelles largement supérieures aux appareils photos]. Le rapport est biaisé, car les films sont surtout vus dans le milieu. L’objectif n’est plus de faire une proposition artistique cohérente, personnelle, pour développer son univers. Il s’agit de faire le plus grand nombre de vues, buzzer avec des likes. Et forcément, on n’est pas identiques dans notre capacité à générer des likes si l’on est un(e) petit(e) jeune, ou bien un professionnel qui a déjà son réseau. »

En se penchant sur les films de chaque édition, on peut en effet constater qu’une forme dominante a émergé du festival. Les participant(e)s semblent en grande majorité s’inspirer des films gagnants de l’année précédente, et modélisent un format qui devient chaque fois de plus en plus codifié, recopié, figé.  

« Le projet artistique d’une multitude de jeunes créateurs devient par la force des choses leur film Nikon. Mais comme ce sont les mêmes règles qui sont appliquées pour tout le monde, dans un format très court et dont l’objectif principal est de fabriquer du like, c’est un désastre artistique. C’est le règne de la pastille humoristique à anecdote, avec la chute obligatoire qui fait loi. Surtout, il ne faut froisser personne, il faut que tout soit lisse et politiquement correct si on veut être partagé sur les réseaux et émerger de la masse. »

“Rien ne se crée, tout se transforme” : l’émergence, mais à quel prix ?  

La notion de responsabilité artistique et culturelle du Nikon se pose, et elle est essentielle.

Etant donné l’importance que le festival a pris en moins de dix ans, il faut être conscient que le risque à terme est de formater toute une nouvelle génération d’entrants dans les milieux du court métrage et de l’audiovisuel.

Car pour beaucoup de participant(e)s, à la manière des films Kino, le festival devient un exercice important, une sorte de chemin vers la professionnalisation. Les automatismes que l’on acquière en faisant un film Nikon ont donc une valeur presque professorale pour les personnes n’ayant pas fait d’école – et ils/elles sont nombreux(ses).

Selon Thomas, « malgré les bonnes intentions du Nikon Film Festival, force est de constater qu’on assiste à un mouvement général nocif pour le court métrage. Les règles du concours font que les films s’apparentent toujours plus à du contenu, à du flux qui se doit absolument d’être efficace et plaire à tout le monde. »

Comment, dans ces conditions, favoriser l’émergence de nouvelles voix, de nouvelles écritures ?

« On pourrait proposer, au lieu d’un thème figé identique pour tout le monde chaque année, un exercice stylistique. Par exemple, une proposition formelle – une contrainte technique particulière, un mouvement de caméra … afin de mettre au coeur du concours des questions de cinéma, à l’inverse donc d’une recherche de consensus autour de mots génériques. »

Que ce soit en terme formel ou thématique, il faut se souvenir que le court métrage reste un exercice de cinéma, et que tout le monde peut s’en saisir, avec son identité, son histoire, sa personnalité.

L’objectif de faire un film ne devrait pas être celui de vouloir accumuler des partages Facebook : au contraire, j’aime croire que seul un travail sincère saura toucher la sincérité de chacun, et donc amener à la volonté naturelle de partager un film qui nous touche vraiment.

« Même si je critique frontalement les dérives qu’il crée, je pense que ce festival part d’une bonne initiative du point de vue de ses organisateurs. Leur démarche est sincère et permet de se confronter en communion à la fabrication d’un court métrage. Pour moi cependant, peu importe l’intention, il faut impérativement repenser son fonctionnement si on veut garantir l’émergence d’une nouvelle génération, qui selon moi doit faire ses premiers pas en dehors de thématiques imposées par des multinationales. » conclut Thomas.

Devenu incontournable, le Nikon Film Festival doit maintenant faire face à ses propres contradictions s’il veut devenir un réel moteur de la jeune création cinématographique française. On espère que ce sera le cas, car il en va aussi de la démocratisation de l’accès à ce milieu professionnel.

Mais cela pourra s’avérer difficile, si ce genre de tremplin reste encore et toujours à la discrétion de sponsors privés, forcément soumis à des prérogatives financières et marketing.


Alexandre Lança est scénariste et réalisateur. Il considère Oprah Winfrey et J.K Rowling comme ses mères adoptives et est l'heureux possesseur d'un Dracaufeu shiny niveau 100. Depuis 2017, il est également membre élu au bureau de la Société des Réalisateurs de Films (SRF).

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