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La France en pleurs

“Votre esprit a conscience de ce qui vous arrive. – Ce n’est pas mon esprit qui a un problème, c’est mon coeur”. France de Meurs, journaliste star d’une chaîne d’infos en continu, décrit en ces termes ses états d’âme existentiels à un thérapeute lors d’une cure de repos dans les montagnes suisses. Et à l’instar de son héroïne éponyme, le film de Bruno Dumont reparti bredouille de la dernière sélection officielle du Festival de Cannes, souffre d’une cruelle déconnexion émotionnelle. Commentaire politique acerbe ou chant agonisant d’un cygne increvable ? La distance chère au réalisateur philosophe brouille toutes les grilles de lecture et rend les 2h14 de visionnage éprouvantes. Not in a good way.

Tout sourit à France De Meurs. Au faîte de sa gloire, elle jouit d’une popularité telle qu’elle peut se permettre de bavarder en conférence de presse présidentielle et de se rattraper en flirtant avec Emmanuel Macron. Précise, précieuse mais aussi baroudeuse, elle a façonné son image de marque en combinant présentation du journal en plateau et reportages de guerre qu’elle met en scène comme une téléréalité avec un charme persuasif qui semble opérer sur les insurgés fondamentalistes les plus coriaces. La formule fonctionne et fait exploser l’audimat. Le succès, l’argent, le statut et l’action. Elle a donc tout pour être heureuse, la jolie France. Que nenni ! On aurait vite fait de croire que la moula fait le bonheur, mais heureusement Dumont est là pour nous rappeler que tout n’est pas si facile et tout ne tient qu’à un fil. Et l’équilibre “couci-couça” de l’ambitieuse femme médiatique commence à se déliter le jour où elle renverse un Arabe en scooter, un dénommé Baptiste sévèrement atteint de strabisme. Un accident qui lui offre l’occasion de “prendre conscience que ses actes ont des conséquences”. Oui, on est vraiment sur du révolutionnaire radical en termes de discours politique, accrochez-vous ça va secouer. Bref, France commence à perdre pied et se met à fondre en larmes plus que de raison, en privé ou en direct devant l’autre France qui n’en perd pas une miette scotchée à son téléviseur. Le problème est que le personnage interprété par Léa Seydoux est introduit depuis le début comme étant prompt à utiliser ses larmes et à manipuler l’émotion comme un appât. L’idée n’est pas mauvaise, et même intéressante quand on pense aux réflexions sur l’instrumentalisation des larmes des femmes, en particulier celles des femmes blanches. Il n’empêche que réduire une journaliste de cette envergure à une poupée boudeuse qui pleure quand on la touche fleure bon la complaisance sexiste, un procédé aussi manipulateur que celui que le cinéaste prétend dénoncer. Surtout quand on choisit de conclure avec une séquence de violence incongrue totalement gratuite, où France prend le spectateur à témoin de sa toute dernière larmichette.

Dame Crocodile

C’est qu’on ne la connaît pas cette France. Si Dumont prend le parti de filmer sa non-évolution comme la démonstration d’une corruption morale inéluctable, il peine à donner, en contrepoint, un minimum de chair et d’humanité à son personnage dont il semble ignorer complètement l’expérience réelle et concrète du quotidien (quand bien même, elle en serait déconnectée). On pense par exemple à une altercation avec un politique caractériel qui la traite de “jolie idiote”. Une situation certes désagréable, mais dont on a tout le mal du monde à penser qu’elle la déstabilise vraiment. France évolue tout de même dans un milieu où la violence sexiste et sexuelle qu’elle croise tous les matins à la machine à café est garantie d’être mille fois pire, insidieuse et banalisée. D’une manière générale, la direction artistique du film construite pour mettre en scène l’idée d’artifice comme façon de vivre “délibérément factice” du personnage, ne parvient pas à dépasser le commentaire malgré une maîtrise de construction visuelle et une prise de risque notable dans le ton. Un peu d’outrance et d’artifice volontaire sont certes rafraîchissants en ces temps obscurs. Mais Dumont semble perdre de vue que les individus construits sur un vide émotionnel dépensent le plus souvent beaucoup d’énergie à paraître fonctionnels et profonds. Il aurait fallu une densité et une essence indiscutables à ce personnage dans sa façon d’être, de s’habiller et dans la construction de son environnement. Mais France reste pixellisée et éparpillée façon puzzle tout au long du film sans qu’on parvienne à la saisir ni qu’on n’ait particulièrement envie de le faire. On pense par exemple à son appartement à la fois baroque et austère. Le choix d’un bien haussmannien avec vue sur la très chic place des Vosges, avec une hauteur de plafond indécente et des moulures qui rappellent les ors de la République, était pertinent pour caractériser une histrionne telle que France de Meurs. Néanmoins, on ne comprend pas la cohérence du choix et de l’agencement des œuvres d’art qui parsèment cet espace impersonnel et fantomatique, entre des toiles académiques gigantesques tout droit sorties des réserves du musée du Louvre et un vitrail type Gilbert & George version commentaire social. On confesse sans complexe ne pas avoir de bagage suffisant en histoire de l’art pour reconnaître ou décrypter en détail les pièces en question mais on reste convaincu qu’on ne devrait pas avoir à le faire.

On a déjà du mal à croire que la zénithale France de Meurs n’ait pas de portrait d’elle dans son salon, pourquoi pas nue, photographiée par Pierre & Gilles. Non pas qu’elle serait à même de comprendre le kitsch comme expérience esthétique et sensible, mais elle serait forcément capable de reconnaître les tendances et les cours du marché. On pourrait penser que c’est du détail mais un personnage iconique requiert de la précision et de l’immédiateté. Si la précision existe chez Dumont, qui signe seul le scénario, l’immédiateté, elle, est noyée sous une cascade d’apartés ironiques. Pendant les temps morts du film, qui s’étire cruellement au montage, on se prend à refaire la décoration. France n’a peut-être pas de goût mais elle aurait embauché quelqu’un pour en avoir et elle chercherait sans doute à avoir l’air résolument moderne, ne serait-ce que pour s’auto-persuader. On lui imagine volontiers un intérieur design épuré et clair d’inspiration scandinave pour casser les moulures et pourquoi pas un Jeff Koons dans l’entrée et un Banksy dans la cuisine. Avec peut-être parsemées ici et là des sculptures africaines ou mieux, mauresques, quelque chose d’authentique qu’elle aurait ramené de ses séjours en Syrie… Bref on refait le film pour tenter de donner corps à une bonne idée qui ne s’incarne désespérément pas.

Akoibon ?

France aura tenté pendant 2h14 de cracher une émotion sincère qui semble rester coincée en travers de sa gorge comme un exorcisme qui ne se fait pas. Le film semble voué au même destin cynique et le spectateur agonise avec lui. Les dialogues commentent les situations et créent un effet de redondance dévastateur. D’ailleurs, tout ce qu’on sait des personnages publics de Léa Seydoux et Blanche Gardin (énergiques toutes les deux, l’engagement de Seydoux est indiscutable) vient aussi remplir le vide de la caractérisation de leurs personnages. Ce qui n’est pas sans être amusant dans un film où on n’est jamais sûr de savoir où se situe l’humour (NB : pas dans l’autodérision). Qui plus est, on est très sceptique face à la portée politique et subversive du propos. Quel courage pour un film tourné en 2019 qui a obtenu une rare autorisation de filmer dans le Palais de l’Elysée, de montrer des corps noirs réfugiés en gros plan soit-disant pour surligner l’indécence du procédé ? On pense à Atlantique de Mati Diop, récompensé à Cannes en cette même année 2019, qui interrogeait la souffrance de ceux qui restent et incarnait la violence de la migration par l’ellipse. Peut-être Bruno Dumont pense-t-il que le discours érudit transcende l’éthique. Et peut-être que ça serait le cas, dans un monde où il ne serait pas l’un des seuls à avoir carte blanche pour traiter des sujets de violence sociale et de racisme. Sur ces thématiques, on n’a même pas forcément envie de creuser plus si ce n’est pour dire que le point de vue semble pour ainsi dire daté et que tout le monde méritait mieux. Au fond, le plus frustrant c’est de ne même pas être vraiment énervé en sortant du film. L’expérience, épuisante, s’apparente un peu à une discussion pénible avec le genre de personne qui aime claironner qu’elle est sapiosexuelle sans qu’on lui ait rien demandé. 

On en arrive à un point où la virtuosité de mise en scène indéniable de Dumont, visuelle à défaut d’être vivante, devient une souffrance. Il y a une forme d’ironie dramatique à faire un film vaniteux sur les ravages de la vanité. Mais on se demande parfois si au fond le sujet de France ne résiderait pas dans l’incapacité tragique de renoncer à un statut qu’on sait délétère, quitte à se mentir à soi-même jusqu’au bout. On en verserait bien une larme mais on n’en a plus.

Réalisé par Bruno Dumont. Avec Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay… France, Allemagne, Belgique, Italie. 02h14. Genre : Comédie dramatique. Distributeur : ARP Sélection. Sélection Officielle au Festival de Cannes 2021. Sortie le 25 Août 2021.

Crédits Photo : © Roger Arpajou/3B.

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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