Revoir Les Yeux dans les Bleus
Puisque la finale approche, et qu’une partie de football est aussi affaire de superstition, nous avons revu le mythique documentaire de Stéphane Meunier, Les Yeux dans les Bleus.
Premier regard, d’abord au passé. C’était il y a vingt ans, une autre époque donc, chargée des signes qui lui sont propres. Dédé, Liza, Lolo, Duga ; Chirac en maillot bleu ; la mode des slips kangourou ; That’s my people ; les Guignols de l’info (version pré-Bolloré) ; « muscle ton jeu » ; les poils sur le torse ; Zidane chante On ira tous au paradis ; pas encore d’étoile au maillot ; Canal Plus (version pré-Bolloré bis) ; Fujifilm et JVC parmi les sponsors du Mondial ; le Stade de France n’a même pas six mois d’existence ; les passants ont des appareils photo jetables ; la coupe mulet fait encore des ravages ; Laurent Blanc fume une clope dans son lit ; les maillots sont très larges, ils ne collent pas au corps ; à l’époque, les gardiens attrapaient la balle au lieu de la repousser ; Ronaldo est brésilien ; Zidane a encore des cheveux ; la lala la la, lalalalalala, lala la la… Ce n’est peut-être pas un chef-d’œuvre formel, mais Les Yeux dans les Bleus est un documentaire émouvant, car ce qu’il montre reste imprimé dans la mémoire collective comme le plus grand exploit du football français. Stéphane Meunier est un bon réalisateur, mais il fut surtout pendant les mois de juin et de juillet 1998 l’homme le plus privilégié de France, autorisé à poser sa caméra au cœur de l’intimité des Bleus : dans les vestiaires quand les mots importants sont prononcés à la mi-temps ou avant le coup d’envoi, chez le kiné où les joueurs ont le cul à l’air, dans les chambres, sur le bord du terrain, dans le car, dans les grandes réunions de groupe et dans les petites discussions informelles.
Les moments graves, sérieux, et les moments légers, sont tous filmés comme des instants décisifs. Mais ils sont par le même coup mis sur un pied d’égalité. La force des Yeux dans les Bleus c’est, au fond, de ne jamais anticiper. Ce qu’il y a de souvent dérangeant dans les reportages sportifs, c’est leur côté « fabuleux destin », leur manière d’être trop écrits. Les dieux ont tracé la route du succès, et pour qui sait déchiffrer l’invisible, la victoire était gravée dans le cours du monde depuis longtemps : aussi le reportage n’est-il que l’humble serviteur ramassant les cailloux blancs semés par une bonne étoile. D’ailleurs, un type en survêtement sera toujours là pour vous dire quelque chose du genre : « Zidane, je l’ai rencontré quand il avait six ans, et j’ai tout de suite su qu’il marquerait en finale de la Coupe du Monde, parce que j’ai un sixième sens, je suis une sorte de voyant. » Le documentaire de Stéphane Meunier évite avec justesse cet écueil, peut-être parce que le film est sorti très peu de temps après le Mondial, empêchant la mythologie des Bleus-champions-du-monde de s’interposer entre l’auteur et son sujet. On se dit bien, en regardant Les Yeux dans les Bleus, que rien n’était écrit, qu’il n’y a pas de destin, mais seulement des hommes et leur chance au bout des pieds.
Deuxième regard ensuite, au présent. Un 13 juillet 2018, à deux jours de la finale France – Croatie, on ne peut s’empêcher de comparer les deux époques. On ne peut s’empêcher de remplacer les visages, de rajouter quelques rides à Deschamps (passé de capitaine à entraîneur), de chercher du Giroud chez Guivarc’h, du Mbappé chez Henry etc. Les inquiétudes concernant Deschamps entraîneur sont balayées par les images de son influence dans le vestiaire il y a vingt ans, sa capacité à mener les hommes, à avoir un mot pour chacun avant le début d’un match, son obsession pour la technique et le placement, son pragmatisme également. Que peut donc nous dire aujourd’hui Les Yeux dans les bleus ? Une chose surtout : que le football est affaire d’épopées formidables, et non de légendes. En 2001 puis 2002 sont sortis Les Yeux dans les bleus 2 et 3, de beaux fiascos (élimination de la France au premier tour de la Coupe du Monde). On a voulu mettre le même dispositif en place, réenclencher la légende, mais la spontanéité avait disparu, le sentiment d’écrire au présent avait été remplacé par un irrémédiable regard tourné vers une destinée scintillante et trompeuse. Un footballeur doit grandir en sachant que bientôt tout cela disparaîtra, et qu’il n’y a pas pire préparation que d’écrire à l’avance la légende d’un match pas encore disputé. Car les carrières sont courtes, les places sont rares et les étoiles ne brillent pas bien longtemps (sauf celles brodées sur un maillot).
Réalisé par Stéphane Meunier. Documentaire. France. 2h37. 1998. 2P2L Télévision – Canal+. Date de sortie VHS et DVD : 10 août 1998.