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Courts métrages

La Semaine de la critique côté courts : demain sera féminin

Comme chaque année, la Cinémathèque française reprend l’ensemble de la Sélection de La Semaine de la critique du 6 au 12 juin 2019, dont la compétition courts métrages projetée en deux parties le 10 et le 12 juin. Retour sur une sélection en phase avec son temps

Ce qui saute d’abord aux yeux, c’est la présence des femmes à la réalisation dans cette compétition : 6 sur 10. Et c’est sans compter sur les deux programmes spéciaux que je n’aborderai pas dans ce papier (2 réalisatrices encore, mais sur 6). La compétition courts métrages de La Semaine aura sûrement été de celles qui ont le plus mis en valeur les réalisatrices lors de cette édition cannoise, dans la droite ligne de l’accord 50/50 pour 2020 signé l’an passé par tous les directeurs de sélections cannoises, même si sa belle Compétition longs métrages a, elle, failli sur ce paramètre-là.

Pourtant les talents féminins sont là, à travers le monde. Et, non, quand on « sélectionne une femme », on ne le fait pas juste « parce que c’est une femme ». On sélectionne une œuvre. Cependant il est assez déplorable d’entendre encore si souvent, parmi une certaine critique (masculine et en poste depuis un sacré bail), cette idée que si on ne trouve pas davantage de films de femmes représentés, toutes sélections confondues, à Cannes ou ailleurs, c’est parce qu’elles ne sont pas à la hauteur. Messieurs, et si nous regardions un peu dans le rétroviseur ? Oui, en amont de l’envoi des films en festivals, bien en amont, quand il s’agit de pouvoir monter un projet avec des fonds convenables et des aides institutionnelles, et pas seulement en France (où les réalisatrices sont bien loties, toutes proportions gardées, par rapport à bon nombre de leurs consoeurs). Car il y a fort à parier que plus on donnera aux femmes accès aux moyens de production au niveau international, plus elles pourront créer et soumettre des films à des sélections, qui seront alors en mesure de mettre en valeur leur travail. Effet domino, effet papillon, tout ça, tout ça. Ne blâmons donc pas le bout de la chaîne, mais veillons plutôt à en améliorer tous les maillons.

Revenons donc aux courts. Il ne s’agit pas de compter les points hommes/femmes dans une guerre arithmétique, mais de réfléchir à ce que cette sélection où les femmes ont une place méritée propose comme regards sur le cinéma et sur le monde. Ce sont des films, pas juste des « films de femmes », étiquette utile mais détournée depuis longtemps par une intelligentsia masculine comme un critère discriminant ou réducteur. Par conséquent les femmes se trouveraient obligées, pour être acceptés comme légitimes, de créer en dehors de leur identité féminine, comme des êtres abstraits ou – mieux, forcément – comme des hommes, au risque de produire un cinéma complètement désincarné, de l’ordre du simulacre pâlot. Il se trouve en fait que la féminité des autrices est généralement une plus-value dans la pertinence de leurs propositions artistiques, les courts de cette sélection en sont la preuve. Mais la validité des réalisatrices ne résume pas, loin de là, à leur identité sexuelle et genrée. En outre il est intéressant de remarquer l’importance accordée plus généralement aux forces féminines dans le contenu des films de la compétiton. C’est bien cela qui crée du lien entre ces objets hétéroclites, en particulier dans la deuxième partie du programme dont la cohérence et le dynamisme tendent vers une exultation graduelle.

Cycle de la vie, Vie scolaire, pulsions de vie

Dans cet ensemble de 5 films, il est question de séparation et d’oubli, d’affirmation et de rupture, d’errance et d’émancipation, de retournements des rôles.

Dans She Runs de Qiu Yang (Prix Découverte Leitz Ciné du court-métrage), une jeune collégienne tente de quitter son équipe de gymnastique pendant la saison hivernale. Dans Jour de fête (Dia de festa) de Sofia Bost, une mère de famille isolée doit concilier la gestion de l’anniversaire de sa fille de 7 ans et l’état de santé critique de son propre père. Deux films à la mise en scène intimiste et rugueuse, qui dévoilent deux réalités brutes, deux destins faits de confinements, de mutisme forcé, d’envies d’ailleurs. Vainqueur du Prix Canal+ du court-métrage, Sans Mauvaise intention (Ikki illa meint) d’Andrias Hogenin aborde quant à lui un sujet en apparence éculé : les douleurs liées à la communication à l’heure des réseaux sociaux. Par ce biais, Andrias Hogenin aborde avec délicatesse et élégance la confrontation au vide et à l’absence.

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She Runs de Qiu Yang © La Semaine de la critique

Mais mon coeur bat nettement pour Mardi de 8 à 18 de Cécilia de Arce, qui explore un parcours féminin sur un ton apparemment plus léger. On suit la journée de Nérine, surveillante de son état – on dit AED, pour Assistante d’EDucation dans les collèges et lycées, le milieu scolaire étant aussi accro aux abréviations que tout autre monde professionnel, si ce n’est plus. De l’ouverture à la fermeture du collège, Nérine se débat avec ses collègues, les élèves, la direction et les profs. Ca sent clairement le vécu, tant les situations, les caractères, les dialogues sonnent justes (parole d’ex-AED). Voilà une démonstration brillante qu’il est toujours plus pertinent de parler d’un sujet qu’on maîtrise. En choisissant de se concentrer sur un personnage de pionne, Cécilia de Arce met à l’honneur un job jugé ingrat et presque honteux, une catégorie invisible, une quantité négligeable et négligée du système éducatif, dont on ne sait pas trop à quoi elle passe ses journées et dont on suppose souvent qu’elle ne fait rien (parole d’ex-AED encore). Mais cette comédie douce-amère ne vaut pas juste pour son authenticité. Car, loin du compte-rendu naturaliste, il est bien question de fiction et de comédie ici, le tout porté par un dynamisme et une gestion fine des émotions.

La candide Nérine organise par ses mouvements notre découverte du collège, de sa géographie, de ses espaces aveugles. Elle fait le pont entre une foule d’individus et de catégories qui peuplent ce théâtre de l’adolescence. Mais sa générosité et sa douceur, perçues par certains comme de la crédulité et de la naïveté, se heurtent à la rigidité du système et à l’indifférence des adultes autour d’une sombre affaire de casquette. Sous son apparente légèreté, Mardi de 8 à 18 pose une question essentielle : a-t-on le droit d’aimer les élèves ? D’un amour chaste, sororale, maternel. Ou fraternel et paternel. Mais l’injonction à prendre de la distance est le plus souvent faite aux femmes en milieu scolaire, il faut le savoir, elles qu’on accuse si vite de sensiblerie et de faiblesse. La question concerne toutes les catégories de personnels, comme en témoigne le travail du chercheur Mael Virat sur la relation élèves-profs et ce qu’il appelle l’amour compassionnel.

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Rime Nahmani (Nérine) dans Mardi de à 18. © La Semaine de la critique

Si Nérine endosse le rôle de victime relative ou de vilain petit canard dans cette fable scolaire, d’autres figures féminines s’insurgent contre les assignations. Il en est ainsi dans Lucia en el limbo de Valentina Maurel. Du haut de seize ans, Lucia a la malchance d’être encore en plein âge ingrat : appareil dentaire et acné… et poux en bonus dans sa longue chevelure ! Lucia ne répond pas aux critères de la féminité délicate et sensible qu’on exige d’elle, elle ne rentre pas dans les cases où l’on voudrait la coincer. L’adolescente aux hormones frétillantes est pourtant déjà condamnée au rôle d’objet. Alors, ceux qui la somment d’être ceci ou cela resteront hors champ, tous ces adultes aux conseils condescendants ou humiliants. C’est elle, elle seule, que la caméra de Valentina Maurel va venir capter, en filmant son corps de près, sa peau, sa chevelure qu’elle gratte… Un corps en métamorphose, entre deux, dans les limbes. Un corps prêt à exulter, à conquérir, à choisir.

Sujet de ses désirs, Lucia provoque, prend des risques, pour se débarrasser de cette virginité qui l’encombre. C’est par la sexualité que commence la féminité pour l’adolescente tempétueuse. Lucia entre en féminité comme on entrerait en guerre. La puissance des échanges de regards dans des situations gênantes organisent un film qui jongle entre le drôle et le poisseux, le frivole et le glauque. Mais Valentina Maurel tient avec habileté le fil fin et raide de son sujet. Lucia en el limbo fait partie de ces films de la sélection qui explorent de façon frontale et précise le female gaze, de l’écriture et la réalisation à la fiction offerte sur l’écran. Regard d’autrice, regard de personnage. Il s’agit à chaque fois de malmener les clichés genrés, de bousculer les dynamiques attendues, d’inventer des représentations qui témoignent de la diversité et de la mobilité du réel. Que l’on soit réalisateur ou réalisatrice, l’entreprise n’est-elle pas stimulante ?


Voyages, mouvements, inertie

De glissement dans l’horizon d’attente ou de détournements de tropes, il en est aussi question dans le premier bloc de la sélection avec The Manila Lover, qui a davantage retenu mon attention dans cette partie du programme. Dans le film de Johanna Pyykkö, lors d’un voyage aux Philippines, Lars, norvégien quinquagénaire issu de la classe populaire, rencontre une Philippine avec laquelle il passe une nuit à la fois intense et douce. En quête éperdue d’amour et de connexion, il déclare vouloir passer le reste de sa vie avec elle, ce que qui n’intéresse pas du tout cette femme mariée très occupée par son travail dans la mode. Victime de ses préjugés et de ses fantasmes sur la disponibilité de la femme philippine, Lars découvre une maîtresse insaisissable, dont le détachement affectif et la prestance sociale sont brossés avec une efficacité redoutable. Union et désunion se jouent d’abord par le filmage des corps et leur position dans le décor, dans une économie de mots implacable. Si les corps dénudés se sont frottés à la faveur de la nuit dans la suite d’hôtel à la lumière chaude, ils s’opposent ensuite dans un espace triste et froid où la compartimentation entre chambre et salon souligne l’écart social des amants. Fracture de classes sans lutte possible… Johanna Pyykkö sait jouer aussi avec finesse de l’ambiguïté des regards. Lars, esseulé dans la chambre, prisonnier d’une situation qui le dépasse, émeut comme il peut agacer. L’amant généreux qui masturbait sa partenaire pour son seul plaisir à elle (très belle scène) ne comprend pas le lendemain le rejet dont il est l’objet. Comme si l’attention du mâle méritait une immédiate et pérenne loyauté, comme si une nuit d’amour devait forcément rimer avec amour éternel pour une femme. Mais il n’en est rien pour Abigail, dont le prénom ne sera jamais prononcé mais seulement montré sur une carte de visite, comme pour affirmer davantage sa distance, sa rigidité, sa désincarnation. La simple consommation dont Lars a donc fait l’objet est aussi l’expression de l’insouciante cruauté des privilégiés qui disposent et imposent. Dans une mise en scène souvent sensorielle, qui joue du confinement et du malaise, la caméra ramène sans cesse le pauvre Lars à son alarmante solitude, jusqu’au dernier plan. Que la sexualité et le couple soient des espaces politiques est une évidence, mais The Manila Lover pénètre l’espace de domination qu’est la sphère de l’intime avec une habileté remarquable.


Je suis bien moins sensible à la proposition de Nadia Ryiad avec Fakh, qui explore les rapports de force au sein d’un couple égyptien non marié. La réalisatrice donne à voir une réalité certes importante : celle des violences faites aux femmes. Mais on regrette ici que le récit ne déploie pas plus loin sa proposition et se restreigne à des scènes – malheureusement – attendues. Fakh nous confronte à la question épineuse de la représentation du viol et à sa nécessité discutable. Pour avoir regardé un nombre pléthorique de courts métrages internationaux ces dernières années, je peux témoigner de l’importance des scènes de viol dans les films courts. La question qui se pose toujours à moi (en tant que spectatrice, critique ou sélectionneuse selon les moments) réside dans la fonction de cette représentation, dans sa possible gratuité ou son ambiguïté. Si l’on imagine aisément les bonnes intentions des réalisateurs.rices, celles-ci ne transparaissent pas si souvent dans leurs choix de mise en scène. Montrer un événement criminel nécessite d’être clair dans l’expression du discours que l’on veut tenir à son sujet. L’implicite au nom de l’artistique n’a pas de sens. L’esthétique ne peut supplanter l’éthique. Et ici, le mouvement panoramique final qui abandonne la femme en plein viol après nous en avoir fait les témoins laisse un goût amer…

Cette partie du programme aborde aussi les tensions sociales qui se font jour dans un wagon de train avec Le Dernier voyage à la mer du roumain Adi Voicu, les frictions entre père et fils dans Community Gardens du lituanien Vytautas Katkus, et l’errance d’un musicien cloîtré chez lui qui reçoit une étrange visite dans Journey Through a Body de la française Camille Degeye. Autant de regards qui se jouent des normes et des cadres, explorent des formes, dans des propositions de cinéma qui s’emparent de leur format restreint avec poésie et habileté.

Reste l’impression d’une sélection consciente d’un monde en mouvement, où certaines questions sont désormais incontournables. Le souvenir de dix gestes d’auteurs.rices prometteurs.euses, alertes face à la nécessité de secouer, bouger, réinventer. Vivement 2020.

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Programme 1 – Projection Cinémathèque française le 10 juin 2019 à 19h30

Journey Through A Body de Camille DegeyeFrance / 2019 / 32 min / DCP / VOSTF
Le Dernier voyage à la mer (Ultimul Drum Spre Mare) d’Adi Voicu
Roumanie / 2019 / 12 min / DCP / VOSTF
Fakh de Nadia Riyadh
Allemagne-Egypte / 2019 / 20 min / DCP / VOSTF
The Manila Lover de Johanna Pyykkö
Norvège-Philippines / 2019 / 26 min / DCP / VOSTF
Community Gardens  (Kolektyviniai sodai) de Vytautas Katkus
Lituanie / 2019 / 15 min / DCP / VOSTF

Programme 2 – Projection Cinémathèque française le 12 juin 2019 à 19h30

Sans mauvaise intention (Ikki illa meint) d’Andrias HogenniIles Féroé-Danemark / 2019 / 21 min / VOST
Jour de fête (Dia de festa) de Sofia Bost
Portugal / 2019 / 17 min / VOSTF
Mardi de 8 à 18 de Cécilia de Arce
France / 2019 / 26 min
She Runs de Qiu Yang
Chine-France / 2019 / 20 min / VOSTF
Lucía en el limbo de Valentina Maurel
Belgique / 2019 / 20 min  

À dix ans, Carole est sûre d’une seule chose : l’unique endroit où elle se sente bien, c’est dans une salle de cinéma. Peu après, elle se prend une claque avec The X-Files, puis voue un culte toujours actif à Buffy The Vampire Slayer. Rompue aux projets alternatifs et indé (Critikat, Clap!), elle croit fermement en la nécessité de voix différentes et plurielles pour penser la fiction et donc mieux penser le monde. Incurable idéaliste, elle croit aussi en l'avenir (quelle folle idée!) et passe donc beaucoup de temps à enseigner, du collège à l'université, en lettres modernes et études cinématographiques. Parfois elle dort un peu, participe à des podcasts, écrit, invente des festivals, participe à des comités de sélection, voyage...

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