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Themroc : Extinction de voix et feux de circulation

Avec Themroc, fable humide et crayeuse, Claude Faraldo éclaire des grottes, dissipe les ombres et mange le monde.

Ça commence avec une vieille glaire coincée derrière la glotte. Themroc (Michel Piccoli) tousse, s’étouffe et déglutit les remugles fiévreux du métro qui vomit en continu des petites mains usées et des grands dos cassés en dèche de sommeil. C’est par ce préambule insomniaque que le réalisateur Claude Faraldo entame son récit d’une humanité fragile suffoquant lentement dans son jus. Et Themroc, ça le démange, ça l’asphyxie. La luette enflée par un défilé indigent de mensonges et de désespoir comprimés sous pastille Valda, il avance progressivement vers le point de rupture qui lui fera recracher la pilule.

Écrasé sous les regards invasifs et réprobateurs de ses congénères, Themroc se met à bondir et à crier, puis commence à soutenir leur regard et les défie. Leurs tentatives de sauver les apparences excitent les gesticulations bizarres et obscènes de Themroc, qui réfute l’étiquette de la normalité et revendique son inadaptation. De retour chez lui, il mure sa porte et abat la façade de son appartement. Dans son cocon à ciel ouvert, il transforme le quartier autour de lui jusqu’à ce que les forces de l’ordre viennent réprimer violemment ce vacarme en frappant tout ce qui bouge sans distinction. Loin de calmer le tumulte, leur intervention ne fait qu’aggraver le climat de sédition naissant dans le quartier alentour et appuie la démonstration de Themroc, qui renaît dans les nuages lacrymogènes et fait revivre avec lui l’idée de communauté d’une façon singulière, purement hors norme.

Film contestataire post soixante-huitard, Themroc n’est pas un film nihiliste. Il est la simple illustration d’une surenchère de violence permanente, son caractère provocateur apparaissant comme la réaction naturelle à la violence sociale et son invisibilisation, la préfiguration de la guerre civile. C’est la lutte finale de générations entières d’asthmatiques contre un ordre social qui lisse les poils qui rebiquent à coup de trique et la matérialisation d’un système tentaculaire qui épuise les droits et impose toujours plus de devoirs à son peuple, jusqu’à celui de mourir pour alimenter des bilans comptables. Éberlués par l’ultra-violence et paralysés par l’autocensure, perdus dans la cohue, Themroc et ses congénères n’ont plus les mots. Plutôt que céder à la tentation du pur chaos et de la glorification de la violence arbitraire, Claude Faraldo développe un langage non verbal qui rend manifeste cette perplexité et sert de nouvelle interface à ses personnages pour communiquer, une alternative symbolique à notre système. Bien que les vieux démons de nos civilisations millénaires hantent également ses fondations, cette alternative repose néanmoins sur une organisation sociale qui rejette l’isolement et l’autoritarisme, mais surtout la censure. C’est par cette exposition brute et provocatrice que le réalisateur dénonce une paix bâtie sur des mensonges en faisant remonter à la surface les tabous les plus profonds de notre société.

Les choses ne semblent pas avoir beaucoup bougé depuis Themroc. Tout le monde est gentil. Il y a les gentils présidents, les gentils ministres, les gentils policiers, les gentils journalistes et les gentils manifestants qui se font gentiment taper dessus, les gentils patrons qui jouent les gentils papas avec leurs gentils travailleurs qui se cassent gentiment le dos, du moment qu’ils restent dociles. Si d’aventure on était un peu gavé par toutes ces circonvolutions, on regarderait par la fenêtre et on se souviendrait qu’au dehors il y a une crise politique globale, la guerre de l’information, le dérèglement climatique, l’inertie complète des pouvoirs publics comme privés, la guerre permanente et le cours de la vie humaine en chute libre. Alors que le paysage médiatique et électoral actuel renforce le sentiment d’échec absolu de la démocratie, force est de constater que les gens n’ont pas l’énergie de supporter le défilé des discours gentillets auxquels ils ne croient pas, ni même de porter à bouts de bras un système politique dont la légitimité et la représentativité sont sérieusement mises à mal. Face aux injonctions à être de bons élèves, il y a la nécessité de produire un contre-récit dans lequel nous pouvons avoir confiance malgré le sol qui se dérobe sous nos pieds. Nous voilà aphones, sans savoir vers qui ou quoi nous tourner, sans convictions à porter par crainte du jugement, sans certitudes par manque d’informations. Louis Aragon écrivait :

Qu’importe si la nuit à la fin se déchire

Et si l’aube en surgit qui la verra blanchir

Au plus noir du malheur j’entends le coq chanter

Je porte la victoire au cœur de mon désastre

Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres

Je porte le soleil dans mon obscurité


Themroc est un soleil triste, brillant et glaçant avec lequel Claude Faraldo dissout les illusions au fond de la caverne, et nous invite à pousser nos propres cris.

Themroc I 1973. Réalisé par Claude Faraldo. Avec Michel Piccoli, Béatrice Romand, Marilù Tolo… France. 01h45. Genres : Fantastique, Comédie. Distributeur : Tamasa Distribution.

Crédits Photo : © Tamasa Distribution. 

Élevé dans une famille d'artistes, Bernard est un enfant de la balle. Auteur, compositeur, multi-instrumentiste, il poursuit actuellement des études afin d'écrire et tourner des films. Convaincu que l'art est à la fois mystique et politique, il arpente des chemins sans trop se soucier de savoir où il va, persuadé que le voyage a mieux à offrir que le point d'arrivée.

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