BlacKkKlansman by Les Ecrans Terribles
Ecrans Noirs,  Films

BlackKklansman : Infiltrations

Alors qu’on oppose parfois sans transiger le fond et la forme du langage cinématographique, le dernier film de Spike Lee apporte matière à réflexion quant à la possible alliance des deux. Comédie décalée et stylisée sur un policier afro-américain infiltré au sein du Ku Klux Klan (mais aussi d’une certaine manière dans la police), BlackKklansman interroge sur la capacité du public occidental blanc à recevoir l’art et les points de vue noirs avec empathie, et à leur accorder la même légitimité que les autres oeuvres.

“Comment réagiriez-vous si l’un de vos collègues vous traitait de sale n*** ?” Voici une question posée à Ron Stallsworth de manière très pragmatique par son supérieur lors de l’entretien préalable à son intégration au poste de police de Colorado Springs. Il faut dire que Ron est le premier policier noir de l’histoire de la ville. Très vite les prévisions du commissaire se révèlent fondées. Ron se retrouve relégué au service des archives à devoir supporter toute la journée mépris et insultes. Au fond, dans un cadre par essence aussi pyramidal et conservateur que la police, la question n’est pas vraiment de savoir si “y en a des biens” dans les rangs des forces de l’ordre. Mais plutôt de déterminer si la structure telle qu’elle existe permet et encourage réellement une dynamique progressiste et tolérante. Or le constat de Stallsworth est sans appel. Non, les choses ne vont pas s’harmoniser d’elles-mêmes. Il lui faudra prendre le taureau par les cornes s’il espère voir bouger les lignes. On note au passage que les violences injustes qu’il subit au sein de l’institution censée représenter la première étape de la justice n’entament pas la foi de Ron en ladite justice. Ce paradoxe rend ce personnage obstiné vraiment touchant. Comme s’il conservait malgré tout une foi inébranlable dans le potentiel vertueux de l’humanité en général, et de la police en particulier.

D’ailleurs, on ne sait pas précisément ce qui pousse Ron Stallsworth à intégrer la police. Un amour de l’ordre, un ego un peu justicier, bref un idéal comme moteur, quelque chose d’assez commun et répandu. Mais peut-on être idéaliste quand on est noir et qu’on veut être du côté des gentils dans un système bâti pour rendre justice aux blancs en priorité ? La question est tellement complexe et violente que Ron Stallsworth va en quelque sorte la court-circuiter. Premièrement, il n’envisage jamais de remettre en question son engagement. Il demande d’abord à changer de service. Mais on l’envoie espionner les Black Panthers et autres activistes afro-américains, en traître. Il réussit alors à mettre sur pied une mission d’infiltration du Ku Klux Klan en faisant valoir le caractère indiscutablement inique de cette confrérie. Difficile à contester, même quand on est la police réactionnaire de l’Amérique profonde. Cela va lui permettre à la fois de créer habilement une cohésion dans son équipe mais aussi de se réapproprier son environnement. La démarche est somme toute assez comparable à celle de Spike Lee, réalisateur de BlackKklansman, dont le défi en tant que cinéaste est non seulement de faire exister ses films, mais de les faire exister dans un art (ou une industrie, ou les deux) créé par et pour les blancs. Affirmation moins politique qu’elle n’est factuelle. Il faut à ce propos rappeler que même la colorimétrie et la sensibilité photographique ont été conçues avec la peau blanche comme référent. Or les normes définies comme des canons pour l’image valent aussi pour la narration, l’émotion, les récompenses, etc. Ainsi, un film qui traite ouvertement de discrimination raciale sera souvent considéré avant tout comme un film social ou politique – c’est-à-dire relevant d’une catégorie d’une certaine manière parallèle ou mineure. Est-il donc nécessaire de rechercher de la légitimité auprès d’un public blanc (en quelque sorte de l’infiltrer, lui ou son imaginaire) qui ne considère pas nécessairement ces questions comme essentielles ? Ou bien est-il plus pertinent de rechercher l’adhésion du public noir et de se concentrer à faire valoir le droit de celui-ci à une représentation complexe ? Le dernier film de Spike Lee semble être l’articulation parfaite de ces questions, qui sont en définitive morales.

BlacKkKlansman by Les Ecrans Terribles
Adam Driver et John David Washington dans BlackKklansman © Copyright Universal Pictures International France

Je n’y pensais jamais, maintenant j’y pense tout le temps

Spike Lee interroge les institutions mais il questionne aussi l’individu et sa responsabilité. À ce titre, l’introspection que vit le personnage de Flip Zimmerman (incarné par Adam Driver) est cruciale. Juif sécularisé, n’ayant aucune caractéristique phénotypique ou culturelle associée au judaïsme dans l’inconscient collectif (que ce soit de bonne foi ou par biais nourri par la caricature antisémite), Flip est en quelque sorte incognito et passe pour blanc. L’arrivée de Ron va le forcer à se questionner sur les implications de son identité, lui qui se fondait confortablement dans la masse. Par un habile tour de passe-passe, il va servir de cheval de Troie à Ron auprès du Klan, permettant à notre justicier noir de montrer patte blanche (hum) et d’être admis à la même table que les confédérés suprémacistes. Alors que Ron est dévolu corps et âme à sa mission (se faire accepter par ses pairs), c’est finalement Flip qui connaîtra la plus grande trajectoire d’évolution psychologique (le verbe “to flip” signifie d’ailleurs “retourner” en anglais). Il va en effet prendre conscience de son altérité et de la nécessité de se positionner dans un environnement où le simple fait de se faire remarquer ou d’émettre un avis dissonant expose à de grands risques. Ce personnage-clef marque d’ailleurs une évolution dans le cinéma de Spike Lee à qui il avait été reproché par le passé de dépeindre ses personnages juifs de façon réductrice. La position de Flip renvoie à des déchirements intimes complexes, ayant trait à la fois à la hiérarchisation des discriminations raciales et à la tentation de passer entre les mailles du filet pour assurer sa survie. Pour sensibiliser la communauté blanche sur les discriminations qu’elle ignore et entérine, il faudrait donc d’abord atteindre ses membres pas tout à fait blancs.

Naissance d’une culture

Si les personnages de BlackKklansman doivent s’infiltrer pour évoluer et faire valoir leurs droits, on peut considérer que le film en lui-même est une démarche d’infiltration culturelle. Une séquence particulièrement réussie, construite sur un montage parallèle remarquable, met en miroir la différence de statut entre les cultures blanches et noires. D’un côté, les membres du Klan baptisent de nouveaux entrants dans leur société secrète et, pour fêter cela comme il se doit, regardent Naissance d’une Nation de DW Griffith. Ce film muet américain, immense succès populaire à sa sortie en 1915, raconte la mythologie de la création des États-Unis en dépeignant les Noirs de manière grossière et caricaturale. L’idéologie du film est suffisamment tangible pour avoir inspiré à l’époque la renaissance du KKK, dépeint comme héroïque. Le film est toujours étudié comme un classique incontournable et fondateur de la grammaire cinématographique, parfois encore sans recontextualisation ou lecture critique. Dans mes souvenirs d’université qui datent d’une quinzaine d’années par exemple, il n’avait été fait aucune allusion en cours de cinéma muet à son caractère raciste ou au cadre de sa sortie.  De l’autre côté, comme dans un miroir inversé, Patrice Dumas (jeune femme activiste dont Ron est amoureux) a réuni un groupe de personnes noires pour écouter le récit d’un lynchage raconté par un vieil homme qui a connu la ségrégation. Dans les deux cas, la foule est touchée, engagée, émue, transcendée. Les visages sont captivés, happés. Dans les deux cas, un lien communautaire se crée. On pourrait croire que les deux situations se valent comme le suggère a priori le montage qui les place sur le même plan. Mais l’ironie de Spike Lee est ici au service d’un constat sans appel : ce qui lie cette communauté noire, c’est une histoire subie partagée, basée sur le drame et la déshumanisation ; ce qui lie cette communauté blanche, c’est un fantasme criminel de supériorité. Considérer que les deux positions sont égales relève de la malhonnêteté intellectuelle. Si d’aucuns peuvent être tentés d’associer cette prise de position à une lapalissade, rappelons ici à toutes fins utiles le discours de Donald Trump (visé explicitement par Lee dans le film) qui a affirmé au sujet des émeutes meurtrières de Charlottesville qu’il considérait les torts également partagés des deux côtés entre les activistes néo-nazis et les contre-manifestants. Le film sort en France le 22 août, soit exactement un an et dix jours après les évènements.

BlacKkKlansman by Les Ecrans Terribles
Topher Grace et Adam Driver dans BlackKklansman © Copyright Universal Pictures International France

En effet, si le film de Spike Lee est l’adaptation d’une histoire vraie qui se déroule dans les années 70, il fait un écho assourdissant à l’actualité. On sent d’ailleurs que la colère et la relative impuissance qui animent le réalisateur sont si épidermiques qu’il n’échappe pas complètement à l’emploi de procédés assez maladroits. Comme un besoin de secouer la fourmilière. Mais parfois aussi comme une fascination morbide pour la violence du Klan et pour le feu qui lui sert d’attribut… Précisons que BlackKklansman est un film à la fois fort et déroutant, notamment à cause de son humour et de sa légèreté qui rendent la portée de l’histoire encore plus poignante. Lee semble pourtant incapable de s’empêcher de surenchérir parfois, en ajoutant des images troublantes des klansmen en pleine cérémonie (le fascisme est toujours dangereusement cinégénique), ainsi que des images “réelles” parfois très violentes ayant trait à ces émeutes américaines de 2017 et aux drames qu’elles ont générées. Images qui ont été largement diffusées ou relayées à l’époque, notamment sur les réseaux sociaux. Si on comprend la démarche, on s’interroge sur son effet. D’un côté, ces images sont redondantes, paralysent et découragent. Elles peuvent également rendre le propos didactique. Mais, d’un autre côté, elles questionnent notre propre apathie, notre insensibilisation graduelle à leur vue et peut-être aussi notre conception du cinéma. Sans doute qu’il doit être frustrant pour Spike Lee de faire le bilan d’une carrière de trente ans qui ne voit pas vraiment d’avancée substantielle dans la représentation des Noirs à Hollywood. Assister à l’élection de Donald Trump après des années à faire valoir la cause noire américaine par la culture doit l’être également.

S’approprier l’universel

Cate Blanchett, membre du jury cannois cette année, a commenté la remise du Grand Prix à BlackKklansman en ces termes : “Cannes est indiscutablement un festival international. Nous avons beaucoup parlé de ce qui fait qu’un film transcende les limites de sa propre culture. Spike a fait un film qui parle d’une crise américaine par son essence mais pourtant nous nous sommes tous sentis concernés et connectés à l’histoire. Cela renforce à nos yeux son importance.” (IndieWire, 19 mai 2918). La culture américaine fait tellement partie de nos vies qu’il est difficile de dissocier son influence de celles de nos propres cultures locales et nationales. Guidée par une logique de marché aiguisée et prenant ses appuis sur des moyens de productions exponentiels avec lesquels il est virtuellement impossible de se mesurer, elle s’est infiltrée dans quasiment toutes les cultures mondiales. Ses problématiques, bien que spécifiques, trouvent le moyen de propager un écho loin de ses territoires. Dans le cas précis de la culture noire américaine, on pense notamment au clip évènement de Beyoncé et Jay-Z, qui ont sorti récemment un album commun sous le patronyme The Carters. Si le clip a fait grand bruit, c’est qu’il a été tourné au musée du Louvre. Les deux pop stars rendent en effet un hommage à ce temple de la culture du Vieux Continent, tout en questionnant habilement l’absence des artistes et des sujets noirs en son sein. Une manière futée d’inverser la vapeur de la réappropriation culturelle, qui soulève des débats ayant trait aux notions de spoliations des empires coloniaux occidentaux. La position hégémonique du couple le plus puissant de la musique a au passage soulevé à de nombreuses reprises des objections sur leurs propres méthodes d’appropriation (la plus récente à propos de l’oeuvre Touky Bouky du cinéaste sénégalais Mambety). Quoi qu’il en soit, les réactions qui ont suivi le clip ont été nombreuses et une tendance est particulièrement éloquente : les accusations de dévaluation ou de profanation de la culture française (blanche). Preuve s’il en est d’une conception hiérarchique et a priori antinomique des cultures occidentales blanches et des cultures noires au sens large. La question cruciale, qui concerne Spike Lee comme tous les artistes noirs, reste donc la suivante : comment faire valoir sa légitimité au sein d’un système difficilement contournable et qui tire encore profit du déni de votre rayonnement ? En fait, d’une certaine manière, le film BlackKklansman est à l’image de son héros qui refuse d’être enterré aux archives et doit prendre les choses en main.

Récemment, Netflix a créé l’antenne Strong Black Lead et a diffusé une publicité promouvant les personnalités noires liées aux créations de la plateforme, dont Spike Lee fait partie. Cette antenne est portée par les cadres noirs de la compagnie. Incidemment, l’initiative est intervenue quelques jours après qu’un dirigeant du géant du streaming ait été remercié pour avoir employé à deux reprises un terme injurieux raciste en pleine réunion. Diffusée pendant la cérémonie des BET Awards, qui récompense les personnalités afro-américaines remarquables du divertissement (mais aussi parfois de l’actualité internationale), la publicité cible sans équivoque le public noir et fait référence à une photographie de 1958 A Great Day in Harlem, qui représente un groupe de jazzmen noirs américains. Est-ce là un constat ? Et si la meilleure manière d’asseoir la légitimité de la culture noire était de faire abstraction des canons et des réactions du public blanc ? En tout cas, tant que le courant culturel occidental ne consentira pas à s’actualiser, et qu’évoquer les identités noires et leurs problématiques sera toujours considéré comme une démarche marginale, il restera difficile de parler de culture commune, aux Etats-Unis comme en France. On repense à l’uppercut ressenti à la fin de BlackKklansman et on comprend peut-être mieux la conclusion violente et désabusée du film de Spike Lee qui est pourtant, à ce jour, un des plus optimistes de son réalisateur. 

BlackKklansman, de Spike Lee. Avec John David Washington, Adam Driver, Topher Grace, Laura Harrier. USA. Durée : 2h16. Distributeur : Universal Pictures France. Sortie le 22 Août 2018.


Découvrez la bande-annonce de BlackKklansman 

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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