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The Lost Daughter : Manic Pixie Dream Mom

Et si toutes les femmes n’étaient pas faites pour être mère ? Une question posée de plus en plus souvent et de plus en plus fort, et que la sidérale Elena Ferrante a abordée en 2006 dans son roman Poupée volée. Inspirée pour son premier passage derrière la caméra, Maggie Gyllenhaal a choisi d’adapter cette histoire fragmentée de vacances à la mer au goût salé de larmes refoulées sous le titre The Lost Daughter, « l’enfant perdue ». Sorti en France le 31 décembre dernier sur Netflix, le film nous plonge dans la psyché d’une quinquagénaire divergente et produit une impression durable, à la fois douce et dérangeante comme la nostalgie. Analyse et digressions, avec spoilers, sur une œuvre maîtrisée qui porte haut son point de vue féminin.

Pourquoi les femmes deviennent folles ? Une question qui s’est imposée à mon esprit lors d’une session d’atelier d’écriture scénario à la Fémis, notre chère école de cinéma nationale, lorsqu’un camarade de promo hésitait à faire de sa protagoniste une énième mère aliénée en proie aux crises de nerfs dans un film semi-autobiographique imprégné de souvenirs d’enfance. Et pourtant, nombreuses sont les raisons qui poussent les femmes à dévisser quand on pense aux différentes façons dont elles sont systématiquement oppressées, évidées et bornées afin de servir les fonctions sociales strictes qui leur sont assignées. Mais par précaution, pour ne pas « sombrer dans le cliché », ce compagnon d’écriture à l’assaut de son premier long-métrage se sentait plutôt enclin à prendre des pincettes pour décrire les états d’âme et les réactions d’une femme d’âge mûr, frustrée par ses responsabilités et ses ressources limitées. 

Maggie Gyllenhaal est au contraire convaincue qu’il existe un terrain virtuel d’imagination féminine, conditionné par les différentes injonctions qui vont avec le petit Kinder Surprise de l’assignation genrée. « I do believe there’s such a thing as women’s writing and women’s filmmaking. There are really interesting feminist women who do not agree with me. I think that when women express themselves honestly, it looks differently than when men express themselves honestly. This is really dangerous to talk about ». Très librement traduit, ça donne quelque chose de cet ordre-là : « Je suis persuadée qu’il existe une écriture féminine et un cinéma féminin. Certaines féministes notoires pensent le contraire. Mais il me semble que quand une femme s’exprime honnêtement, le résultat ne peut qu’être fondamentalement différent de ce qu’un homme peut produire dans les mêmes conditions. Et en effet, c’est un sujet sensible ». 

The Lost Daughter confirme parfaitement cette affirmation tant l’effet organique que le film produit émerge sans faire de bruit d’une toile de non-dits et de sous-entendus. Olivia Colman y brille en reine sensuelle de l’émotion contradictoire et de la rationalité tangente. Elle interprète Leda, professeur d’université éprise de littérature italienne, qui se réjouit de passer des vacances en solitaire dans une petite station balnéaire grecque imaginaire. Son plaisir est troublé par l’arrivée bruyante d’une famille nombreuse en terrain conquis, décidée à faire régner sa loi pour des festivités autoritaires. Mais Leda est un électron libre revêche, avec de grandes aspirations au bonheur et à l’espace vital qu’elle défend farouchement. Son aplomb surprenant, qu’elle n’a pas les moyens d’assumer jusqu’au bout, la rend tout de suite indésirable au milieu d’un îlot de conventions archaïques qui ne reconnaissent qu’un seul ordre social : celui des appétits collectifs et du sacrifice individuel. Elle attire cependant l’attention de Nina, solaire Dakota Johnson, jeune mère dépressive au physique de playmate, épuisée par la demande d’attention constante de sa fille Elena et brimée par la surveillance continue de sa tour de contrôle de belle-sœur, Callie. Enceinte jusqu’aux yeux de son premier enfant, cette dernière est pourtant convaincue de porter en elle un instinct maternel inné et irréfutable, au point de s’ériger en donneuse de leçon et mère de substitution. 

© Yannis Drakoulidis/Netflix.

Leda ne perd pas une miette de la dynamique de ce clan ombrageux. Elle repère aussi Nina, dont elle griffonne le nom sur un coin de livre, ainsi que la petite Elena, flanquée d’une poupée aux yeux clairs qu’elle trimballe partout et malmène au gré des tensions familiales. Leda est fascinée par cette poupée qui lui rappelle la sienne, baptisée en son temps « Mini Mama », et dont on comprend au fil de l’eau qu’elle a sans doute constitué le seul foyer affectif d’une enfance (perdue ?) marquée par l’austérité. Après avoir retrouvé Elena qui avait échappé à la surveillance de sa mère, Leda vole la fameuse poupée et s’embarque dans une fuite en avant lunaire mêlée de réminiscences de sa propre maternité compliquée qui l’a vue abandonner ses deux filles pendant trois ans. Femme-éponge très vite émue aux larmes et capable de savourer un cône de crème glacée comme si c’était une nourriture céleste, Leda est hantée par ses démons entre appêtit, dégoût, plaisir et culpabilité. Même la nature la recadre avec des fruits pourris et des insectes funestes pour lui rappeler de ne pas trop s’y croire. Car toutes les tentatives d’affirmation de soi de Leda sont une violence envers elle et les autres. Ses élans de justice, ses aspirations professionnelles, son rayonnement intellectuel et son épanouissement intime ne cessent de se heurter aux murs des multiples microcosmes de pouvoir, pour la remettre sans cesse à la place qu’elle est censée être heureuse d’occuper. Et si le caractère mafieux de la famille de Nina rend les mécanismes de domination en son sein évidents et outranciers, Leda (et avec elle le spectateur avisé de genre neutre) reconnaît pourtant les mêmes schémas dans ses souvenirs conjugaux ou universitaires, en milieux a priori évolués.

The Lost Daughter est la chronique fébrile d’une femme poussée à la désintégration par un incident incongru et banal, après une vie à tenter de donner un sens à son existence en tenant à bout de bras ses propres morceaux collés ensemble à la diable. On pense très fort aux débats sur la manic pixie dream girl, figure de la femme enfant à la fois sexy et inoffensive qui ne vit que pour faire évoluer un personnage masculin hors de sa zone de confort et pimenter un peu sa vie avant qu’il ne rentre sagement dans ses pénates. Le consensus semble être désormais arrêté sur la nécessité de dépasser cette caractérisation stéréotypée et donner plus de consistance aux protagonistes féminines (yay!). Pourtant la petite fée pixelisée n’est pas une demoiselle accidentelle. Elle émane d’une croyance en la disponibilité des femmes et leur dévotion absolue au plaisir de l’homme, qui se traduisent par des effets psychiques concrets. Et s’il existait quelque chose de cet ordre autour de la notion d’altruisme maternel ? Jusqu’où une mère doit-elle s’effacer et se désagréger pour son rôle de maman ? Maggie Gyllenhaal s’empare de la matière brûlante de Ferrante et pose la question à sa manière, avec une maîtrise impressionnante pour un premier film. On salue en particulier la direction d’acteurs exceptionnelle : Olivia Colman et Dakota Jonhson donc, mais aussi l’incandescente Jessie Buckley, ou encore Paul Mescal, Peter Sarsgaard, Ed Harris, une brochette impressionnante par son harmonie, y compris l’inquiétante Dagmara Domińczyk dont on ne parle pas assez. On déplore peut-être une ou deux faiblesses dans l’exécution. Par exemple une gestion des origines géographiques et sociales des personnages un peu floue. En effet, tout le monde vient de Naples dans le livre ce qui simplifie la compréhension des codes et des enjeux. Or l’adaptation invente une Leda native de la nébuleuse Shipley, près de Leeds au Royaume-Uni, et les tensions de classe face aux envahissants gréco-américains du Queens deviennent tout de suite plus théoriques. On note aussi un traitement thriller de la tension dramatique, un poil artificiel par moments, qui peut emmener le spectateur sur une mauvaise piste alors que le film se vit de manière sensorielle plus que didactique. D’autant que la fin laisse tout de même une note d’équivoque qui ne manque pas de provoquer son lot de polémiques. En effet, on quitte Leda sur une plage, dans une aire infra-terrestre, après une agression létale (« inexplicable » dans le roman) et un accident de voiture sur une route côtière escarpée dont l’issue tragique semble a priori d’autant plus inéluctable qu’elle est annoncée dès la première séquence. Alors que penser de cette résolution suspendue ? Peut-être aura-t-il fallu un choc pour que Leda parvienne enfin à aimer parler à ses filles au téléphone ? Ou peut-être, à l’instar de cette orange magique sortie tout droit d’un souvenir doux-amer, elle aura appris à accepter que certaines parties d’elle-même sont vouées à rester irréconciliables. 

Réalisé par Maggie Gyllenhaal. Avec Olivia Colman, Jessie Buckley, Dakota Johnson… États-Unis, Grèce. 02h02. Genre : Drame. Prix du Meilleur Scénario à la Mostra de Venise 2021. Sortie sur Netflix le 31 Décembre 2021. 

Crédits Photo : © Yannis Drakoulidis / Netflix. 

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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