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Nicolas Schmerkin : Un dessein bien animé

Créée en 2001, la société Autour de Minuit a produit plusieurs dizaines de courts-métrages portés par une envie irrépressible de nouveauté et d’expérimentation. Cette année encore, elle vient défendre au Festival de Clermont pas moins de quatre films, dont PLSTC de Laen Sanches (sélection Labo). Le mois prochain, c’est aux César qu’elle pourra prétendre pour le court métrage éligible Swallow The Universe de Nieto (visible ici).  Film après film, la société est devenue un incontournable de l’animation française et s’est de plus en plus investie dans les longs formats. Coproducteur d’Unicorn Wars, le nouveau long métrage d’Alberto Vázquez actuellement en salles, Nicolas Schmerkin évoque avec nous les subtilités du travail de producteur, des liens étroits à tisser avec l’auteur jusqu’aux compromis ou choix délicats à faire pour le bien-être du film.

Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès

« Cela va peut-être surprendre, mais je n’ai jamais vraiment voulu produire et encore moins de l’animation. »

Les Julien(s) : Vous avez fêté vos vingt ans à l’Étrange Festival en 2021, quel rapport entretenez-vous avec les festivals dans leur ensemble et celui-ci en particulier ?

Nicolas Schmerkin :
Ce qu’il faut savoir, c’est que la boîte existe depuis 2001, mais le premier film est sorti en 2004 (Obras d’Hendrick Dusollier). L’Étrange Festival comptait déjà quelques années d’avance sur nous. Avec ce festival, il y a une proximité d’esprit, une volonté de s’intéresser à des films qui cherchent, et s’ils ne trouvent pas, gardent malgré tout un intérêt de par leur monstruosité ou leur étrangeté. Nous avons eu tout de suite une grande connivence avec L’Étrange, ainsi qu’avec Némo, le festival des nouvelles images, également au Forum des Images à Paris. Dès le début, nous avons expérimenté dans le numérique, au tout début de sa démocratisation. Tout d’un coup, des artistes pouvaient créer des films chez eux, à la maison. Dans des petits studios, avec des PC boostés aux hormones achetés chez Surcouf, ils pouvaient rivaliser avec les grands studios d’animation FX comme Mikros. Ils avaient accès au même type de technologie et pouvaient l’utiliser pour réaliser des films complètement barrés, différents à tous les niveaux, narrativement et esthétiquement. Autour de Minuit a beaucoup favorisé les auteurs qui ne venaient pas d’école de cinéma mais plutôt des autodidactes issus du clip et de la pub, des beaux-arts, des arts déco, du milieu du graphisme ou de l’illustration. Nous avons commencé avec des films plutôt expérimentaux qui mélangent les techniques : de la 2D avec de la 3D, de la 3D avec des images live, de la rotoscopie et du stop motion. Je pense que cela résulte de mon passé frustré de généticien que je n’ai jamais pu assouvir. Il y a ce côté laboratoire, essayer de réaliser des greffes, combiner des éléments disparates qui prennent ou pas. Cela produit des objets inattendus, parfois beaux, parfois monstrueux, mais toujours avec une vision unique. Ces films bizarres nous garantissaient un terreau propice à l’intérêt grandissant de festivals comme L’Étrange Festival ou la section Labo du Festival de Clermont-Ferrand.

Être suivi par un festival permet aussi de fixer des objectifs de production.

Pour certains festivals, le suivi des auteurs ou de structures accompagnatrices est important, carrément inscrit dans leurs gènes. De notre côté, cela permet de se structurer. Nous prenons conscience qu’il y a des moments dans l’année sous forme de deadlines qui doivent être respectées pour prétendre à telle ou telle inscription en festival. Sur des temps de production qui varient et peuvent atteindre parfois plusieurs années, il est important de savoir où se situent ces jalons et de s’y tenir. Par exemple, Clermont, Cannes, Annecy ou L’Étrange. Par contre, nous ne faisons jamais vraiment un film pour un festival, cependant il se trouve que parfois cela tombe bien et qu’il faut sauter sur l’occasion pour le faire vivre au maximum.

Même si plusieurs films d’Autour de Minuit contiennent des images live, pourquoi se focaliser plutôt sur l’animation ?

Cela va peut-être surprendre, mais je n’ai jamais vraiment voulu produire et encore moins de l’animation. Je ne me considère même pas spécialement comme producteur de films d’animation. Avant de commencer la production, j’ai lancé le magazine de cinéma Repérages qui a duré douze ans et s’intéressait à toutes sortes d’images. Nous faisions aussi de la programmation et de l’édition DVD. Produire un film pour moi, c’est comme me lancer dans un numéro du magazine. C’est-à-dire qu’il y a ces gens qui ont des envies, des idées et j’essaye de les aider, de les accompagner, de montrer leur talent. Tel auteur a envie de faire un film, il ne sait pas comment, nous allons trouver de l’argent et l’accompagner. Petit à petit, nous nous sommes professionnalisés et l’expérience venant, nous y sommes arrivés. Mais au départ ce n’est pas du tout l’idée. J’ai trouvé mon compte dans l’animation car c’est là que l’on découvre des choses un peu nouvelles. Je pense aussi que c’est dû en réaction à une dizaine d’années de journalisme cinéma dans Repérages. À un certain moment, enchaîner les projections presse et voir vingt films par semaine dont dix-neuf sont à jeter ou se ressemblent et racontent plus ou moins la même chose, je suis arrivé à saturation. Je me suis rapproché via le magazine du mouvement expérimental autrichien du début des années 2000 (époque où Jörg Haider et son parti d’extrême droite étaient arrivés au pouvoir en Autriche), un mouvement très militant. Il y avait tout un combat amorcé par ses artistes, plutôt radicaux au niveau expérimental, héritiers des expérimentations des années 60-70, comme les grattages sur pellicule. Ils reproduisaient cela avec les techniques du numérique. J’ai eu comme un déclic, j’ai vu qu’il y avait moyen de dire les choses autrement, en se servant des nouvelles technologies.

Est-ce qu’il y a une marque de fabrique Autour de Minuit ? Une sorte de « patte » commune dans la radicalité du rendu artistique ?

Il y a une patte par réalisateur, car nous avons eu la chance de travailler avec des auteurs très forts dont il suffit de voir un plan pour reconnaître de suite qui en est l’auteur. Par contre, je ne suis pas sûr qu’il y ait vraiment une patte globale, je dirais plutôt des affinités dans les thématiques, les esthétiques. L’animation est un domaine où tout est possible justement, ça m’a aussi intéressé pour cette raison. Parce qu’un artiste avec une vision forte et quelque chose à dire peut l’exprimer comme il le souhaite, il n’y a pas de limites. À partir de là, on peut se lancer dans n’importe quoi, un film de SF, un film historique, politique, une comédie complètement barrée avec du fond et du sens. La seule limite est l’argent. Depuis cinq ou six ans, nous commençons à produire des films d’animation 2D, plus traditionnels, du dessin animé. Même si cela reste à destination des adultes, avec toujours des sujets ou des esthétiques barrées, j’aurai mis quinze ans à me mettre au pur dessin animé. Avant il y avait plutôt des expérimentations digitales, du mélange. Cela allait de la performance filmée de Nieto au docu animé, en passant par le ciné-tract, etc.


En parlant de dessin animé, vous accompagnez Alberto Vázquez sur sa nouvelle folie, Unicorn Wars, comment est née cette collaboration ?

Nous avons commencé à travailler sur le film en 2016. J’ai rencontré Alberto dans un festival où il accompagnait son court-métrage Sangre de Unicornio. Nous avons commencé d’abord à distribuer ses films. Nous avons coproduit ses deux courts Decorado et Homeless Home. Et juste après Decorado, il nous a dit : « Tiens, j’ai une idée, je pourrais utiliser l’univers de Sangre de Unicornio comme point de départ pour en faire un long métrage qui s’appellerait Unicorn Wars ». Comme il a l’habitude de présenter des projets un peu fous, nous avons juste répondu : « Vas-y, chiche ! ». Et du coup, nous sommes partis pour six ans de sueur et de sang, et de nombreux animateurs essorés. C’est une coproduction franco-espagnole avec des équipes basées un peu partout, des studios à Angoulême, à Paris, en Galice, au Pays Basque, Madrid, Barcelone. C’était compliqué à gérer, car il fallait composer avec des techniques assez innovantes. Pour la première fois au monde, c’est un film d’animation 100% réalisé avec Blender, qui mélange 2D et 3D. Et la première fois que l’on arrive vraiment à convertir de la 3D en 2D. Même si cela n’en a pas l’air, c’est un vrai tour de force par rapport à l’animation. En termes de financement, aucune chaîne de télévision n’a voulu venir sur ce film, parce qu’il y a encore des chaînes en 2022 qui considèrent que l’animation est seulement pour les enfants.

Unicorn Wars © D. R.

Comment voyez-vous la relation particulière entre producteur et auteur-réalisateur ?

Cela ressemble presque à une relation de couple. Par exemple, le premier film que j’ai produit, Obras d’Hendrick Dusollier. À l’époque, quand nous allions en festivals, nous partagions les mêmes chambres d’hôtel. La nuit, on se pousse du coude, ça ronfle, etc. C’est comme dans un couple, cela peut bien se passer… ou pas. La position du producteur reste compliquée. Un réalisateur fait un film à la fois, alors qu’en tant que producteur, nous sommes obligés de travailler sur plusieurs films en même temps si l’on veut survivre. De la jalousie peut surgir si l’on consacre plus de temps à un autre réalisateur. Il ne faut surtout pas que cela devienne une relation filiale, mais plutôt une relation d’alter-ego. Il y a aussi des réalisateurs qui ont envie d’aller travailler ailleurs, pour ensuite revenir. C’est toujours bien d’aller voir ailleurs et de se rendre compte de la façon dont cela se passe chez d’autres producteurs. La fidélité doit fonctionner dans les deux sens. Une fois que l’on sait comment on fonctionne et que cela se passe plus ou moins bien, on peut poursuivre l’aventure. Ce sont des relations de confiance qui prennent un certain temps. Sur un court-métrage, cela peut varier de trois à quatre ans de travail, parfois même six à sept ans pour une série ou un long métrage. Forcément, il y a des moments de frictions passagers qui se résolvent simplement. Il existe des tensions sur des films qui sont au détriment du réalisateur mais à chaque fois pour le bien-être du projet. C’est aussi le rôle du producteur : être au service du film, parfois malgré le reste.

Il faut savoir faire la part des choses.

Il arrive que ce soit le réalisateur qui ait raison de dévier de son idée de départ. Il peut aussi se sentir un peu perdu. C’est notamment le cas des réalisateurs-animateurs. Quand on vient de passer deux mois à animer un plan complexe, c’est très difficile de s’entendre dire que l’on doit finalement couper ce plan pour le bien du film. Ce n’est évidemment pas du sadisme. Mais si l’on veut faire le meilleur film possible, il faut parfois admettre que ce plan est de trop. Cela peut mener à des frustrations.  Il y a des auteurs avec lesquels cela a pu mal se passer d’un côté ou de l’autre et qui ont décidé de ne plus retravailler avec nous. De la même manière, certains réalisateurs sont demandeurs d’implications de ma part et d’autres sont plus personnels, secrets. Ils ont d’abord besoin de montrer un aperçu et ensuite le film presque fini. Il y a autant de configurations que d’auteurs. Comme,  il y a autant de manières de produire que de projets. Il y a des films sur lesquels le réalisateur va être tout seul pendant cinq ou dix mois et d’autres où nous avons à gérer des équipes de quarante personnes pendant moins longtemps. Il n’y a pas de recette appliquée à chaque fois, encore moins pour des films relevant de prototypes. C’est cela qui me plait. Quand je lis un projet, j’ai envie de me dire : « Tiens, cela ne ressemble à rien de ce que j’ai vu, je ne sais pas comment on va le faire, combien cela coûte ou combien de temps cela va prendre, mais tentons le coup ! » Il y a toujours des phases de R&D (recherche et développement), de tests. Nous expérimentons beaucoup les techniques, les logiciels, nous avons des développeurs maisons qui codent directement. Au départ, Autour du Minuit était purement une boîte de production où l’idée était d’accompagner le projet en allant chercher des sous, éventuellement en montant des équipes et en organisant des coproductions. Puis, nous avons suivi les projets artistiquement et petit à petit, nous nous sommes impliqués aussi dans la fabrication.

Y-a-t-il des réalisateurs avec lesquels vous avez su créer une relation forte et durable ?

Nous avons suivi de nombreux réalisateurs ces vingt dernières années. Avec certains, comme Nieto, il y a eu un gros break parce qu’il s’était mis à faire autre chose. Tous les ans, il réalisait de grosses pubs en Chine, avec un intérêt purement financier mais où il s’éclatait néanmoins, puis il revenait en France et mettait en scène un opéra expérimental à la Philharmonie. Six ou sept ans après notre dernière collaboration, nous avons fait ensemble son nouveau film Swallow the Universe (2021). On était tellement content de se retrouver, que l’on a eu une seule envie, c’est de recommencer ! Il y a aussi des réalisateurs avec lesquels c’était une évidence qu’à chaque nouveau projet, nous allions retravailler ensemble sans même nous poser la question. C’est le cas notamment de Rosto. Je ne lui demandais même pas de quoi son projet allait parler.

Cela dépasse presque la relation de confiance et relève d’une compréhension naturelle, quasi instinctive.

Nous avions à la fois une relation producteur/réalisateur et producteur/coproducteur auxquelles s’ajoutait une amitié commune. C’était assez dur pour lui aux Pays-Bas, car il ne trouvait pas de producteur avec qui cela se passait bien. Il était alors devenu son propre producteur par nécessité. Ses films s’inscrivaient dans un processus continu, conçu comme une tétralogie. Avant cela, il y avait déjà eu une trilogie inspirée de son propre roman graphique. C’était un univers à part entière. C’est d’ailleurs grâce à Rosto, au moment de son film Le Monstre de Nix (2011), que nous avons créé un vrai petit studio. À l’époque, nous avions juste deux ou trois ordinateurs sur lesquels Nieto bidouillait. Tout à coup, nous nous sommes retrouvés avec un studio à Paris d’une trentaine de personnes. Et maintenant, pour Unicorn Wars, nous en avons créé un à Angoulême avec une quarantaine de personnes. J’espère que cela ne va pas trop grossir pour qu’Autour de Minuit puisse rester à taille humaine et que nous gardions ce côté artisanal dans la fabrication, cette volonté d’explorer de nouveaux outils et techniques.

Êtes-vous toujours à la recherche de nouveaux auteurs et de nouveaux projets ? Comment procédez-vous ?

Cela se fait assez naturellement. Distribuer des films oblige à regarder ce qui se fait. Nous prenons des films en distribution qui sont souvent un préalable à une future collaboration avec le réalisateur, surtout quand il s’agit de films auto-produits. Comme nous travaillons avec beaucoup de monde, les auteurs ont toujours un nouveau projet à présenter. Parfois c’est quelqu’un que j’ai croisé, parfois c’est l’animateur d’un projet qui vient me voir. Je ne suis jamais à la recherche de nouveaux projets, je suis déjà bien occupé ! Je reçois beaucoup de projets par e-mail, cela m’est arrivé une fois d’en produire un. Mais la plupart du temps, ce sont des projets de films live, donc pas vraiment dans notre ADN. Avant même de lire le scénario, je regarde souvent le dossier graphique, si je décèle une affinité avec le style visuel de l’auteur. Si cela ne me parle pas, je vais quand même lire le résumé mais je sais qu’à priori cela ne va pas se faire.

Est-ce qu’Autour de Minuit a été plus sollicité quand il y a eu ce coup de projecteur énorme sur Logorama (2009), suite à l’obtention de l’Oscar du meilleur court-métrage ?

Je n’ai pas forcément senti une grande différence. Pour le film, oui, cela l’a mis en avant, de manière même complètement délirante ! On en a parlé chez Jean-Pierre Pernaut ! Même ma grand-mère était au courant ! Alors qu’elle ne connaît rien à l’animation et n’a aucune idée de ce que nous faisons. Mais cela n’a pas démultiplié les demandes de projets pour autant. Par contre, cela a facilité le traitement de nos projets pour des recherches de financements. Grâce à cela, beaucoup se sont mis à lire nos projets plus vite, même si ensuite ils n’étaient pas forcément financés pour autant. Nos projets se retrouvaient un peu moins en bas de la pile. Pour moi, tout est imbriqué. De la création première d’un auteur, en passant par sa fabrication jusqu’à sa distribution, c’est la meilleure manière de faire vivre un film. Faire en sorte que le film gagne en notoriété, ainsi que son réalisateur. Grâce à cela, quand il préparera son nouveau film, il aura peut-être moins de mal à le financer. L’idée est d’accompagner vraiment les films et leurs auteurs du début à la fin. 

Remerciements à L’Étrange Festival, Estelle Lacaud et toute son équipe.

Crédits Photo : © Les Julien(s).

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