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Courts métrages

Je sors acheter des cigarettes : Papaoutai ?

Je sors acheter des cigarettes, réalisé par Osman Cerfon, est un étonnant court-métrage sous forme d’enquête psychanalytique. Avec sa jolie poésie de l’absence, ce film d’animation nous plonge dans la vie intime d’un adolescent, où la banalité du quotidien s’apparente à un jeu de piste chargé de sens. 

Jonathan et sa grande sœur, deux ados, se chamaillent et vivent avec leur mère dans un appartement qui semble à première vue on ne peut plus normal. Pourtant, on découvre que d’étranges personnages, ressemblant à des hommes adultes et ayant tous le même visage, en peuplent les recoins : l’un est accroupi dans l’armoire de la cuisine et adore le soda, l’autre flotte avec un masque et un tuba dans la machine à laver, un autre encore est plié façon Tetris dans un tiroir… Jonathan interagit avec eux, leur donne à boire, les taquine, comme on taquinerait un gentil parasite ou une petite souris qui viendrait grignoter les restes.

La narration progresse à rebours, comme un Rubik’s cube animé qui prend forme sous nos yeux, posant un à un ses jalons, jusqu’à ce qu’un élément essentiel vienne jeter la lumière sur la vie du garçon. 

C’est que les non-dits semblent avoir envahi cette famille et c’est là que réside la grande idée formelle du film : l’appartement est hanté par la trace d’un père absent, pourtant omniprésent dans le regard du fils. Ces curieuses figures, qui évoquent des primates par leur posture animale, leur mâchoire prognathe et leurs grognements, sont l’incarnation même de la pré-histoire du personnage – des souvenirs primitifs – comme les silhouettes des hommes du Neandertal le sont à celle de notre espèce. 

Je sors acheter des cigarettes devient alors étonnamment touchant, loin du registre cocasse avec lequel il débutait, et qui juxtaposait le burlesque de la vie quotidienne à l’ampleur inquiétante de la musique de Prokofiev. Lorsque Jonathan découvre pour la première fois le visage de son vrai père, grâce à un portrait caché dans la chambre de sa mère, l’adolescent complète ainsi le puzzle familial, et devient enfin acteur de sa propre histoire. Les créatures, comme autant d’ersatz paternels, disparaissent alors de l’appartement, pour laisser enfin le champ libre au fils, et lui permettre de grandir.

Par sa mise en scène originale de l’espace, le film cartographie et métaphorise ce qui nous précède en tant qu’individu : l’héritage d’un inconscient collectif familial dont il est absolument nécessaire de parler, pour aspirer à la liberté individuelle. En cela, on comprend mieux la douce mélancolie distillée à chaque plan, autant de preuves de la solitude des personnages, qui s’enferment chacun dans leur vie et dans leur chambre, des petites prisons au sein de l’espace commun de l’appartement. La mère rentre chaque soir, les traits fatigués, et consulte son répondeur téléphonique dans l’espoir d’un message vocal qui ne vient jamais. La grande sœur est cloisonnée dans sa chambre et y interdit l’accès à son petit frère, pour mieux y cacher ses peines de cœur avec un jeune homme qui la fait souffrir. Grâce à ces personnages, à leurs répliques, à leur humour et à leurs corps, le film parvient à dépasser la simple juxtaposition de symboles, dans laquelle il aurait pu tomber.

Je sors acheter des cigarettes contient de nombreuses autres trouvailles formelles, servies par son animation aux traits nerveux et crayonnés, mais qu’il serait dommage de dévoiler dans cet article. Ces idées participent au réseau de sens souterrain qui travaille l’ensemble du film, par un système d’échos et de rimes tantôt drôles, tantôt tragiques. Le dernier plan semble indiquer qu’il y ait encore des non-dits dans cette famille, avec la présence d’une brise légère qui caresse les rideaux, mais qui ouvre aussi mystérieusement la porte de la chambre de la mère.  

Le film nous résiste et ne livre pas tous ses secrets : comme pour ceux d’une famille, c’est à nous d’aller creuser, d’y réfléchir, de forcer le passage. Avec à la clé, peut-être, la promesse d’une liberté à reconquérir. 

==>> Lien vers le film : youtu.be/Q7yx5DjQOHU

En Une : © Unifrance

Je sors acheter des cigarettes. De Osman Cerfon. Film d’animation. 14mn. Disponible sur Univers Ciné et Youtube Univers Court. Miyu Production.

Alexandre Lança est scénariste et réalisateur. Il considère Oprah Winfrey et J.K Rowling comme ses mères adoptives et est l'heureux possesseur d'un Dracaufeu shiny niveau 100. Depuis 2017, il est également membre élu au bureau de la Société des Réalisateurs de Films (SRF).

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