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Cannes 2019

« Le Jeune Ahmed » des frères Dardenne : documentaire animalier

Ce ne sont pas les opportunités qui ont manqué de voir Le Jeune Ahmed à Cannes, c’était l’envie. Malgré toute la passion qui nous anime pour le cinéma et ses expérimentations, impossible de faire naître le désir pour ce film, récompensé pour sa mise en scène efficace et censé représenter les tourments psychologiques d’un adolescent radicalisé. Si garder l’esprit ouvert est un principe fondamental, il est parfois difficile de faire taire la voix de l’instinct. Surtout quand elle crie de rester loin. C’est pourtant avec un courage radical, qu’on a sauté le pas à notre retour de festival. Et c’est malheureusement sans surprise que ce film nous a plongés dans une profonde tristesse.

Les frères Dardenne ont choisi depuis leurs débuts de se spécialiser dans le film social sur la forme comme sur le fond, c’est-à-dire que leurs histoires sont celles de laissés-pour-compte aux prises avec des éléments d’oppression qui les dépassent, et leur manière de filmer empreinte les codes du naturalisme, sans artifice ni élément grand spectacle (à l’exception notable de Marion Cotillard et son accent Actor’s Studio dans 2 jours, 1 nuit). En résumé, le sujet est grave, la forme est austère, le geste de cinéma est sérieux. On se demande d’ailleurs à quoi devaient ressembler les frangins étant jeunes, tant leur allure de grands sages platoniciens semble naturelle de toute éternité. Les Dardenne jouissent donc de l’aura de ces types dont personne ne se permettrait jamais de remettre en question la légitimité, la sincérité et encore moins l’intégrité intellectuelle. Au pire on les trouvera barbants sous le manteau, mais ils semblent l’accepter, comme tout bon patriarche cartésien qui sait qu’il faut faire des sacrifices pour mener le peuple vers la lumière du savoir. Pour la bonne cause donc.

Avec Le Jeune Ahmed, ils décident de s’intéresser au parcours psychologique d’un jeune maghrébin vivant en Belgique. Et a priori né sur place même si on n’a pas beaucoup d’éléments de son histoire familiale. On sait tout juste que son père est absent, ou mort, que sa famille est modeste, qu’il a un frère et une soeur et que sa mère avait (a ?) des problèmes d’alcool. Et que son cousin est parti en Syrie ou en Arabie Saoudite sans doute combattre avec Daesh. On vous avait bien dit qu’on n’était pas là pour rigoler, vous aviez cru que le cinéma c’était la fête bande de mécréants ?

Ahmed est donc sous la coupe d’un imam radical qui lui monte la tête sur les infidélités de son entourage. Et surtout celles de Madame Inès, sorte d’éducatrice/enseignante à la MJC locale, qui, en plus de sortir avec un Juif (figure effectivement obsessionnelle et instrumentalisée chez les fondamentalistes islamistes), a pour projet d’offrir des cours d’arabe aux plus jeunes en passant par la musique et la culture populaire plutôt que par le Coran. Madame Inès a Ahmed dans son collimateur depuis que celui-ci refuse de lui serrer la main. Et elle a malheureusement raison puisque Ahmed va prendre sur lui d’appliquer au pied de la lettre les préceptes de son imam et tenter de l’assassiner. L’échec de cette tentative le conduira en centre de déradicalisation, où les efforts conjugués de ses éducateurs ne vont pas l’atteindre très facilement, voire pas du tout.

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Othmane Moumen et Idir Ben Addi © Christine Plenus

Sur le papier, le sujet est délicat mais pertinent, puisque le problème est actuel. Pourtant, les Dardenne observent Ahmed comme Sir David Attenborough observait les animaux sur National Geographic. Peut-être même avec encore moins d’empathie. Ils le filment en plongée, de loin, ou suivent nerveusement ses gestes comme pour signifier qu’il peut à tout instant commettre l’irréparable. Mais jamais la caméra n’est réellement avec lui et n’offre de nuances à son état d’esprit qui de fait n’évolue pas, ou en tout cas dont l’évolution ne nous est pas donnée à voir de manière organique.

On se sent très mal pour Idir Ben Addi, très jeune comédien dont c’est la première expérience de jeu, et qui est filmé comme une créature, gauche et empotée, à la moue constamment boudeuse et au front buté. Est-ce le comédien qui sait si bien incarner un personnage qui ne sait pas quoi faire de son corps? Ou bien est-ce cette maladresse que les réalisateurs avaient choisie à la base? Difficile de trancher avec certitude. Mais, pour être honnête, on soupçonne la seconde option, surtout que les Dardenne sont suffisamment malins pour se douter qu’un comédien maghrébin plus athlétique et plus maître de son énergie irait verser directement dans le stéréotype de l’Arabe agressif. Persuadés de faire oeuvre de tolérance, ils subvertissent sans doute cette attente de représentation. Mais si Ahmed a l’allure d’un mouton de six semaines mal dégrossi, il porte en lui le germe d’un mal, celui de l’Islam radical, qui le rendra hermétique à toutes les tentatives de lui faire apprécier la vie. Ni les larmes ou les gâteaux de sa mère, ni les temps collectifs à faire des crêpes, ni les après-midis à la ferme à se faire draguer par une fille d’agriculteur en mission de redressement ne parviendront à lui ôter ce mal du coeur.

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Claire Bodson (la mère) et Idir Ben Addi (Ahmed) © Christine Plenus

Concernant la fille de l’agriculteur, Louise, comment peut-elle tomber amoureuse d’Ahmed dès qu’elle le voit ? Mystère. Le pauvre Ahmed est empoté et mutique, et pas particulièrement sexy. Et le scénario ne met pas en place l’évolution de leur connivence en réelle connexion. On en est donc réduits à supposer que la fermière nourrit une attirance pour tous les jeunes radicalisés qui passent par la ferme. Ou qu’elle adore les mecs effacés et fermés émotionnellement. Ça arrive. Au pire, mettez-en scène le désir primal pour l’autre quand il paraît dangereux. Mais on n’est pas sûrs que les Dardenne captent aussi bien les fréquences paradoxales des jeunes filles. Et à vrai dire on n’a pas forcément envie qu’ils essayent. Le scénario installe cette attirance comme étant naturelle mais elle reste un artifice commode. Car cette histoire permet surtout de donner à craindre qu’il n’arrive malheur à la jeune fermière blonde et saine, qui ressemble sans doute aux enfants des spectateurs dans le coeur de cible du film. Ahmed reste ainsi cantonné à ce qu’il représente de dangereux pour une société qui ne le comprend pas. Remember Emmett Till et tous les adolescents Noirs ou Maghrébins qui incarnent à leur corps défendant des violeurs en puissance dès les premiers signes de leur puberté.

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Idir Ben Addi (Ahmed) et Victoria Bluck (Louise) © Christine Plenus

Les Dardenne ont choisi le film social comme sacerdoce pour filmer “l’ici”, authentique, dont ils sont eux-mêmes originaires en tant que prolétaires liégeois. Et effectivement, ça marche pas mal quand ils restent concentrés sur les fermetures d’usine et la misère wallonne. Mais malheureusement, ils ne savent ni ce qu’est un Arabe, ni ce qu’est un musulman, ni même ce qu’est un adolescent. Alors, oui, c’est une affirmation péremptoire. Et puis ils en ont sans doute déjà croisés des métèques et des minots. Mais certainement sans jamais nouer de relation sur un pied d’égalité et de spontanéité. C’est normal aussi, ça fait flipper les sages à cheveux blancs qui ont une tête à name-dropper Sophocle et Epictète toutes les trois phrases.

Pour étayer notre propos, prenons le cas de Madame Inès. On ne sait pas si ce personnage est occidentale ou maghrébine, ou une Maghrébine occidentalisée (elle s’appelle Touzani et elle affirme que son père connaissait bien le Coran). Par contre, cette manière de mettre un Madame/Monsieur devant un prénom est un héritage colonial. Or entendre sa mère ou sa grand-mère appeler “Madame Simone” ou “Madame Mireille” une personne moins âgée qu’elle, simplement parce qu’elle est conditionnée à donner aux Occidentaux une marque de respect qui les place au-dessus de sa propre personne, est très humiliant. La mère d’Ahmed emploie l’expression elle-aussi. Mais les sentiments d’Ahmed sur la question n’intéressent manifestement pas les Dardenne. Les frères la morale mettent tout juste en scène un débat archi didactique entre parents racisés qui craignent que les enseignements de Madame Inès n’éloignent leurs enfants de leur culture et de leur religion. Or ce débat sonne particulièrement faux parce que si les questions qu’ils posent traversent très certainement l’esprit des personnes concernées, on est prêt à parier qu’elles ne se sentiraient pas assez en confiance pour s’exprimer aussi ouvertement devant la personne à qui elles reprochent d’éloigner ou de corrompre leur progéniture.

Tout occupés à faire lourdement la leçon au monde, Monsieur Jean-Pierre et Monsieur Luc occultent la psychologie de leurs personnages. Mais sans doute considèrent-ils que la psychologie d’un jeune Ahmed n’est qu’une nébuleuse de haine, née ex nihilo, ou bien qu’elle est liée à sa nature profonde. Et si ce n’est pas le cas, ils laissent l’opportunité de se poser la question en ces termes, ce qui en plus d’être maladroit est franchement irresponsable. Sans connaissance du violent sentiment d’exclusion et d’infériorité propre à l’expérience de Maghrébin en général et de garçon maghrébin en particulier, ils se condamnent à raconter l’histoire du point de vue du prof qui ne comprend rien de ce qu’il se passe et qui a peur. C’est peut-être ce sentiment, partagé sans doute par une grande partie du public, qui permet au film de trouver de l’écho.

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Myriem Akheddiou (Madame Inès) et Idir Ben Addi (Ahmed) © Christine Plenus

Quant à Madame Inès, elle ne mérite certes pas de se faire agresser, mais on avoue sans honte avoir eu envie de lui jeter une chaussure virtuelle à la tête quand elle poursuit crânement Ahmed qui refuse de lui serrer la main. Tout simplement une réaction d’ado face à un adulte à qui il a décidé de témoigner du mépris mais qui insiste. Qui force, comme disent les jeunes. Et pour forcer, les Dardenne forcent et ne font pas semblant. C’est encore eux qui parlent à travers la fille de l’agriculteur quand celle-ci s’étonne du refus d’Ahmed de lui faire la bise. Avant de se jeter sur lui et ne pas comprendre qu’il soit mal à l’aise. Y a vraiment que les jeunes au cerveau lessivé par l’Islam radical qui paniquent à l’idée de démarrer leur vie intime et sexuelle, c’est bien connu ! Encore une fois, il faut vraiment avoir oublié ce que c’était d’avoir quatorze ans. De plus, les réalisateurs ne semblent pas beaucoup comprendre non plus le désir d’absolu et de pureté, et parfois même d’amour, qui guide les crises de mysticisme, typiques aussi de l’adolescence. J’ai personnellement souvenir de fâcheries à mort au lycée pour des histoires de loyauté spirituelle à Muse ou Radiohead. Or, même si ça peut être compliqué ou douloureux à imaginer, avant de devenir éventuellement dangereux, le rapport à la religion peut toucher la même corde sensible de l’intransigeance. Ici la foi d’Ahmed est réduite à une manie bornée, obsessionnelle, presque imbécile. C’est gênant.

Tout le film est à l’envi, racontant une histoire réduite, réductrice, voire malhonnête, à des gens qui n’ont pas les outils pour se poser plus de questions sur le sujet ou qui sont soulagés de ne pas avoir à le faire. Le tout avec une inébranlable morgue, celle de détenir avec certitude la vérité absolue et d’oeuvrer pour le bien. On en vient à se demander si au fond ce qui lie le plus les Dardenne à leur histoire ce ne serait pas leur propre dogmatisme, tout à fait proche de celui d’un imam psychorigide. Le dernier plan du film représente Ahmed au sol, agonisant comme un animal. Quelle est l’expression déjà ? Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage ? Les Dardenne ont essayé de défendre leur démarche, assurant que leur but était celui de la tolérance. Devoir faire ce genre de précision dans ce contexte, n’est-ce pas un constat d’échec ? De toute façon maintenant qu’ils ont fermé la quadrature de leur cercle avec leur prix de la mise en scène, on doute qu’ils soient prêts à entendre quoi que ce soit comme réserve. Ils sont trop hauts pour nous. Tant pis pour eux.

Le Jeune Ahmed. Un film de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Avec : Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud, Myriem Akheddiou, Claire Bodson, Victoria Bluck… Distribution : Diaphana Distrinution. Sélection : Cannes // Compétition officielle. Durée : 1h24. Sortie France : 22 mai 2019.
Photo en Une : Idir Ben Addi © Christine Plenus

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

2 Comments

  • Jean

    J’ai trouvé ce film, personnellement, remarquable. Il nous invite à nous identifier à un adolescent fasciné par un imam qui détient, à ses yeux, l’ultime vérité. Rien n’est plus séduisant pour un jeune homme confronté à une société faite d’étranges indécisions… Le rapport à une mère occidentalisée (devant laquelle le père se serait humilié), aux enseignants (qui représentent une culture appelée, à ses yeux, à tuer un islam fragilisé) et à la première tentation amoureuse est remarquablement montré. L’aspiration à la pureté (où ce qui est donné pour telle) tue, on le sait, et les Dardenne – pour moi- le montre remarquablement.

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