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Interviews

Les femmes brûlent toujours deux fois : Rencontre avec Adèle Haenel, Noémie Merlant et Céline Sciamma

Les femmes brûlent toujours deux fois : Rencontre avec Adèle Haenel, Noémie Merlant et Céline Sciamma

Là tu as trois personnes du web”. C’est en effet avec deux collègues rédacteurs sur des sites de critique cinéma en ligne, rencontrés pour l’occasion, qu’on attend sagement de pouvoir interroger l’équipe de Portrait de la Jeune Fille en Feu. Pendant trente secondes, je fantasme à l’idée de me présenter comme ça à partir de maintenant : “Bonjour, je viens du web!”. En attendant, si nos sites de presse en ligne sont réunis c’est parce qu’ils sont encore jeunes et petits. Pas assez prestigieux pour le tête à tête, on mutualise. Mais après tout c’est logique, la révolution du regard se doit d’être collective, non? 

L’exercice codifié de l’interview dans le calme feutré d’une chambre d’hôtel de luxe se complique ainsi de ne pas avoir l’exclusivité de la parole, pas forcément les mêmes angles ou centres d’intérêt. Pourtant l’atmosphère se détend très vite et les accords se trouvent sans malaise, en collaboration. Peut-être sous l’influence d’un film construit dans le partage et qui porte cette valeur comme un drapeau. Sans faire de bruit, le ton s’enflamme. 

« C’est mes idées donc je m’excite dessus« 

L’engagement passionné d’Adèle Haenel est perceptible dans toutes ses prises de paroles autour du film. À tel point qu’elle avait affirmé pendant la conférence de presse cannoise “accompagner la mise en scène”. Quand on l’interroge aujourd’hui sur la question, elle s’en amuse. Evidemment que la réalisatrice – et la conceptrice du film depuis le début – est Céline Sciamma. “J’accompagne la pensée globale du film dans un type de jeu”, précise Haenel. D’ailleurs il n’y avait pas eu de malaise dans la salle quand elle avait tenu ces propos. En fantasmant, on retourne à Cannes en pensées et on rejoue la scène avec un comédien emporté qui explique devant les médias qu’il collabore à la mise en scène. Gros plan sur son réalisateur solennel à chapeau qui fait la gueule. Loin de nous l’idée du procès d’intention mais il faut bien reconnaître qu’avec les hommes c’est plus délicat de désacraliser le “patron”. 

Le code de l’émotion n’est pas universel, le contexte social compte aussi, puisqu’il n’y a pas d’émotion pure sans représentation sociale de l’émotion”. À l’ère post-MeToo et alors que certains débattent encore de la pertinence de dissocier les oeuvres de certains artistes qui les commettent, la comédienne enflammée défend à sa manière une nécessité de considérer à la fois la forme, le fond et les collaborateur.rice.s d’un film comme un tout. D’ailleurs, il ne viendrait tellement pas à l’idée de dissocier le Portrait de la Jeune Fille en Feu de celles qui ont contribué à le fabriquer qu’on ne pense même pas à poser la question. 

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Marianne et Héloïse, incandescentes ©Pyramide Distribution

En attendant, tout juste revenue de Toronto où la teneur des discussions autour du film l’ont plus que satisfaite (“là-bas la question du male gaze est centrale et banale”), la passion intellectuelle d’Adèle Haenel est contagieuse. Elle parle d’ “encercler le male gaze”, de “transsocialisme” et de “représentation ontologique du corps social féminin”. On est à deux doigts de voter pour elle pour la prochaine révolution. “L’idée c’est d’amener les gens à se demander pourquoi on chosifie tout le temps les femmes, pourquoi on fait ça, peut-être qu’on est un peu cons? » Adèle guidant le peuple, définitivement, c’est un grand oui.

La collaboration hors champ entre Sciamma et Haenel, portée de leur propre aveu par des années de dialogue sur le cinéma, propulse le film dans une autre dimension alors même que le coeur de l’histoire repose sur l’égalité et le respect mutuel dans la création. Est-ce qu’on a même déjà vu une relation autrice-réalisatrice et comédienne sortir du cadre de cette manière? On n’en a pas le souvenir. Il y a quelque chose de très excitant à sentir une comédienne incarner de la sorte l’émulation intellectuelle. Le mouvement de ronde nous emporte avec elles et on se sent, en tant que spectateur.rice, tiré.e vers le haut.

Entrez dans la ronde

Pour autant, la discrète Noémie Merlant n’est pas du tout laissée sur la touche. Alors qu’elle avoue sans détour être timide et peu goûter être au centre de l’attention, elle raconte n’avoir éprouvé aucune difficulté à se sentir intégrée dans le cercle. “J’aurais pu penser que c’était difficile de rentrer dans un binôme qui existe déjà et qui à déjà trouvé sa manière de communiquer. Mais ce qu’elles montrent dans le film se retrouve dans leur manière d’être. Et puis il y a beaucoup d’humour.” Entrez dans la ronde, chantez, dansez, embrassez qui vous voudrez. Interrogée sur les autres différences qu’elle a notées dans la méthode de travail de cette collaboration, Noémie Merlant explique avoir apprécié pouvoir tester une nouvelle approche de l’émotion, tout en retenue : “pas frontale, pas dans la douleur, en prenant son temps”. Prendre son temps c’est comme le chocolat à fort pourcentage en cacao, on comprend avec l’âge que c’est plus intéressant.

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Noémie Merlant (Marianne dans Portrait de la jeune fille en feu) ©Pyramide Distribution

L’équilibre entre Adèle et Noémie est aussi naturel que celui entre Marianne et Héloïse. Si l’une, solaire, prend certes plus de place, ce n’est pas pour faire de l’ombre à l’autre, c’est que les forces sont réparties autrement, en tenant compte des singularités. D’ailleurs Haenel rebondit : “Notre érotisme est basé sur une collaboration, c’est une joie partagée. À Cannes en voyant la scène de sexe j’avais envie de rire, je ne me suis pas sentie volée, je ne me suis pas dit “oh j’aurais pas dû faire ça j’ai honte””. Noémie confirme et admet elle aussi sa révolte, calmement : “Le film parle des femmes peintres qui ont été effacées de l’histoire. Aujourd’hui avec Me Too on se dit que c’est génial, que ça va changer, mais en fait on est tout le temps obligées de se battre.” Peut-être bien oui, retour de flamme perpétuel.

Bataille culturelle

Quand vient le tour de Céline Sciamma, elle affirme d’entrée de jeu qu’elle est souvent déprimée par la répartition du pouvoir dans la critique en France. Du coup elle connaît nos petits sites de cinéma en ligne : “Je ne pense pas être la seule, continuez c’est bien”. Toujours agréable de se sentir encouragés dans ses entreprises, aussi excentriques soient-elles. Mais le coeur du sujet c’est quand même bien une histoire de construction de pensée aussi bien créatrice que critique. “On vit un moment où on fait communauté autour de ces questions. Et en plus du militantisme, il est question d’art de vivre, et moi j’aime ça. On a l’impression de mener une bataille culturelle. Qui parle des films, compte autant que qui les fait”. On pourrait arguer que la bataille culturelle se mène assez discrètement dans l’Hexagone, hormis effectivement les projets du type 50/50 dont Sciamma est une des initiatrices. Hormis aussi les sorties de route de Catherine Deneuve. Mais on est de trop bonne humeur pour plomber l’ambiance. “Je reviens de 8 jours en Amérique du Nord, là-bas c’est une évidence. C’est évident qu’on lit les films avec une culture aussi. Là-bas je ne perds pas de temps en pédagogie ou à me justifier. On parle la même langue donc on va beaucoup plus loin dans la conversation.” Damned! “D’ailleurs ça me fait rire parce que la critique française adore le cinéma américain mais du coup les films américains ça va avec la culture américaine non? Pourquoi les grilles de lecture féministes seraient méprisantes, méprisables?”. Ah ça…

En attendant la réponse à cette question à 28 millions, on interroge Sciamma sur le paradoxe de positionner le film dans la continuité d’un patrimoine culturel plutôt masculin. En référence à ses fameuses visites au Louvre avec Claire Mathon, sa cheffe opératrice, et Hélène Delmaire, la peintre qui a exécuté tous les tableaux du film. Sciamma recadre : “D’abord il y a des femmes peintres au Louvre, il faut les chercher mais elles sont là. Et surtout on n’était pas du tout dans De la Tour et tout le bordel” Non, les visites au Louvre avaient uniquement pour but d’observer la manière de travailler et de décider comment filmer des mains d’artiste à l’oeuvre. La peinture n’est pas entrée en ligne de compte pour préparer les intentions de lumière, et encore moins pour convoquer un référentiel patrimonial. “D’ailleurs si j’avais su que c’était aussi dur de filmer une peintre je ne l’aurais pas fait. Mais souvent c’est mieux de ne pas savoir avant à quel point on va galérer.” Au passage, Sciamma étonne en rejetant toute volonté d’académisme : “J’ai rarement envie d’en être”. La modernité du film est évidente mais on avoue être surpris d’entendre ces propos dans la bouche d’une réalisatrice qui semble pourtant s’inscrire sans vague dans le paysage institutionnel du cinéma français. On réévalue Sciamma en radicale discrète, et drôle, si on se fie aux confidences de ses comédiennes. 

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Picturale Adèle Haenel… ©Pyramide Distribution

Et les hommes dans tout ça? “Le cinéma c’est ce qu’on met dans le cadre et ce qu’on ne met pas. Offrir une expérience de cinéma c’est faire des choix. Mettre des hommes dans cette histoire, c’était raconter l’amour impossible et les obstacles.” Or le film délimite le patriarcat par l’entrée de champ et la sortie de champ d’un figurant qui, d’un “bonjour”, sonne la fin de la récréation. Et comme l’affirmaient plus tôt Adèle Haenel et Noémie Merlant, le film s’intéresse avant tout au champ du possible. L’histoire entre Marianne et Héloïse se construit sur l’égalité, il n’y en a pas une qui pygmalionne l’autre, pas de rapport de domination de genre ou de classe. Puisqu’il est entendu que le système fait obstacle à leur amour, on va plutôt se concentrer sur la manière dont celui-ci peut naître et s’épanouir à l’abri des regards.

Sciamma réfute pourtant l’intention d’avoir voulu commettre un sans-faute politique : “Si on sort des négociations qu’on connaît par coeur, ça va créer tout simplement des nouvelles scènes de cinéma, des nouvelles tensions, des nouveaux suspens. Et qu’on arrête avec l’amour comme possession et la rupture comme une fin à tout.” La réalisatrice, qui a écrit le scénario seule, avoue s’être rendue compte après avoir fini que la structure de son film était assez identique à celle de Titanic. Mais ça lui convient bien après tout, car l’amour y est représenté comme un commencement pour l’héroïne. On se permet de faire remarquer comme une grosse maligne que l’échelle de valeur de sublimation de l’amour est tout de même plus épique chez les hétéros, puisqu’elle passe par la mort de milliers d’innocents. Sciamma rétorque taquine qu’elle a mis en scène une pénétration non simulée dans son film, elle (les vrai.e.s reconnaîtront). Radicale discrète on vous disait.

Le cinéma c’est le seul endroit où on partage la solitude des gens

Sciamma généreuse laisse déborder le temps imparti à nous autres petits critiques du web. Affirmant s’intéresser aux comportements plutôt qu’à la psychologie et aux symboles, elle renouvelle son désir de faire partager l’expérience des personnages : “Le film parle de ce que produit l’art dans nos vies, comment l’art nous console, comment l’amour nous éveille à l’art”. Soucieuse de cette expérience jusque dans une forme d’interactivité, elle a tenu à limiter la musique dans le film “pour permettre une écoute particulière”. “Quand j’entends le silence dans la salle je me dis que c’est réussi. J’entends l’écoute, on respire différemment, les spectateurs s’entendent les uns les autres. La question aussi c’est de quels spectateurs on rêve, moi j’ai toujours un projet pour ça, et pour ce film je rencontre des femmes entre 13 et 80 ans.” Qui fait les films, qui parle des films, qui voit les films, la boucle semble bouclée. “Les femmes vont au cinéma plus que les hommes. Vous vous rendez compte? Les femmes de plus de 50 ans vont au cinéma et choisissent les films mais elles ne sont jamais dedans. C’est fou quand on y pense, les gens qui vont au cinéma ne sont pas représentés au cinéma : même les cyniques sont fous.

Portrait de la jeune fille en feu. Un film écrit et réalisé par Céline Sciamma. Avec : Adèle Haenel, Noémie Merlant, Luàna Bajrami, Valeria Golino, Christel Baras, Armande Boulanger… Distribution Pyramide Distribution / MK2. urée : 2h. Sortie salles : 18 septembre 2019.
Photo en Une : Adèle Haenel et Noémie Merlant dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma (2019) ©Pyramide Distribution.


Bonus : la conf’ de presse cannoise en mai 2019

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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