Madame Stéphane Riethauser
Interviews

Stéphane Riethauser : “En matière de sexisme et d’homophobie, l’éducation est primordiale !”

Ancien adolescent homophobe devenu activiste gay passionné, Stéphane Riethauser livre un magnifique documentaire sur la difficulté de s’émanciper des attentes de son milieu (et de sa famille) à travers un double portrait. Celui de sa grand-mère, mariée de force à 15 ans puis reniée par ses parents pour avoir quitté son mari ; et le sien, celui d’un petit garçon ayant grandi dans un milieu bourgeois rongé par le sexisme et l’homophobie ordinaires. Uniquement constitué de photos et de vidéos familiales, Madame fait s’entremêler leurs deux parcours pour questionner la masculinité, la féminité et cette violence sourde mais accablante que les attentes liées au genre peuvent provoquer. De passage à Paris, Stéphane Riethauser a accepté de revenir avec nous sur son enfance et la manière dont il a réussi à s’éloigner des valeurs parfois anxiogènes du milieu dans lequel il a grandi.

À quel moment avez-vous réalisé que vos archives familiales constituaient une mine d’or pour raconter votre histoire ?

J’ai toujours su que ces archives contenaient quelques pépites. Mon père voulait être réalisateur, mais il n’a jamais osé se lancer. En revanche, il a toujours filmé sa famille. Toute mon enfance a été documentée, j’ai une chance inouïe. Plus tard, c’est moi qui me suis emparé de sa caméra pour tourner quelques vidéos avec mes amis. On en voit quelques extraits dans Madame. Les images de ma grand-mère, elles, ont été tournées beaucoup plus tard, à des fins totalement privées. Elle avait 90 ans, moi 30. Je ne voulais pas oublier les histoires qu’elle me racontait… J’ai une mentalité d’archiviste. Je garde toujours tout, d’abord au cas où ça pourrait me servir plus tard, mais aussi et surtout pour ne rien oublier… 

Quand avez-vous eu l’idée de regrouper ces images de votre enfance pour en faire un film ?

Très tardivement. C’est le paradoxe de Madame : il est constitué de morceaux de films qui n’ont jamais eu pour vocation d’en être un ! C’est dix ans après la mort de ma grand-mère, entre deux projets, que j’ai retrouvé ces cassettes. En les revoyant, j’y ai trouvé de vraies perles. Je trouvais que ces vidéos disaient quelque chose d’important sur la féminité. Et en recherchant les images de ma grand-mère, je suis retombé sur celles de mon enfance qui, elles, questionnaient beaucoup la masculinité. Je me suis servi de son parcours et du mien pour parler de luttes et de genres de manière universelle, sans tomber dans le collage de souvenirs personnels qui ne parlerait qu’à moi.

Stéphane Riethauser et « sa dame » © Outplay Films

N’avez-vous pas été tenté de rajouter du contenu plus contemporain ? Sur votre vie actuelle, ou le regard de vos parents sur cette période charnière de votre vie ?

C’était prévu. J’ai interviewé mes parents et mon frère, qui avait 6-7 ans à l’époque. Je lui demandais son rapport à l’autre sexe. À l’époque, je voulais faire un grand manifeste qui critiquerait le patriarcat. La première version du film faisait plus de trois heures. Elle était un peu indigeste… J’ai dû me séparer du superflu. L’essence du film, c’était ce lien entre cette grand-mère et son petit-fils. Tout ce qui n’était pas en lien avec cette relation a été sacrifié. Je ne voulais pas non plus d’un film de « talking heads » comme on en voit beaucoup aux Etats-Unis, avec des personnes interviewées qui s’expriment face caméra. La seule talking head, dans le film, c’est ma grand-mère. Avoir trop de personnages dans le film aurait dilué le message. 

Derrière le portrait de votre enfance et de votre grand-mère, vous abordez un thème très délicat : celui du genre, et la manière dont les projections des parents peuvent démolir un enfant qui se cherche. Votre père, particulièrement, a prononcé des phrases qui paraissent anodines sur le moment mais se révèlent d’une grande violence. Assez pour faire un film dessus trente ans plus tard…

Je voulais décrypter ces petites phrases du quotidien qu’on croit sans importance. J’ai été un ado un peu idiot, conservateur de droite, sexiste et homophobe. Mais je l’étais un peu par défaut, parce que j’avais repris en bloc sans trop les questionner les normes de mon milieu. Ma réalité d’homosexuel, j’ai mis du temps à la découvrir et encore plus à l’assumer. C’est elle qui m’a fait porter un regard plus critique sur le monde qui m’a élevé et les valeurs qui y sont en vigueur. Les jeunes garçons construisent très tôt leur identité en opposition à l’identité féminine et par extension à celle des homosexuels qu’on apparente à des femmes, qui se font pénétrer (pour certains) comme des femmes, qui sont des êtres inférieurs comme des femmes. Dans un certain imaginaire collectif, ce ne sont pas des vrais mecs. Cette vision révoltante de la virilité, je l’ai questionnée très tard. Mais elle allait de soi dans notre culture à une époque où le patriarcat et le machisme régnaient en maîtres. Les mouvements #MeToo et LGBT l’ont enfin remise en question. Il était temps.

Vous le disiez vous-même il y a quelques instants : enfant, vous aviez une vision très violente des femmes et des homosexuels. N’a-t-il pas été difficile pour vous de vous replonger dans cet état d’esprit pour construire votre récit ?

Extrêmement, ça a été un long travail. Je me suis beaucoup demandé si les choses s’étaient vraiment passées comme je m’en souvenais. D’ailleurs je le dis au début du film : mon propos est forcément biaisé par les choses que j’ai oubliées ou les souvenirs que j’ai déformés au fil des années. Mais en revoyant toutes ces vidéos… Les images ne mentent pas, même si on peut leur faire dire ce qu’on veut. J’ai aussi retrouvé des enregistrements audio, dont un qui date de mes neuf ans. On entend mon père me demander si j’ai une copine, avec la voix pleine d’attentes, celles d’un père qui veut voir son fils devenir un homme. Je me suis aussi souvenu de certaines phrases très marquantes, comme lorsqu’il m’a dit devant une émission : « On va toutes se les sauter ces petites nanas ! » . J’ai également réalisé qu’il y avait une grande violence dans les vidéos que je tournais avec mon frère et mes amis dans le jardin. On se mettait en scène en train de se battre entre mecs, tandis que les rôles féminins étaient des salopes, des ménagères écervelées bonnes qu’à faire la lessive, ou même des travelos. Le genre féminin était complètement ridiculisé. Alors que pour nous, c’étaient des jeux innocents. Et tout ça était accueilli par le monde des adultes de manière bienveillante. « Regardez, c’est très drôle ! » , « comme ils s’amusent bien ! » . Personne ne nous a jamais rappelé à l’ordre. Ça en dit beaucoup sur le monde dans lequel on a grandi…

Madame démontre à quel point l’éducation est essentielle. Après tout, en temps qu’enfant, on reproduit souvent ce qu’on voit à la maison… 

L’éducation est même primordiale, et dès le plus jeune âge. Le plus étonnant, c’est que j’ai été élevé dans une forme d’ouverture au monde. C’est en tout cas ce que prétendait mon milieu. Je n’étais pas entouré de fachos, de racistes ou de monstres ! Mais cette ouverture était très relative. Il y avait énormément de sexisme dans mon éducation, dans les mots qui sortaient de la bouche de mon père, mais aussi à l’école, ou même partout autour de nous. Tout ce qui avait attrait à la sexualité était tabou. Les homos ? Il était de bon ton de s’en moquer. De manière soi-disant bienveillante, à travers quelques blagues, comme on pouvait en faire sur les noirs ou les juifs. On ne m’a jamais appris à quoi ressemblait la réalité. Que les homos n’étaient pas que “des folles qui s’enculent”. À 21 ans, après mon coming-out, j’ai jeté un nouveau regard sur mon passé et j’ai ressenti beaucoup de colère. On ne m’avait jamais dit que des gens du même sexe pouvaient s’aimer. C’est pourtant facile d’en parler à des gamins. « Pierre et Paul vivent dans la même maison et ils dorment dans le même lit, ils sont amoureux » . Les enfants le comprennent très bien quand on le leur dit avec des mots simples. Mais non. Ce qu’on avait, c’était tout un arsenal de mots hyper péjoratifs qu’on assimilait très vite et qui existe encore ! Moi je voulais être intégré. Si je n’avais pas suivi pas les règles de mon milieu, je n’y aurai jamais trouvé ma place. L’instinct de survie a pris le dessus. Une fois libéré de ça, il a fallu que je me construise une nouvelle forme de masculinité, une qui ne soit pas feinte. Une masculinité où je pourrais me sentir à l’aise. 

Madame Stéphane Riethauser
Stéphane Riethauser © Outplay Films

Le film est déjà sorti chez vous en Suisse et a été présenté dans de nombreux festivals, dont le parisien Chéries-Chéris. Les retours semblent être très positifs. Pour un film aussi intime et personnel, ça doit être émouvant… 

Absolument. Il a déjà remporté neuf prix, c’est fou. Mes parents sont aussi très fiers et très émus, bien que le film ne les montre pas sous leur meilleur jour. Je ne les remercierai jamais assez d’avoir accepté d’y participer. Mon père aurait tout à fait pu refuser, il aurait pu avoir peur de passer pour un vieux con ! Au contraire, il a été très bienveillant, très généreux. Il a fait énormément de chemin depuis mon enfance. Ça n’a pas été facile pour mes parents au début, mais ils m’ont tous les deux accepté. En brisant certains tabous, en faisant prévaloir les valeurs du coeur, le dialogue est possible, et je pense que c’est ce qui touche les spectateurs. 

Ce qui semble miraculeux, c’est que votre film touche un large spectre de spectateurs. On aurait pu craindre qu’il reste un film de niche, à destination de la communauté LGBT uniquement… 

Il semble parler à un public plutôt mainstream, oui. A l’inverse, de nombreux festivals LGBT n’ont pas voulu le sélectionner parce qu’il n’était pas assez queer, ou parce que mon point de vue d’homme gay, blanc, cisgenre et bourgeois venu de Suisse n’était pas intéressant. On m’a dit que je n’avais pas à prendre la parole, que l’heure était davantage aux trans latino, comme s’il y avait une hiérarchisation des priorités en matière de prise de parole. Je n’étais qu’un dominant de plus qui prenait toute la place. La plupart des critiques que j’ai reçues venaient de la communauté LGBT… 

Ça paraît aussi absurde que contradictoire… 

N’est-ce pas ? En revanche, j’ai l’impression que le public hétéro, en tout cas en Europe occidentale, est prêt à recevoir une histoire comme la mienne. Je le dois aussi à ma grand-mère. Lier sa biographie de femme de condition ouvrière et ma propre trajectoire aide à toucher un large public. La condition des homosexuels est très liée à celle des femmes et l’homophobie est une conséquence du sexisme. C’est parce qu’on a une conception beaucoup trop rigide des genres et de ce que devraient être un homme et une femme qu’on n’accepte pas la différence. Les personnes queer viennent bousculer ces certitudes-là. Ils les assouplissent. Je pense aussi que, puisque le film est raconté du point de vue d’un garçon qui était censé devenir un homme hétéro, il permet aux spectateurs de comprendre une réalité de l’intérieur. Une dame suisse m’a confié en fin de séance avoir toujours réduit les homos à des gueulards provocateurs qui faisaient la fête à la gay pride. Dans mon parcours et celui de ma grand-mère, elle a revu le sien, et elle a réalisé que son mari et ses trois enfants étaient homophobes, comme elle l’était aussi un peu. Ce soir-là, cette dame, qui n’était pas une « alliée » de la cause LGBT, a eu une prise de conscience majeure. Le film lui a fait découvrir une facette de la réalité qu’elle ne suspectait pas, tout comme j’ai découvert lors de mon coming-out que la vision que j’avais du monde était faussée. On n’ouvre pas tous les yeux au même âge. Si Madame pouvait y participer à sa manière, ce serait le plus beau compliment qu’on puisse me faire.

Madame, de Stéphane Riethauser.
Sortie le 26 août 2020.

Un grand merci à Anne-Lise Kontz de Stray Dogs et à Stéphane Riethauser pour cet entretien.
Photo en une : © Outplay Films

Élevé dès le collège à la Trilogie du Samedi. Une identité se forge quand elle peut ! Télé ou ciné, il n'y a pas de débat tant que la qualité est là. Voue un culte à Zach Braff, Jim Carrey, Guillermo DelToro, Buffy et Balthazar Picsou.

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