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TOP FILMS 2019 : Sommes-nous des vieux cons ? Ou plutôt suis-je une vieille conne ?

✦✦✦ Top général de la rédaction à découvrir en fin de papier ✦✦✦

Ne pose jamais une question dont tu ne veux pas connaître la réponse, m’a-t-on dit alors que je commençais à écrire ce papier, mais il faut croire que j’aime vivre dangereusement car la question me taraude à l’heure de comptabiliser les tops films 2019. En effet, cette année encore, j’ai demandé aux rédacteur·ice·s des Écrans Terribles de proposer leur classement annuel selon les contraintes suivantes : longs-métrages // sortis en salles // en France // entre le 1er janvier et le 31 décembre 2019.

Pendant de longues semaines, à ma grande surprise / déception, ce cadre n’a pas été remis en question. Les Terriblos pouvaient-ils si vite rentrer dans le rang ? Evidemment non, car au moment de finaliser leur liste entre la dinde et la bûche, ils/elles se sont heurté.e.s à une des contraintes posées par mon appel à “toper” : quid des pépites qui auraient pu sortir en salles mais ont fait l’objet d’une sortie e-cinema sur des plateformes de streaming ? Enfer et damnation, horreur et stupéfaction, tristesse et désespoir !! La frustration soudaine de ne pouvoir classer un film aimé venait alors alimenter un débat récurrent ces dernières années – et sans cesse renouvelé par l’évolution des pratiques culturelles – au sujet de la hiérarchie des espaces de diffusion du cinéma. Dans ce contexte, demander à son équipe de ne pas classer de films sortis directement en VoD revient-il à nier l’existence et la légitimité desdits films ? Soyons clairs : non.


La guerre des écrans n’aura pas lieu…

Qu’un film ne soit pas distribué en salles ne signifie pas qu’il possède une pertinence moindre en tant qu’objet de cinéma. D’ailleurs certains films connaissent des vies différentes dans leurs divers pays d’exploitation. Alors que Booksmart d’Olivia Wilde a été distribué en salles en Allemagne (et dans bien d’autres pays), il a été exploité en France uniquement sur Netflix. Idem pour The Wife de Björn Runge, diffusé en salles outre-Rhin, mais en VoD dans l’Hexagone. Au-delà du fait que ces deux territoires de cinéma me soient particulièrement familiers, je cite ces exemples à dessein. Le choix d’un mode de distribution déborde la question des qualités intrinsèques du film. Un film qui n’atteint pas la salle de cinéma n’est pas un film oubliable (bien des films distribués en salles le sont par ailleurs), mais c’est un film occulté pour des raisons exogènes dans le cadre de stratégies commerciales répondant à un nombre important de contraintes combinées. Plus simplement : un casse-tête. D’autant plus dans un territoire de cinéma comme la France où le nombre de films distribués par an est conséquent. Ceci étant dit, dans le cas de Booksmart et The Wife, on ne pourra s’empêcher de remarquer l’importance accordée par ces films à des questions liées à l’identité féminine et à la déconstruction de schémas patriarcaux (“je dis ça, je dis rien” comme on disait en 2016 – vous voyez, je suis une vieille conne).

Intermède chiffres du CNC :
En 2018, la France comptait 2040 établissements abritant 5981 écrans, soit le parc de salles le plus important d’Europe, suivie par l’Italie (5 298 écrans) et l’Allemagne (4 849 écrans). En France, auront été projetés 8088 films, dont 684 films inédits pendant l’année 2018. Nous connaîtrons le bilan 2019 en mai prochain.

A présent que la question de la qualité est tranchée afin de ne pas s’engouffrer dans une vision manichéenne d’un marché en (perpétuelle) mutation, se pose la question de l’expérience spectatorielle. La sortie e-cinéma induit en effet un rapport au film extrêmement différent de celui produit par la projection en salle. Les deux circuits de distribution correspondent à deux pratiques à ce jour difficiles à mettre sur le même plan à mes yeux… Certes, que cette fin de décennie 2010 ait vu se développer le e-cinéma comme canal de diffusion de films en première exclusivité mérite d’être signifiée. Ce fait est à considérer dans nos façons de rendre compte d’une époque de cinéma et les pages des Écrans Terribles témoignent peu à peu de notre intérêt collectif pour ces sorties. La notion d’accessibilité me semble être un point essentiel qui oblige à considérer le e-cinéma du bon oeil (jeu de mots vaseux pour vous prouver que je suis bien l’autrice de ce papier – oui, je suis une vieille conne). D’un point de vue spectatoriel, voir un film sur plateforme est bien plus simple que voir un film en salles : une réalité pratique relevant de l’évidence, mais tout sauf négligeable. Ma pensée va en particulier aux cinéphiles et curieux que les contraintes financières, familiales, professionnelles, médicales éloignent des salles obscures. Dans le même temps, le bénéfice tiré du streaming est net pour un film qui aurait fait l’objet d’une micro-sortie en salles sur une ou deux semaines, à Paris et dans les grandes villes de France, alors qu’il peut toucher un public plus large sur une temporalité plus longue et diluée grâce à un accès facilité sur une plateforme. Comme le précisait Ouest-France en octobre dernier, “si les cinéphiles parisiens ont eu le choix entre 3 772 films différents dans l’année, ils n’étaient que 358 à l’affiche dans les cinémas de Lozère [en 2018]” (vous noterez la belle anacoluthe dans cette phrase – oui, je suis une vieille conne). 


Le secret du velours

En ce sens, l’existence et la démultiplication de plateformes m’apparaissent donc comme une bénédiction. Cependant, je ne parviens pas encore à me défaire de l’importance de la salle. Sûrement parce que le rituel de la projection dans un lieu sombre où je me déplace pour partager, même sans échanger, une expérience de vie avec d’autres individus qui me sont pour la plupart inconnus est essentiel à mon bien-être. Sans le cinéma, sous cette forme précise, que serais-je devenue ? Serais-je même encore là, tout simplement, pour écrire ses lignes ? La question est cette fois-ci purement rhétorique. Je ne veux y apporter aucune réponse, mais je sais qu’elle se pose aussi à bon nombre d’entre vous. Nous ne sommes pas seuls. Je sais la force d’une projection de cinéma pour nous aider à lutter contre les forces invisibles qui nous écrasent, pour nous sortir de nous-mêmes (ou simplement du fond de notre lit), nous aider à croire qu’un autre monde est possible et nous permettre de découvrir que tant d’individus oeuvrent à l’inventer sans relâche. Croire ensemble, dans le secret tamisé d’une salle de velours, que le chaos du monde n’existe pas ou qu’il existe seulement sous la forme que le cinéma veut bien lui donner… Etre ensemble les témoins privilégiés de cette magie humaine qu’est le 7e art, fort de son inépuisable potentiel technique et de sa formidable force de persuasion, réunis au même endroit au même moment pour vivre un instant aussi collectif qu’intime… Comment comparer toute autre expérience de cinéma à cette aventure métaphysique qu’est la projection en salle ?


Cachés / révélés

Mais revenons à la trivialité du comptage de points. J’ai pris le parti de considérer que, puisque la distribution des films ne se partageait pas à ce jour de façon égale entre salles et plateformes, mélanger les deux ne faisait pas sens pour rendre compte de la distribution des films en France en 2019, au-delà des éléments déjà exposés. Certes, j’aurais pu proposer un top salles et un top e-cinéma. Au regard des nombreux tops à gérer en cette fin de décennie, je vous le dis honnêtement, je n’avais pas la force de multiplier davantage les classements à traiter à l’orée d’un hiver tumultueux déjà partagé entre lutte et fête… Et l’idée d’une segmentation en deux tops allait vite s’avérer inutile au regard des listes envoyées par l’équipe. Pourtant, face aux frustrations de certain.e.s à ne pouvoir “toper” du e-cinéma, je me posais un temps la question : étais-je en train d’invisibiliser des chefs-d’oeuvre incontournables de 2019 ? Si cette possibilité m’a traversé l’esprit un temps, elle a vite été désamorcée. En fait, si en bons Terriblos certains ont malgré tout indiqué une sortie e-cinéma dans leur top (non comptabilisée donc) ou ont indiqué un tel film en mention spéciale comme je leur avais proposé, très peu de films distribués en VoD ont émergé. La faute aux contraintes peut-être, mais il me semble très significatif que les seules sorties e-cinéma citées soient deux longs-métrages diffusés sur Netflix (supermarché hétéroclite de l’offre audiovisuelle, plus mainstream tu meurs, loin d’être la seule plateforme à proposer des films). Qui plus est nous devons les deux films en question à deux réalisateurs loin d’être des petits nouveaux en manque de visibilité : Martin Scorsese et Noah Baumbach. Ouf, notre petit site ultra indé et confidentiel n’aura brisé aucune carrière ! Vous l’aurez compris, les sacrifiés du terrible top sont The Irishman et Marriage Story. Le premier aura été cité 3 fois en top, le second 2 fois en top et 3 fois en mention spéciale sur 19 participants. La présence clandestine de ces deux films dans les résultats mérite d’être signalée car elle témoigne de l’intérêt légitime portée à ces oeuvres.

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Scarlett Johansson et Adam Driver dans Marriage Story © Netflix

Justice leur est rendue au regard des lignes noircies ici en leur nom. Néanmoins force est de constater que l’absence de The Irishman et Marriage Story dans le comptage des points ne change pas la face du top général, encore moins la face du monde (de la cinéphilie, du cinéma etc.). Mais alors : “sommes-nous des vieux cons?”, comme me le demandait un de mes rédacteurs. Ou : “ne prend-on pas le risque de paraître plus réac que les Cahiers ?”, comme craignait une autre. Encore une fois : non. Bouleverser le cadre du jeu que constitue l’élaboration d’un top films, juste pour ne pas regretter l’absence de ces deux-là, relèverait pour moi d’une plongée nette dans le consensus. La vision des tops mixtes chez nombre de nos confrères, où ces deux sorties e-cinéma apparaissent et celles-ci seulement, me renforce dans l’importance de leur relative invisibilisation chez nous, au bénéfice de plus petites sorties salles qui peuvent ainsi trouver leur place dans le top de certain·e·s de mes rédacteur·ice·s.


Mais qu’allaient-ils donc faire dans cette galère ?

La question se pose. Pourquoi s’imposer cette torture du top, au lieu de s’émanciper de la convention attendue du rendez-vous critique ? Quel casse-tête pour chaque rédacteur·ice qui repense à tous les films manqués dans l’année, à toutes les heures perdues à voir des films décevants, à cette inévitable sensation d’échec au regard du nombre de longs-métrages sortis chaque année (rien qu’en salles, oui…, et ne parlons même pas des courts-métrages, largement éludés de la grand-messe annuelle). Face à ce puits sans fond, il est facile de perdre pied, de se décourager, de botter en touche, de paniquer, d’être soumis à l’influence de vos pairs qui vous poussent à produire un top comme si votre vie était en jeu. De l’importance de souffler, de prendre du recul, de relativiser l’enjeu de la tâche pour découvrir ou renouer avec le plaisir que l’exercice peut constituer. Car le top est bien un jeu, juste un jeu. Ou plutôt un labyrinthe où l’on se perd dans une année de cinéma, dans son année de cinéma. Un labyrinthe donc, à la recherche de soi-même. Qu’ai-je choisi d’aller voir ? Pourquoi ? De quels films parviens-je à me souvenir automatiquement ? Lesquels ne reviennent à ma mémoire qu’après avoir consulté une liste personnelle élaborée au fil de l’année ou dans la précipitation de l’échéance ? Après avoir visité un listing des sorties annuelles ? Tout l’intérêt de constituer un top est là : dans ce moment d’auto-thérapie où, à travers les films vus, aimés, détestés, oubliés, manqués, on revisite plus largement une année de vie. Ensuite, même si l’on accepte l’intérêt de ce jeu, on peut garder en soi la crainte du regret. Serai-je en accord avec mes choix de top dans un an, un mois, un jour, ou même une minute ? Autant d’interrogations symboliques de la vie même, bien au-delà du cinéma qui vient cristalliser nos errances existentielles. Sommes-nous donc les choix que nous faisons ?

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Zorica Nusheva dans Dieu existe, son nom est Petrunya © Pyramide Distribution

A la difficulté de choisir les films élus, s’ajoute celle de devoir les classer. Surenchère masochiste des cinéphiles ! Le jeu du top atteint là son absurdité consubstantielle mais gagne de son piment. Comment ordonner des objets dont le seul point commun est d’être techniquement considérés comme des films et d’avoir été distribués en salles ? Il ne s’agit pas là de sanctionner les oeuvres, mais de jouer à imaginer quels sont celles qui nous ont le plus bouleversés, nous ont fait réfléchir / réagir, ont changé/bousculé notre rapport au cinéma dans le meilleur des cas. Il est toujours passionnant de discuter a posteriori des critères qui ont conduit à l’agencement des listes personnelles, tant ceux-ci diffèrent d’un individu à l’autre et révèlent des préoccupations variées sur le cinéma – et le monde. Un sujet en soi…

Quoi qu’il en soit, le top reste un instantané révélateur, un moment de vulnérabilité essentielle. Recevoir les tops de 18 individus qui proposent leur propre combinaison sans connaître (ou presque) celles des autres est une expérience singulière. Je la vis comme un privilège. Souvent, en recevant les textes de mes rédacteur·ice·s, je suis émue par ce que ces écrits révèlent de leurs auteur·ice·s. Tout ce qui se joue entre les lignes m’intrigue et m’émerveille : le choix d’un film, l’orientation d’un sujet, l’usage répété du point virgule ou des parenthèses, cet effet syntaxique à la récurrence inconsciente mais significative, l’emploi volontariste d’une certaine terminologie, le placement même d’un saut de ligne, son absence, son abondance, etc. Notre façon de manier la langue et d’agencer notre pensée raconte tant de nous-mêmes. Je ne cesse de m’extasier au fil des ans de mes découvertes secrètes sur ceux/celles qui me font l’honneur de partager avec moi (et avec vous) leur passion du cinéma.

Alors, suis-je une vieille conne ? Je suis celle qui impose des règles, je suis psychorigide, je suis la mère au mauvais rôle, qui cadre, punit, sanctionne (rappel des deadlines, reprises incessantes des papiers, inspectrice des mises en page finies). Suis-je une vieille conne ? Je suis celle qui transmet, écoute, revoit sa copie mais ne cède pas au chantage. Je suis celle qui oblige à aller au bout de sa pensée, à déconstruire sa logique, à visiter ses retranchements, pour combattre la puissance de tous ces conditionnements qui alourdissent, lissent, masquent la singularité de la pensée de ceux/celles que j’accueille sur ce site. Terrible inconfort, terrible cadre, terrible espace de liberté….


C’est le jeu ma pauvre Lucette !

Et oui, la liberté s’éprouve à l’aune des contraintes. L’exercice des tops en est un parfait exemple. Jeu capillotracté s’il en est. Abscons, absurde, révélateur de personnalités, significatif de la cohérence ou de l’hétéroclicité d’une rédaction. Quoi qu’il en soit, l’heure du verdict a sonné…

L’ANNEE 2019 DES ECRANS TERRIBLES
TOP 10 EN 15 FILMS
1- Parasite
2- Once Upon a Time… in Hollywood
3-Les Misérables / Midsommar
4- La Favorite
5- 90’s
6- The Lighthouse / Douleur et gloire / Us
7- Dieu existe, son nom est Petrunya
—–
8- Portrait de la jeune fille en feu / Ad Astra
9- Papicha / Un grand voyage vers la nuit
10- Joker

Le nombre d’ex-aequo aurait logiquement nécessité de sortir certains films de la fin de cette liste en 10 points. Nous choisissons de vous livrer le top brut, afin de rendre compte de la force conjuguée de certains longs-métrages dans cette année cinéma pour notre rédaction.
Découvrez les tops individuels de nos rédacteur·ice·s ICI

Photo en Une : Beanie Feldstein et Kaitlyn Dever dans Booksmart d’Olivia Wilde (Crédits : Annapurna Pictures)

À dix ans, Carole est sûre d’une seule chose : l’unique endroit où elle se sente bien, c’est dans une salle de cinéma. Peu après, elle se prend une claque avec The X-Files, puis voue un culte toujours actif à Buffy The Vampire Slayer. Rompue aux projets alternatifs et indé (Critikat, Clap!), elle croit fermement en la nécessité de voix différentes et plurielles pour penser la fiction et donc mieux penser le monde. Incurable idéaliste, elle croit aussi en l'avenir (quelle folle idée!) et passe donc beaucoup de temps à enseigner, du collège à l'université, en lettres modernes et études cinématographiques. Parfois elle dort un peu, participe à des podcasts, écrit, invente des festivals, participe à des comités de sélection, voyage...

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