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« Les Bonnes conditions » de Julie Gavras : La force fragile

« Les Bonnes Conditions » est un documentaire de Julie Gavras qui suit sur quinze ans une bande d’élèves du lycée Victor Duruy. Un établissement qui a la particularité d’être le seul public du très chic quartier du 7ème arrondissement de Paris. Entre spleen adolescent, tragédies intimes et doutes identitaires, ces jeunes gens paraissent banals. Ils vivent pourtant dans un monde construit sur des privilèges qui ne sont pas toujours constants, mais qui demeurent quoi qu’il arrive leur boussole et leur horizon.

Julie Gavras est une héritière, fille du cinéaste Costa-Gavras, et elle-même ancienne élève de Victor Duruy. On imagine difficilement quelqu’un d’extérieur à ce milieu parvenir à capter avec autant de pudeur et de délicatesse l’intimité de ces adultes en devenir, et à obtenir leurs confidences et conserver leur confiance sur tant d’années. La cinéaste ne piège pas ses personnages, ils se confient à elle et elle les rend vivants. L’ellipse temporelle les magnifie. La mise en scène, très sobre, est clairement du côté de l’empathie.

Les personnages sont bien choisis, les profils plutôt intéressants. Même leur banalité est passionnante. On suit ce documentaire comme une fiction, on est captivés par ces visages qui s’affirment, enflent, se creusent parfois. On peut même parfois se reconnaître dans leurs tourments. Très vite on décèle une certaine mélancolie. Fait-elle partie d’un procédé ou est-elle immanente à ces jeunes sujets? Difficile à dire. On se demande si on n’a pas voulu nous tranquilliser, nous, gens (plus ou moins) normaux : “Rassurez-vous ils planent au-dessus de la stratosphère et leurs parents se portent garants pour l’achat de leurs appartements mais au fond ils sont un peu tristes”. Comme dit Raphaël, polytechnicien à tendance humaniste, dans le dernier mot du film “ce qui compte c’est le vécu plus que le possédé”.

Pourtant peu ont la lucidité de comprendre que le vécu est un luxe. Le vécu en général et le leur en particulier. Victoria, jeune femme fragile socialement et sujette à de fortes crises d’angoisses, est la seule qui semble vraiment se poser la question, en tout cas qui la formule avec franchise. En difficulté pendant sa scolarité, elle finit par s’épanouir dans l’opéra grâce aux recommandations de son père dont elle dénonce par ailleurs très finement la vision bourgeoise du monde. Le paradoxe la rend touchante, mais le déni ou le manque d’intérêt, et parfois le malaise, des autres à aborder leur statut est fascinant et inquiétant à la fois. On pense notamment à Clotilde qui a vécu des mésaventures médicales éprouvantes mais qui pourtant effraie quand elle parle des “ouvriers entre guillemets” qu’elle sera amenée à diriger.

Dans les cours de récréation, loin de Victor Duruy, on peut parfois entendre les élèves s’insulter entre eux de babtous fragiles. Toubab signifiant blanc en wolof et en malinké, l’expression intégrée et customisée en verlan fait allusion à la supposée position victimaire des blancs nantis qui ne supportent pas le quart des difficultés que les personnes racisées issues des milieux populaires subissent au quotidien. On ne peut s’empêcher de faire le lien quand on voit le grand voilage de face et le dénuement psychologique qu’on perçoit chez eux quand ils sont confrontés à l’adversité. Voire parfois à tout événement qui ne va pas dans leur sens. Des fourmis dans la douche de Marie, et c’est “presque l’Afghanistan”. Une chambre de bonne avec une machine à panini, OK, mais c’est quand même “au sixième sans ascenseur”. Trois mois de chômage deviennent une “péripétie” dans la bouche d’Antoine. On se méfie toujours des expressions et éléments de langage populistes et galvaudés tels que “bobo” par exemple, mais on est forcés de constater qu’à l’orée de la vie active cette petite bande migre majoritairement dans le 11ème, quartier initialement cosmopolite et populaire. La bulle immobilière et la reproduction sociale ont maintenant un visage. Et pourtant, comme le dit Victoria avec une poignante sincérité : “*soupir* il faut à tout prix s’ancrer dans le monde avec une position et des opinions et moi, je… je… ça ne m’intéresse pas.”.

Les Bonnes conditions. Réalisé par Julie Gavras. durée : 1h25. Visible gratuitement sur Arte TV jusqu’au 15/07/2018 : VOIR LE FILM.

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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