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Tár : Haute (cancel) Culture

Il a fallu attendre 17 ans pour le retrouver en salles, et pour son retour, Todd Field livre le magnum opus d’une filmographie bizarrement peu fournie. Dans son troisième film, il offre à Cate Blanchett le rôle le plus marquant de sa carrière déjà fameuse, celui de Lydia Tár, cheffe d’orchestre reconnue dans le monde entier pour son talent et son intransigeance. La représentation de ce tempérament extrême révèle peu à peu une personnalité très problématique. La toxicité que peut engendrer le pouvoir agit-elle uniquement dans les mains d’un homme ? Ou peut-être n’est-on juste pas habitué à voir une femme occuper cette place-là…

Les femmes sont des hommes comme les autres

Reçue pour une conférence en son honneur, Lydia Tár est accueillie par la liste impressionnante des titres honorifiques reçus dans sa carrière. Son prestigieux statut nous est présenté d’emblée et le tableau ainsi dressé pique notre curiosité. Il nous tarde alors de découvrir qui est la femme derrière le maestro. Gravitent autour d’elle son assistante (Noémie Merlant), son épouse (Nina Hoss), des collègues de longues dates et son orchestre, dans laquelle figure sa nouvelle protégée, Olga (Sophie Kauer). Tout ce petit monde, complice ou simplement lucide sur son caractère, a indéniablement aidé Lydia à être ce qu’elle est aujourd’hui. L’un des enjeux du film est de se demander ce qu’il se passerait si cette garde rapprochée cessait de lui apporter son soutien indéfectible.

C’est un régal de voir à nouveau un film de cette trempe (un drame à la fois auteuriste et grand public) réalisé à destination des salles de cinéma, avec une telle application. À l’écran, tout converge pour relativiser la contemporanéité de l’œuvre : les tonalités, les thèmes, les décors et la personnalité abusive de Lydia renforcent en effet la dimension intemporelle de cette histoire. Todd Field semble par ailleurs avoir une vision d’ensemble de ce qu’est la cancel culture, sujet très actuel, épineux et polarisant. Sa démarche est honnête, pas forcément partisane et suffisamment nuancée et argumentée pour que les spectateurs soient à même de se forger leur propre opinion. La rapidité de digestion d’un tel sujet après son apparition dans la société fascine également. Mais comme le dit Lydia elle-même, « Time is the thing » (« le temps est primordial » ; utilisé ainsi, le terme « temps » est polysémique et évoque aussi bien le rythme que l’époque), et Tár est finalement un film qui transpire la modernité.

Dans sa facture tout d’abord, dont la tonalité n’est pas sans rappeler Eyes Wide Shut, dans lequel Field tient d’ailleurs un petit rôle. On n’y retrouve cependant pas la même palette, tout en doré, pourpre et bleu nuit, car dans Tár tout est gris. Un choix chromatique de la transparence qui laisse le thème du film parler de lui-même et permet en même temps de refléter l’état d’esprit de Lydia, personnage austère et peu chaleureux. Mais la référence à l’ultime film de Kubrick se fait plutôt sentir dans le rythme, constant donc en opposition avec l’état émotionnel d’un personnage de moins en moins résistant après un enchaînement de circonstances défavorables. On le reconnaît également dans le goût pour les décors écrasants, aussi vastes que sublimes, comme la Philharmonie de Berlin ou l’époustouflant appartement au style brutaliste du couple. La modernité se trouve ensuite dans son procédé formaliste, comme en témoigne la présentation stricte et rigoureuse du générique d’ouverture. Enfin, le fond de l’histoire nous montre que, plus que moderne, Tár est peut-être même un film en avance sur son temps. En effet, rien de ce qui a trait à la vie privée ou au genre de Lydia ne fait partie du propos, on est déjà bien au-delà. On serait tenté de dire que ça fait du bien, mais c’est justement sur ces points que Marin Alsop, une cheffe d’orchestre bien réelle, s’est dite offensée dans un article paru dans Variety. Partageant de nombreux points communs avec le personnage de Lydia Tár, outre la renommée et l’homosexualité, celle-ci est même allée jusqu’à qualifier le film d’« antifemme ». C’est peut-être l’une des raisons qui fait de Tár « un film d’époque d’aujourd’hui », un portrait brossé pour le futur qui documente jusqu’où pouvait mener le pouvoir circa 2023. Quel aurait été l’intérêt, comme l’aurait préféré Alsop, de montrer un énième exemple de toxicité masculine ? C’est justement la question trop rare du statut qui est posée, non celle du genre, et c’est ça qui est passionnant.

© 2022 Focus Features, LLC.

Robopocalypse

Passionnant également, le choix d’avoir donné au personnage la profession de cheffe d’orchestre, cette unique personne tenant en respect des dizaines de musiciens et des centaines de spectateurs, ce guide que l’on suit sans broncher dans un but de perfection et d’harmonie, quitte à passer pour des robots. Alors que ce mot, robot, revient de nombreuses fois de manière péjorative dans la bouche de Lydia qui désespère de voir ses élèves suivre aveuglément les discours bien-pensants et laisser les réseaux sociaux être « les architectes de leurs âmes », il est intéressant de noter l’ironie qui consiste à être soi-même aux manettes tout en déplorant la dévotion des subordonnés. L’intelligence de la mise en scène renforce d’ailleurs l’idée que c’est bien Lydia qui nous mène à la baguette. L’image est calme et les cadrages stables, jamais en plongée mais bien de face, à une altitude légèrement inférieure à celle de Lydia, de quoi asseoir son assurance et donner l’illusion aux spectateurs d’être assis face à la cheffe, guidés comme le sont ses musiciens.

Grâce à la performance de Cate Blanchett, forcément immense mais qui atteint ici un nouveau sommet, et à sa personnification de Lydia Tár, l’aura et le réalisme du personnage sont tels que, en l’espace de quelques jours, il flottait autour de la nature du film un flou qui se mua en comique de répétition. S’agissait-il d’un biopic ou d’une fiction ? Lydia Tár existe-t-elle vraiment ou a-t-elle déjà existé ? Non, mais évidemment que si. Bon nombre de critiques ont d’ailleurs avoué avoir recherché la vérité sur Google à peine sortis de la salle. Quand est-ce qu’il nous a été donné de découvrir un personnage aussi bien écrit, doté d’une telle densité, d’une telle précision, d’une telle complexité ? Notre opinion sur Lydia évolue sans cesse, au gré des facettes de sa personnalité dévoilées au compte-goutte. Et même lorsqu’on a compris à qui on avait affaire, la manière dont Field gère la situation fascine. Il assume le monstre qu’il a créé (peut-être après en avoir lui-même côtoyé un ?). Car Lydia Tár est une force de la nature, une force tranquille, trop tranquille même, une ogresse tapie dans l’ombre qui, à la manière d’un bulldozer, écrase tout sur son passage, où qu’elle passe.

Si les blockbusters Top Gun : Maverick ou Avatar : La voie de l’eau ont ramené en salles des foules similaires à l’avant-Covid, je ne suis pas loin de partager l’avis de Martin Scorsese qui annonce le film de Todd Field comme le retour d’un certain cinéma  après les « jours sombres » causés à l’industrie par la crise sanitaire.

Réalisé par Todd Field. Avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss… États-Unis. 02h38. Genres : Drame, Biopic, Musical. Distributeur : Universal Pictures International France. Coupe Volpi de la Meilleure Interprétation Féminine à la Mostra de Venise 2022. Sortie le 25 Janvier 2023.

Crédits Photo : © 2022 Focus Features, LLC. 

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