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Harry Kümel : « Le comédien est l’élément le plus important du film. Tout le reste c’est de l’emballage »

S’il est un film culte qui traverse les âges et continue de resplendir encore aujourd’hui, c’est bien Les Lèvres rouges, sorti initialement en 1971. Une oeuvre multiple, mélange (d)étonnant d’érotisme frontal et d’élégance racée, d’humour salé et d’inquiétante étrangeté. Harry Kümel y aborde le mythe et la symbolique du vampire comme personne avant lui, dans un équilibre sur le fil entre idées outrancières, propositions résolument modernes et classicisme déviant. À l’occasion de la ressortie du film sur les écrans français par Malavida Films, nous avons pu discuter longuement avec son réalisateur, Harry Kümel, et en évoquer les obscurs secrets de fabrication…


LET : Les Lèvres Rouges fascine encore aujourd’hui, près de cinq décennies après sa sortie. Quelle est la genèse du film ?

Harry Kümel : J’avais réalisé avant un long métrage très stylisé, en costumes, Monsieur Hawarden (1969), dont l’action se passait au 19ème siècle. Ce film avait une bonne tenue technique et s’était fait remarquer en Angleterre, pas vraiment en Flandres, ni en Belgique. C’est souvent par l’étranger que l’on devient reconnu dans son pays d’origine. Ce film a attiré l’attention de jeunes producteurs, Pierre Drouot et Paul Collet, qui travaillaient avec un producteur français, Henri Lange et avec lequel ils avaient produit des films érotiques, d’exploitation. Ils m’ont approché et m’ont demandé de faire un film d’exploitation commercial, avec du sexe, du sang, de la violence, mais dans “mon style”. Je leur ai rétorqué que si c’était un film dans mon style, ce ne serait pas vraiment un film d’exploitation, ni très commercial (rires). Ils ont insisté et m’ont demandé ce que j’avais comme sujet. Comme je n’en avais pas vraiment, je me suis tenu à l’affût, et je me suis retrouvé comme ça, devant un kiosque, à Bruxelles, où était vendu un numéro de la revue Historia, consacré à “La Comtesse sanglante” (ndlr : surnom de la comtesse hongroise Élisabeth Báthory dont la légende veut qu’elle ait assassinée des centaines de femmes au 16ème siècle). J’ai “dévoré” cela avec empressement, il y avait tout dedans ! L’histoire d’une Comtesse du 16e siècle qui tue 600 vierges pour se baigner dans leur sang et rester jeune éternellement ! Les producteurs me disent non dans un premier temps. Ils avaient peur du cinéma en costumes et du coût engendré. Dès qu’on avance le mot “costumes” chez un producteur, il pousse de toute façon des cris d’orfraie, comme si on ne devait pas habiller les gens dans le cinéma moderne… J’ai trouvé une alternative et leur ai proposé que, grâce au sang qu’elle avait bu pendant toutes ces années, la Comtesse se retrouvait encore jeune, de nos jours, et se baladait à travers le monde.


LET : Comment s’est passée ensuite la phase de scénario ?

Harry Kümel : On a écrit le scénario assez vite. Pierre Drouot et moi-même avons rédigé un premier traitement, puis j’ai eu la chance de pouvoir compter sur l’apport conséquent de Jean Ferry, qui en a écrit les dialogues. À l’époque, j’étais occupé sur un autre projet : l’adaptation du chef-d’oeuvre de Jean Ray, Malpertuis, qui allait devenir mon film suivant. Jean-Jacques Pauvert, que j’avais eu la chance d’interviewer pour la télévision, m’avait dit qu’il n’y avait qu’un seul homme capable de s’occuper de cette adaptation, c’était Jean Ferry. Je l’ai donc rencontré, quelqu’un de brillant. C’était quand même l’auteur du scénario de Quai des Orfèvres, réalisé par Henri-Georges Clouzot. Mais il était dans une mauvaise passe, quasi à la dèche… Il travaillait à ce moment-là sur l’émission Les Cinq Dernières Minutes, et était un collaborateur régulier de Christian-Jaque (ndlr : Nana en 1955, Si tous les gars du monde en 1956, etc.), réalisateur malheureusement un peu oublié. 

LET : Vous aviez une relation particulière avec ce scénariste.

Harry Kümel : C’est Jean Ferry qui a construit le scénario tel qu’il est. Nous étions partis sur un vrai film d’exploitation, et ça me dérangeait que cela aille trop ouvertement dans ce sens-là. Comme je collaborais déjà avec lui sur Malpertuis, je lui ai envoyé le premier traitement et il a dit tout de suite qu’il voulait s’occuper des dialogues. C’était une grande libération pour lui, dans le sens qu’il pouvait parler de sexe sans tabou et laisser libre cours à son sens du surréalisme. Un bon scénariste doit pouvoir vous apporter quelque chose auquel vous n’auriez pas pensé. Il y a de nombreuses trouvailles qui viennent directement de lui. Il avait aussi des idées farfelues : par exemple il voulait que la “mère anglaise” du personnage principal soit, dans un cauchemar, sur le dos d’un éléphant. Cela venait de son côté surréaliste. Je lui ai demandé : « Jean, mais pourquoi ? ». Il m’a dit que tous les Anglais aristocratiques sont allés en Inde et en Inde, il y a des éléphants… Même si la scène n’est pas dans le film en définitive, c’est aussi comme ça que l’art se fait (rires). Il possédait tout un savoir-faire de scénariste, avec un sens inné du détail, de la précision millimétrée, et une bonne compréhension globale que ce film n’était, au fond, qu’un simple conte de fées. Je n’ai plus jamais eu de scénariste de cette trempe. Je me sens un peu plus chaque jour comme Marlène Dietrich, je lève les yeux au ciel, et je me dis « Jo (ndlr : Josef von Sternberg), où es-tu ? ».

© Malavida


LET : Un des objets de cette fascination autour des Lèvres Rouges est la présence charismatique de Delphine Seyrig dans le film.

Harry Kümel : Delphine envahissait l’écran, elle était belle, mystérieuse, elle nous captivait littéralement. Elle avait ce don-là, immédiat. Il y avait aussi cette idée de mélanger les univers, de placer une actrice estampillée film d’auteur dans un film de genre ou d’exploitation (ndlr : remarquée dans les films de Duras, Resnais, Ackerman ou Truffaut, Delphine Seyrig fut aussi l’héroïne à plusieurs reprises du cinéma de William Klein et s’investit dans la cause féministe en réalisant, en 1976, le documentaire Sois belle et tais-toi). Le contraste allait faire de l’effet et effectivement ce fut le cas. Delphine a accepté rapidement, motivée en partie par Alain Resnais, avec qui elle avait pas mal tourné et qui lui avait dit : « Fais ce film, c’est de la bande dessinée. » Et quand Alain Resnais disait à propos de quelque chose que c’était de la bande dessinée, c’était un grand compliment ! Il comprenait l’intention derrière le projet. Pour Resnais, ce rôle resterait dans les annales de l’histoire du cinéma comme la quintessence d’une actrice.

© Malavida

LET : Comment s’est passé le travail avec Delphine Seyrig ?

Harry Kümel : Delphine avait une approche très technique du jeu. J’ai senti tout de suite qu’il lui était possible de travailler la petite pause ici ou de placer l’accent tonique là. C’est la différence entre Delphine Seyrig et Simone Signoret (je n’ai d’ailleurs malheureusement pas pu travailler avec Simone Signoret). Simone Signoret, c’était l’émotion pure, il fallait capter cette énergie à la première prise. C’était une toute autre actrice, complètement différente. Les deux se valent, c’est simplement autre chose. Du moment qu’il y a le talent, la façon dont les acteurs et les actrices vont le chercher est secondaire, c’est au metteur en scène d’y veiller. Dans Malpertuis, Michel Bouquet a compris ou s’est senti bien dans le rôle une fois qu’on lui a trouvé son accessoire principal, un chapeau melon. Dès qu’il a eu ce chapeau, il a dit : « Ah, je sais comment cela doit être ! ». Il faut créer comme un déclic pour accéder au fonctionnement interne du comédien. Et si vous ne comprenez pas cela, ni ne le respectez, il ne faut pas faire de la mise en scène. Je me suis souvent trompé d’ailleurs. Les acteurs et les actrices sont tous différents, il ne faut pas l’oublier. Les traiter tous de la même façon, c’est d’abord les mépriser et ensuite, ne pas faire son métier. Tout ce qui compte au final, c’est ce que cela donne à l’écran. J’ai eu beaucoup de chance avec les comédiens et les comédiennes que j’ai dirigés. À l’époque des Lèvres Rouges, on allait chez eux, on leur parlait, on voyait si cela fonctionnait ou pas. C’était une sorte de mariage consenti entre le réalisateur et le comédien. Aujourd’hui, les agents se mettent bien trop souvent entre les deux. 

Delphine Seyrig, super-héroïne des arts français
Esquisser le portrait de Delphine Seyrig en quelques lignes ne rendra jamais vraiment compte de l’héroïne que fut la comédienne pendant toute sa carrière, à l’écran comme à la vie. Delphine Seyrig était de ces comédiennes qui hante les esprits, polarise le regard et crée une empreinte durable sur les spectateurs.trices. Devant la caméra, viennent tout de suite à l’esprit ses prestations habitées, plurielles et troublantes chez Chantal Akerman, Luis Bunuel, Jacques Demy, Marguerite Duras, Alain Resnais ou encore William Klein. Derrière la caméra, ce sont plusieurs documentaires féministes qu’elle réalise pour battre en brèche le sexisme, avec le collectif Insoumuses (un documentaire vient d’être réalisé sur ce sujet : Delphine et Carole insoumuses), dont Scum Manifesto (inspirée par le pamphlet de Valerie Solanas) et Sois belle et tais-toi. Ajoutons à cela une pincée de théâtre et des interprétations de pièces de Fernando Arrabal, Jean-Claude Carrière, Peter Handke ou Harold Pinter, et on obtiendra un crayonné assez fidèle de la “Wonder Woman” Delphine Seyrig.

LET : Pensez-vous que les intermédiaires peuvent être source de problème ?

Harry Kümel : Oui et ce n’est pas bon. Il faut que le comédien puisse choisir le réalisateur et inversement. Si vous n’avez pas cela… Le comédien est l’élément le plus important du film. Tout le reste c’est de l’emballage. C’est par les yeux du comédien que le spectateur regarde le film. Si les yeux ne font pas preuve de justesse d’un plan à l’autre, il y a un problème. C’est pour cela que je fige les visages. Il n’y a que la bouche qui doit bouger, tout doit être très stylisé. 


LET : Votre cinéma est beaucoup affaire de stylisation, cela se sent aussi dans l’approche musicale, que ce soit pour Les Lèvres Rouges, avec François de Roubaix ou Malpertuis avec Georges Delerue.

Harry Kümel : Les deux sont très différents. Delerue avait une formation musicale classique, alors que François de Roubaix venait plus du jazz. Pour les documentaires que je tournais à la télévision, j’étais habitué à travailler avec des compositeurs de formation classique. Le coproducteur français des Lèvres Rouges est venu me voir et m’a dit que l’on avait François de Roubaix, qui était une star à l’époque. Je le rencontre et je découvre un homme féru de jazz, un très bon guitariste, mais sans formation classique. J’avais dans l’idée, au départ, d’une musique d’opérette austro-hongroise. Cela aurait créé une certaine distance. Mais j’ai tout de suite senti que ce n’était pas son rayon de faire ce genre de musique imitative. J’ai dû même lui apprendre ce qu’était un cymbalon (rires). Ce n’était pas grave en soi, il en a mis un quand même et a trouvé le son très intéressant. François était un homme charmant et agréable au travail, il m’a apporté beaucoup de propositions. J’ai trouvé sa musique très curieuse, pas du tout ce que j’avais imaginé. Mais c’est cela qui est intéressant dans le cinéma, c’est d’avoir quelque chose auquel on ne s’attend pas. Sinon, pourquoi le faire ! Ce sont les choses surprenantes qui sont intéressantes. En tout cas, il a composé une musique unique en son genre qui a un grand écho, encore aujourd’hui.


Concernant Malpertuis, Delerue me disait qu’il considérait cette musique comme sa meilleure partition. Pourtant il n’avait rien gagné avec le film qui avait été un flop commercial (rires). Il m’a dit qu’il s’en foutait, et puis qu’avec ses autres musiques de film, il avait tellement gagné d’argent, il profitait juste du plaisir à le faire. Il y a un passage où je lui ai réclamé une musique spécifique. Comme c’était une scène de faux amour, je lui ai demandé de mettre quelque chose comme dans Le Mépris… Il m’a dit, feignant l’étonnement : « Ah ce thème-là, on me le demande toujours… ». Je lui ai dit : « Oui, oui, comme ce thème-là, mais sur cette scène-ci. ». Et il m’a donné ce que j’attendais, une parodie de cette fameuse scène du Mépris, il avait compris très vite que je voulais quelque chose en décalage.

LET : Par le soin technique et artistique particulier apporté à vos films et l’amour de la belle image, votre cinéma apparaît empreint d’héritage classique, conscient des codes dramaturgiques liés à la réalisation…

Harry Kümel : Je me demande toujours : quelle est la scène ? Qu’est-ce qu’elle demande ? Quel plan faut-il filmer pour répondre à cette demande ? Il ne faut pas trop réfléchir, mais plus chercher à épurer. Un des arts du cinéma, c’est éliminer tout ce qui n’est pas nécessaire. Par exemple, la bonne photographie, c’est celle qui cache ce qu’il ne faut pas voir et montre l’important. Le bon cadre est celui qui est parfaitement juste, qui permet de rendre l’action compréhensible. Je trouve qu’il y a un problème avec le cinéma numérique maintenant, c’est que l’on tourne trop, on ne choisit plus… Jack Cardiff, immense directeur de la photographie du Narcisse Noir ou des Chaussons Rouges, et qui a aussi réalisé Les Vikings avec Kirk Douglas, a pris un soin particulier à photographier Sylvester Stallone dans Rambo 2. Il est intéressant d’y remarquer comment Stallone est filmé, presque béatifié, alors que les méchants sont souvent mal photographiés ou cadrés. J’ai travaillé avec des chef-opérateurs anglais : ils connaissent la valeur dramatique de la lumière, du cadre. Pour Les Lèvres Rouges, j’avais un chef-opérateur hollandais (ndlr : Eduard van der Enden), qui peinait un peu dans la gestion des ambiances mais qui était très doué pour mettre en valeur les femmes.

Sur un plateau, il y a beaucoup de monde avec qui interagir, beaucoup de choses à régler, il faut que les équipes soient prêtes, à l’affût, quand le réalisateur se sent prêt lui-même. Le cinéma est avant tout un art de la réalisation, un art pyramidal. C’est une seule tête qui doit décider au départ. C’est Sternberg qui disait qu’il était la toile et que son équipe était sa peinture et ses pinceaux. C’est totalement peu moderne, cette façon de voir. Voyez le nombre de producteurs ou de maisons de production que l’on doit rassembler pour financer un film maintenant. C’est à devenir fou ! Je préfère me dire : nous sommes des abeilles,  j’en suis la Reine, et les abeilles ouvrières doivent faire le miel !

LET : Pour en récolter la gelée royale en quelque sorte… (rires généraux)

Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès.
Photo en Une : © Julien Beaunay
Remerciements à Marion Eschard, Anne-Laure Brénéol et Lionel Ithurralde de Malavida Films, ainsi qu’à Louis Héliot et toute l’équipe du Centre Wallonie-Bruxelles.


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