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Focus

L’An 01 : obsolescence programmée

Les évènements de mai 68 ont inspiré au Cinéma Français un nouveau souffle de contestation, une voie naturelle pour se lancer dans toutes sortes d’explorations cinématographiques, fictionnelles comme expérimentales, notamment autour de l’objet Révolution. Héritier direct de mai 68, L’An 01 compte parmi ces films qui ont tenté d’imaginer un monde différent, un monde où nous, le peuple, reprendrions le contrôle de nos vies et de leurs trajectoires, où nous parviendrions à fonder une nouvelle société, idéale, sinon idéalisée. Un film qui soulève des questions on ne peut plus d’actualité.

Ainsi commence L’An 01 : on arrête tout, des machineries d’usine usées aux rouages grippés de la bureaucratie, des impitoyables lois du marché à la trépidante communion capitaliste autour de la sacro-sainte consommation. Tout est stoppé, démonté et rangé dans un sac le temps que nous retrouvions le temps, celui de penser à autre chose. « On s’arrête, on se pose et on réfléchit », tel est le leitmotiv du film, pour lequel marcher pieds nus sur l’herbe constitue un acte révolutionnaire en soi, et où l’entrée en utopie s’est faite sans heurts et sans discussions, sans transition aucune.

L’An 01 s’inscrit dans le contexte d’une époque marquée par un phénomène global de libération des esprits en Occident, largement porté outre-Atlantique par le mouvement hippie. En ce sens, il porte les mêmes espoirs, mais aussi les mêmes errements idéologiques – et bien souvent réactionnaires. Il convient de préciser que ce paramètre réactionnaire existe principalement en Europe par la réappropriation bourgeoise du mouvement hippie. Par conséquent, la première faille de L’An 01, c’est que ses créateurs reprennent les codes et l’idéologie du mouvement hippie nord-américain, qui semblaient mieux leur convenir que l’imaginaire véhiculé par les mouvements ouvriers et qui viennent s’y substituer. Pourtant, il y a tout un contexte de mouvements de grève et de libération ouvrière, d’occupations d’usines, un contexte économique en France qui explique ces revendications sociales et ce soulèvement. Dans L’An 01, cet aspect est vite altéré par le folklore bobo-hippie-troskyste-maoïste, tenu pour poétique, et si intellectualisant qu’il en devient excluant pour la majeure partie de la population. Les travailleur.se.s et leur monde sont vite occulté.e .s pour laisser place à des individus fantasmés et incomplets, des silhouettes sans passé ni présent.



Ce qui saute aux yeux dans L’An 01, c’est l’absence de réflexion ou de structuration politique. Cette révolution est spontanée, et son histoire est celle de révolutionnaires sans but ni idée autre que celle d’une société libertaire à tout prix. « Faites ce qui vous plaît » serait une maxime qui conviendrait mieux à ce film, qui présente une vision de la révolution purement individualiste. Le film tout entier est une glorification de la liberté individuelle cachée derrière des simulacres d’assemblées générales et de cercles de parole. À mesure que le film expose ses personnages, il devient de plus en plus clair que cette révolution a autant de consistance qu’une rébellion infantile prenant place dans une cour de récréation. Le paradoxe tient dans le fait qu’en combattant le système, ces révolutionnaires en herbe ne font que perpétuer les rapports de domination composant ce même système. Les ouvriers reprennent possession des moyens de production et semblent avoir plus à cœur de se venger des patrons et les tourner en ridicule que de s’organiser efficacement. La libération relationnelle et sexuelle promise semble prétexte à réifier les femmes et atteste d’un individualisme troublant. Tout le monde a l’air obnubilé par son propre bénéfice personnel, la redécouverte de soi, parfois au détriment des autres. Autre symptôme de ce gauchisme inconsidéré, le fait de penser à une nouvelle société tout en se gardant d’y inclure les personnes non blanches : hormis une scène en Afrique dirigée par Jean Rouch où des travailleur.se.s, plein.e.s d’espoir et tourné.e.s vers la France, saluent l’audace des Français.e.s pour l’impulsion de cette révolution, il n’y a que deux personnages non blancs visibles dans ce tableau de l’an 01. Ce constat est tristement révélateur d’un idéal à géométrie variable, d’un désir d’universalisme purement factice assujetti au profit des dominants.


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Couverture BD ©Éditions du Square 1972 Gébé

Tout compte fait, l’An 01 a l’air d’un rêve utopique. C’est une pure fiction, un fantasme individualiste blanc et bourgeois. En regardant de plus près l’équipe du film, on réalise qu’elle se compose en grande majorité de personnes aisées et/ou bénéficiant d’une certaine notoriété, qu’elle est en fait une bande de potes qui s’est essayée à incarner la vision utopique de du bédéiste Gébé au cinéma. Plus le film progresse, plus il avance cette idée comme un mantra : que nous devons nous arrêter, nous poser et réfléchir. Assez ironiquement, à la longue, on comprend que coincé.e.s dans leur impasse idéologique, en dedans comme en dehors du film, ces gauchistes tournent en rond dans leur réflexion sans parvenir à percer leur propre individualité, le mystère qui les empêche de faire vivre le concept même de révolution ou d’utopie. On peut dès lors entrevoir comment, pétris de bonnes intentions, les auteurs du film n’ont su, en guise de toute proposition politique, qu’afficher leur incompréhension du monde qui les entoure et leur inaptitude à mesurer leurs échecs au lendemain de 68. Ils proposent ce rêve d’une utopie brusque et spontanée, un écran sur lequel nous projetterions nos propres désirs de justice et de liberté, un espace-temps imaginaire qui délivrerait une évasion-express d’une heure trente. Malheureusement devant une proposition aussi superficielle, on ne peut aspirer à vivre un tel rêve au-delà de la durée du film, sous peine de faire la récréation permanente.



Le problème de L’An 01 réside dans l’idée qu’il tente de réduire la révolution à une simple utopie en la rentrant dans une boîte trop petite. Le problème de l’An 01, c’est qu’il est un film sur la révolution qui se veut consensuel, porté par des gens célèbres et à la diffusion conséquent. De facto, comme les autres films du même acabit, il vient éclipser toute production audiovisuelle hypothétique venant du peuple, incapable de passer le barrage filtrant des canaux de diffusion. L’An 01, à l’instar d’autres films dits « altermondialistes » comme La Belle Verte, présente une vision frelatée de l’utopie. Elle la rend tout bonnement inatteignable puisque irréaliste et inimaginable, associée à une vision du réel décalée, déconnectée, trop privilégiée et individualiste. L’An 01 est le témoin de cette déconnexion, de même qu’il influence dans un sens comme dans l’autre ses spectateur.ice.s. Ou bien cette vision rebute, ou bien elle est idéalisée et contribue à produire des individus formatés selon des codes gauchisants, entre le doux rêveur utopiste et l’anarchiste romantique va-t-en-guerre, sans qu’aucune structuration politique ne vienne étayer ce qui n’est au final qu’un calicot de bons sentiments.

Des bons sentiments, c’est tout ce que l’on peut attendre d’un film consensuel sur une révolution sans lendemain qui ne dérange personne, proprement inoffensive contre le système. Si L’An 01 a partiellement disparu des mémoires, ces images perdurent, insaisissables, et gravitent autour de notre inconscient, impactant notre façon de considérer ce monde meilleur.


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© L.C.J. Editions et Productions / Artédis

Aujourd’hui, alors que nous fêtons l’an 01 depuis le nouveau 68 qui n’en est pas un cette année, tant il se démarque par son contexte et par ses mouvements, la gauche et son vaste spectre ne parviennent pas à se rassembler. Vu sous cet angle, L’An 01 paraît apporter quelques indices sur les erreurs passées, qui sont précisément en train de se reproduire parce que se poser et réfléchir chacun.e dans son coin ne semblent pas suffire. Maintenant que la nécessité d’une révolution se fait sentir, et que nous, le peuple, après avoir longtemps subi une dépolitisation massive, réapprenons à faire de la politique en ce qu’elle consiste à se grouper et à décider ensemble de la vie de la cité, nous nous trouvons désarmé.e.s face à l’urgence de la situation. La décomposition politique est omniprésente tout autour et il est illusoire de penser que la révolution se fera entre potes, tout comme il est illusoire d’imaginer une révolution utopique et citoyenne, particulièrement sans organisation préalable ou sans avoir créé les rapports de force nécessaires.

En l’état, L’An 01 fait partie de ces films altermondialistes ayant induit chez les gens des vœux pieux sans espoir et des soifs de combats sans dessein et sans outils, et laisse un goût amer à qui pense sérieusement à changer de monde. Pour ce faire, peut-être faudrait-il changer de vision, cesser de reproduire des recettes de cuisine selon les mêmes moules. Briser les formats, enfin prêter l’oreille à celles et ceux qui expriment des vérités perpétuellement enfouies.

Nous avons besoin d’un cinéma populaire qui reprenne possession de ses outils et de personnes pour porter ces nouvelles voix. Les institutions, tours d’ivoire déracinées, ne semblent pas pressées de les entendre pour l’heure, car c’est bien le peuple qui est en train de prendre le pouls de notre civilisation en fin de vie. C’est une lutte acharnée, insensée mais vitale pour faire admettre et empêcher notre obsolescence programmée.

L’An 01. Un film français de Jacques Doillon, avec Alain Resnais et Jean Rouch. Avec Cabu, François Cabanna, Georges Wolinski, Gérard Depardieu, Miou-Miou, Gérard Jugnot, Coluche, Jacques Higelin… Distribution : L.C.J. Editions et Productions. Durée : 1h27. Sortie France : 22 février 1973.

Élevé dans une famille d'artistes, Bernard est un enfant de la balle. Auteur, compositeur, multi-instrumentiste, il poursuit actuellement des études afin d'écrire et tourner des films. Convaincu que l'art est à la fois mystique et politique, il arpente des chemins sans trop se soucier de savoir où il va, persuadé que le voyage a mieux à offrir que le point d'arrivée.

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