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Interviews

Shinji Aoyama : French connection

Suite à la reconnaissance obtenue au Festival de Cannes en 2000 avec son film Eureka (Prix de la Critique internationale et du Jury œcuménique), Shinji Aoyama se distingue au-delà des frontières du Japon. Réalisateur issu de la “nouvelle vague de Rikkyo” (généralement représenté par l’enseignement universitaire de Shigehiko Hasumi), il est également scénariste, dialoguiste, monteur et compositeur de musique. De passage à Paris pour célébrer le centenaire du cinéma Japonais à la Maison de la Culture du Japon, il a accepté de répondre aux sémillantes questions des Écrans Terribles.

Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès


Comment en êtes-vous arrivé à la réalisation ?

Après mes études universitaires à Rikkyo, je suis entré dans le milieu du cinéma et j’y ai exercé plusieurs métiers, j’ai été à la fois critique de films, assistant réalisateur ; je me suis occupé de production, de technique, de gestion des décors, etc. Pendant mes études, j’ai rencontré Kiyoshi Kurosawa, il travaillait à l’époque sur The Excitement of the DoReMiFa Girl, 1985. On entretenait une très bonne relation et je voulais travailler avec lui.


Est-ce que vous vous côtoyez toujours ?

Oui, je le côtoie toujours. En ce moment, mon quotidien est un peu dur, cela fait quelques années que je n’arrive plus à tourner… Et Kurosawa m’encourage en me disant qu’il ne faut pas trop s’inquiéter et que, bientôt, je pourrai y arriver.


Vous partagiez également le même mentor, Shigehiko Hasumi (ndlr : critique et professeur de cinéma, spécialiste de la littérature française ; il a traduit plusieurs textes de Derrida, Deleuze, etc.).

C’est un peu difficile de décrire comment est monsieur Hasumi, et je ne peux pas me prononcer pour Kurosawa, mais c’est quelqu’un qui connaît extrêmement bien l’histoire du cinéma. Je ne pense pas qu’il y ait une histoire du cinéma figée et entièrement juste, mais en tout cas, Hasumi, en vrai professeur de cinéma, nous a enseigné la vision qui m’a paru la plus juste.


Desert Moon de Shinji Aoyama. Sortie France : 17 octobre 2001.


Une autre personne a beaucoup compté pour vous, le chef-opérateur Masaki Tamura*, avec lequel vous avez souvent collaboré (Eureka, Desert Moon, Criquets, Sad Vacation, etc.).

(Long silence) Je ne me suis jamais vraiment exprimé sur ce sujet… Ce que je peux dire, c’est que tout ce que j’ai vécu avec lui était comme une suite de petits miracles. C’est toujours compliqué de définir avec les bons mots ce qui faisait notre collaboration, mais on peut dire que Masaki Tamura réussissait à retranscrire à l’écran ce que j’avais en tête. Bien sûr, je lui donnais en amont mon scénario et il l’interprétait à sa manière. Nous n’avions pas vraiment besoin de discuter ensemble. Il suffisait qu’il jette un coup d’œil au script et nous nous comprenions intuitivement. Malheureusement, Tamura est décédé l’été dernier… Il y a 3 ans, j’ai eu la chance de discuter avec Léos Carax qui me disait que, quand son chef-opérateur allait disparaître, il arrêterait peut-être de faire des films. Je le comprenais parfaitement, et à l’époque de cette discussion avec Léos, je n’avais jamais pensé que ça m’arriverait. Mais c’est arrivé à Léos et il a continué malgré tout à faire des films (sourire).

* EN SAVOIR PLUS :
Masaki Tamura a eu une longue carrière en tant que directeur de la photographie, il collabora notamment avec Toshiya Fujita sur la saga d’exploitation chère à Tarantino, Lady Snowblood dans les années 70, mais aussi Mitsuo Yanagimachi (Farewell to the Land, 1982), Sōgo Ishii (The Crazy Family, 1984), Naomi Kawase (Suzaku, 1997), et enfin une longue et fructueuse collaboration avec Shinji Aoyama.


Tout au long de votre filmographie, des genres cinématographiques très divers se bousculent. Comment fonctionnez-vous ? Est-ce le choix d’un genre ou d’un style particulier qui influe sur l’histoire racontée ou bien le contraire, l’histoire qui dicte la forme choisie ?

Pour moi le « genre » n’existe pas – je pourrais même dire que le style n’existe pas –, c’est l’histoire qui compte. Donc, j’ai du mal à expliquer comment je me place par rapport à ces choix. Par exemple, si j’écris une histoire sur un criminel, c’est avant tout une « histoire de criminels ». Cela peut être des yakuzas ou un couple, mais en tout cas, la première pierre de l’édifice, c’est l’histoire. La base c’est la vie des personnages, comment ils évoluent. Chaque personnage possède ses propres règles, est accompagné de ses valeurs, déterminé par ses principes ou leur absence totale. C’est un peu comme un jeu encadré par des règles. Ce sont plutôt ces règles-là qui déterminent le personnage et non pas le genre dans lequel il évolue. Finalement, je pense que catégoriser par genre n’a pas beaucoup de sens, les frontières entre les genres sont beaucoup plus floues que l’on pense.


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Sad Vacation (2007)

Vous entretenez un rapport très marqué avec la musique, à la fois dans vos films, dont vous signez la bande originale pour certains (en collaboration avec des musiciens comme Jim O’Rourke), mais aussi en dehors…

La musique est extrêmement importante, elle est là, bien présente, tout au fond de moi. C’est en lisant ou écoutant Aquirax Aida* que j’ai saisi la relation étroite qu’entretiennent 4ème et 7ème art. C’était un grand critique musical, et si je travaille encore aujourd’hui dans ces deux domaines, c’est vraiment grâce à lui. On peut dire qu’Aquirax est ma source, mon point de départ. J’ai voulu parler de lui et le faire découvrir aux autres, donc en 2006 je me suis lancé dans un documentaire de sept heures, AA Signature : Aquirax (rires). Je suis né en 1964, et je pense que l’histoire que j’ai vécue/apprise est très liée aux événements de 68. La réalité de l’année 68 a été décisive, elle m’a énormément marqué. J’étais enfant dans les années 70, et quand on a été jeune à ce moment-là, tout ce que l’on apprenait, c’était grâce à la génération de passeurs comme Aquirax Aida.


Hommage à Aquirax par Shinji Aoyama en 2006


D’ailleurs, j’ai réalisé un autre documentaire sur un contemporain d’Aquirax qui, lui, est romancier et s’appelle Nakagami Kenji. Je voulais aussi parler de lui et ce, pour la même raison que le documentaire sur Aida, je souhaitais honorer certaines des personnes qui m’ont influencé.

Concernant la musique même, plus j’en fais, moins je la comprends (rires). Je trouve que la musique est un art que l’on ne peut pas pratiquer vraiment tout seul, alors que le travail de réalisateur – je ne parle pas de celui de faire un film dans son entier, mais spécifiquement celui du réalisateur, de mise en scène –, on peut tout à fait le faire seul. Pour la musique, je suis obligé de penser à qui je dois confier le travail de batterie, celui de basse, etc.

* EN SAVOIR PLUS :
Aquirax Aida, en plus de son travail de critique, s’investit dans la promotion et la production musicale dans les années 70. Il collabora notamment avec de nombreux musiciens de free jazz japonais comme Kaoru Abe, Masayuki Takayanagi, mais aussi des artistes internationaux comme Steve Lacy ou Derek Bailey.


En plus de la musique, un autre aspect prégnant de votre cinéma, c’est son envie de rigueur et profondeur littéraire. Que pensez-vous des relations qu’entretiennent aujourd’hui littérature et cinéma ?

Le cinéma a besoin des histoires, mais aujourd’hui on a de moins en moins d’histoires, même dans les romans. C’est peut-être une tendance que l’on retrouve en France, mais aussi partout dans le monde. C’est comme si le langage avait quitté le roman. En tout cas, c’est une tendance que je constate et qui me semble inévitable. Pour ma part, aujourd’hui, je ne lis que des romans qui ont été écrits avant ma naissance. Je fais quand même quelques exceptions, comme les romans écrits par mes amis ou ceux qui ont une vraie histoire et qui, il me semble, mériteraient d’être adaptés au cinéma. Je trouve cela un peu triste de ne plus lire les romans uniquement pour mon plaisir. Je reste toutefois très stimulé par les romans anciens.

Pour poursuivre sur les relations entre littérature et cinéma, je voudrais vous raconter une anecdote à propos de Claude Chabrol. Il disait que lorsqu’il adaptait un roman, il s’obligeait à recopier le livre en entier, à la main, pour bien s’en imprégner. C’est une tâche fastidieuse (rires)… Aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’il y ait des réalisateurs capables d’autant d’implication. Le réalisateur Yoshishige Yoshida, de 40 ans mon aîné, a dit qu’il arrêtait le cinéma pour se mettre à la littérature… Je n’ai pas encore lu ses livres mais j’ai hâte de le faire et je suis très curieux du résultat.


Eureka de Shinji Aoyama. Sortie France : 29 novembre 2000


On voudrait maintenant vous parler un peu de votre film Eureka (2000). Il y a au début une scène d’extrême violence, puis ensuite vient le temps de la reconstruction. Cette forme de renaissance nous a semblé s’incarner également au travers de plusieurs symboles, tels que le cercle ou certains chiffres. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir raconté la renaissance de ces personnages à l’aide de symboles. Je pense effectivement que les formes dont vous parlez sont bien présentes dans le film, de manière directe et indirecte, mais je ne crois pas qu’il y ait un lien certain avec la vie et le destin de chacun des personnages, ou alors cela est vraiment inconscient.

Même si je n’en ai jamais discuté avec mon chef-opérateur Masaki Tamura, je pense que l’on avait tous les deux envie de construire des lignes ou créer des mouvements qui rappellent la forme circulaire. C’est comme si l’on avait enveloppé le film avec et dans cette figure. On a dû se dire que si l’on continuait à dessiner les spirales ou cercles que vous avez vu, une sorte de liberté surgirait. Les choses ne seraient plus enfermées mais projetées à l’extérieur. C’est cette liberté que l’on cherchait inconsciemment à exprimer.

Anecdote un peu confidentielle, entre Masaki Tamura et moi : à un moment donné, nous avons parlé de Tokyo. Et au centre-ville de Tokyo, il y a la Maison Impériale et le Parc Impérial, qui sont de forme circulaire. On s’est dit alors que l’on souhaiterait s’échapper de cette représentation classique. Nous avions l’envie conjointe de quitter symboliquement ce lieu.

Je n’ai jamais eu l’intention de réaliser un film japonais. En tout cas si l’on me classe dans le cinéma japonais, je dirais que si je fais des films c’est pour sortir du “Palais Impérial”. C’est probablement une sensation que seuls les Japonais peuvent comprendre…

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Eureka. Sortie France : 29 novembre 2000. © Sagittaire Films

Eureka est un film qui date de presque vingt ans et qui pourtant trouve toujours un écho particulier – en tout cas en France – après toutes ces années. Pourquoi, selon vous, continue-t-on de vous parler de ce film et comment avez-vous vécu avec le poids de cette notoriété ?

Je n’en sais rien pourquoi on me parle encore de ce film (rires) ! C’est plutôt à vous que je devrais demander pourquoi vous aimez tant ce film ici ! Encore qu’il y a deux ans, à Tokyo, on m’a posé la même question.


Il y a eu peut-être une forme de résonance avec la représentation cinématographique d’une époque, celle des années 90…

Je fais comme si cela ne me concernait pas (rires) ! En tout cas, pour le réalisateur que je suis, c’est dur parce qu’il faut dépasser le film. Je voulais vraiment me libérer de cette pression qui fait que l’on peut s’obliger de répondre à une certaine attente du public, il fallait que je dépasse Eureka… Pour pouvoir me libérer de tout cela, il a fallu vingt ans. Cela fait maintenant quelques temps que j’arrive enfin à penser à de prochaines étapes. Je me sens plus apaisé qu’avant en tout cas.


On sent chez vous une certaine attirance pour la France. On connaît votre amour pour le cinéma, la littérature et la culture française en général. Et il y aussi eu cette expérience de réalisation en France avec le court-métrage Le Petit Chaperon Rouge (2008, 35 min, Les Films du Bélier).

Tout simplement, j’ai compris que l’expérience de faire un film est la même partout dans le monde (rires). Nous avons travaillé avec une partie d’équipe japonaise, une autre partie française et des acteurs des deux pays. Et finalement, je n’y ai vu aucune différence. Pour moi, le travail de cinéma consiste, en tout cas en tant que réalisateur, à établir une relation avec chaque membre de l’équipe. Donc, quand je me penche sur le lien que j’établis avec chacun, c’est exactement le même, peu importe qu’il soit Japonais ou Français. Mais il y a quand même une différence, je sens plus de liberté en France qu’au Japon. J’entends par liberté, tout ce qui est de l’ordre des décisions sur le tournage ou concernant le planning. J’ai pu aussi vraiment discuter, profondément, avec le producteur de l’histoire du scénario. Cela ne m’était jamais arrivé d’en discuter autant.

Pour en revenir au Petit Chaperon Rouge, il s’agit de la version qu’en a faite Marcel Aymé dans Les Contes du chat perché que j’ai choisi d’adapter. C’est grâce à un article qu’a écrit Hasumi (voir plus haut) sur Marcel Aymé que j’ai eu cette idée. Pour moi, il y a une approche similaire à un film comme Pierrot le Fou (Jean-Luc Godard, 1965), avec la volonté de moderniser des structures narratives littéraires et de les traduire dans une métaphysique purement cinématographique.


Voudriez-vous retenter une telle expérience en France ?

Si possible, je voudrais vivre en France et ne faire des films qu’ici (rires) !

Remerciements à La Maison de la Culture du Japon, Estelle Lacaud et Kumi Sato (Brandish Inc.).
Traduction : Shoko Takahashi.
Photo en Une : Shinji Aoyama, Paris, février 2019. ©Julien Beaunay

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