Les derniers des Mohicans : rencontre avec l’équipe d’édition DVD Blaq Out
Nous sommes en 2018 ap. J.-C. Toute l’industrie du cinéma est occupée par la dématérialisation… Toute ? Non ! Quelques structures peuplées d’irréductibles passionnés résistent encore et toujours au tout numérique. Les Écrans Terribles sont partis à la rencontre de l’une d’entre elles, Blaq Out, créée à l’orée des années 2000 par Bich-Quân Tran et conçue au départ comme l’outil d’édition vidéo d’un collectif de producteurs issus du cinéma d’auteur français. Arrivés plus récemment dans la société, Mathieu Col et Ludovic Denizot ont accepté de répondre à nos questions sur l’identité actuelle de Blaq Out, les belles collections dont ils ont la charge et l’état de l’édition vidéo en général.
L’édition DVD en 2018 “Out” or “Blaq Out”
LET : Blaq Out possède une véritable identité éditoriale, comment s’opèrent vos choix ?
MATHIEU COL : Après le départ de Bich-Quân Tran et le changement de direction, il y a eu une nouvelle dynamique et nous sommes maintenant liés à une société de VOD (ndlr : il s’agit d’Universciné ; les deux sociétés appartiennent au même groupe, LMC, Le Meilleur du Cinéma). Le Meilleur du Cinéma regroupe tout un panel de sociétés de productions et d’acteurs de l’industrie française cinématographique. On a accès à des gens comme Haut et Court, Sophie Dulac, les Films du Losange pour lesquels on est prioritaires sur certains de leurs films. Pour les autres choix, on fonctionne au coup de cœur, on se déplace beaucoup en festivals pour les acquisitions. On travaille de manière collégiale, en comité éditorial, pour essayer d’enrichir le catalogue de façon pertinente. Cela consiste à regarder des films, en discuter ensemble pour décider s’ils entrent ou pas dans notre ligne éditoriale. On aime également suivre les auteurs que l’on apprécie et dont on a déjà sorti les œuvres.
LET : Quelle est cette fameuse ligne éditoriale ?
MC : Elle a évolué au fil du temps : on avait tendance à se focaliser sur un cinéma plus engagé à une période (2008-2011), on cherchait du documentaire militant, on voulait travailler avec le monde associatif sur des sujets relatifs au sexe (la prostitution, l’assistanat sexuel, etc.). Progressivement, l’envie première a évolué vers les nouveaux auteurs, ainsi que des artistes de patrimoine appréciés des cinéphiles, comme Béla Tarr et Kôji Wakamatsu. Tout en maintenant l’intérêt pour le travail documentaire. C’est une part importante, constitutive de notre ADN, un à deux titres par mois sont consacrés au documentaire, Wiseman par exemple.
LET : Est-ce que vous auriez un titre qui vous tient particulièrement à cœur tous les deux ?
LUDOVIC DENIZOT : Je suis arrivé beaucoup plus tard que lui, je travaillais pour Universciné. Si je ne devais n’en retenir qu’un, ce serait le film belge punk Ex-Drummer de Koen Mortier. C’est un film que j’ai adoré quand je l’ai découvert, donc j’étais particulièrement heureux de voir que c’était Blaq Out qui l’avait édité.
MC : Je vais rejoindre Ludovic là-dessus, car du coup, c’est un peu moi qui ai voulu sortir Ex-Drummer. Je possédais le DVD belge depuis des années et j’avais un gros coup de cœur pour ce film. Quand j’ai appris que Koen tournait son nouveau film, Soudain le 22 mai, je me suis dit que son premier était toujours inédit et que ce serait l’occasion de le sortir. J’ai poussé ma directrice à le regarder, elle a vu qu’il y avait du potentiel et quelqu’un d’intéressant derrière. On a donc négocié avec la boîte de prod et on a pu à la fois s’occuper de l’édition DVD de Ex-Drummer, mais aussi de l’exploitation en salles de Soudain le 22 mai. Malheureusement, les ventes n’ont pas été à la hauteur. En tout cas, mon plus gros plaisir de travail fut celui-là.
Les collections
LET : Pouvez-vous nous présenter les deux collections Blaq Market et Out Loud ?
MC : Blaq Market est né de l’envie de faire vivre des films qui n’auraient jamais aucune chance de connaître une distribution en salles. Les œuvres qui sortent de l’ordinaire n’y ont plus vraiment leur place, donc l’édition vidéo est l’outil qui permet justement de les faire vivre en dehors des festivals et de prendre des risques. Par exemple des films comme Der Samuraï, Ruined Heart, Aaaaaaaah!. Il y a également l’envie de valoriser des films de patrimoine, non assujettis à un genre particulier, des films non catégorisables. C’est le cas de L’Enfant Miroir de Philip Ridley ou de Knightriders de Romero. Enfin, il y a une sorte de logique globale de l’objet. L’idée est de soigner chaque titre, au niveau de son design, son visuel et ses suppléments, pour donner l’impression que l’on n’achète pas juste le film, mais un tout. De plus, ce n’est pas une collection cinéma de genre : il y en a déjà beaucoup en France, d’autres éditeurs le font très bien comme Le Chat qui Fume, The Ecstasy of Films, Artus. Pour le nom, on voulait déjà conserver un lien avec le nom de l’éditeur, puis j’aimais bien l’idée de « marché noir », une sorte d’alternative, quelque chose de plus officieux, en marge.
LD : Out Loud est une collection consacrée aux films musicaux. On a monté la collection à deux avec Pierre Crézé. Maintenant, je m’en occupe seul. Cela nous trottait dans la tête depuis pas mal de temps de sortir des films sur la musique, et notamment sur le jazz et le hip-hop. Quand nous avons eu l’opportunité de créer cette collection, on s’est dit qu’il fallait trouver quand même un tronc commun et une note d’intention assez fine.
C’était important de voir la musique en train de se faire. Que ce ne soit pas de simples concerts ou des tournées filmées, mais que ce soit vraiment l’artiste et la création ancrés dans leur époque, leur contexte. Par exemple, Bird on a Wire, sur Leonard Cohen, a été filmé pendant sa tournée européenne en 1972. Je ne suis pas fan des documentaires musicaux du type rétrospectifs où des gens sont interviewés pour vous dire que « X est le meilleur musicien » de son époque. C’est toujours un peu hagiographique. Je préfère un document qui laisse de la place aux artistes, mais aussi au spectateur pour se rendre compte de ce que l’artiste était à l’époque. Dans le film sur Fugazi (ndlr : Instrument de Jem Cohen), il y a cette scène incongrue où on les voit compter l’argent à la fin d’un concert.
Il y a aussi une envie de revendication politique, on s’intéresse à des artistes comme Ornette Coleman, Frank Zappa ou Fugazi, car ils ont été porteurs d’un esprit, empreint de changement, en rapport avec leur pays à l’époque. Ces films documentaires véhiculent un esprit constitutif de leur époque, ils sont empreints des changements et des bouleversements d’alors.
Enfin, pour le nom, on ne voulait pas forcément utiliser le terme « Blaq », parce que tout de suite, on pense à la musique afro-américaine, et comme on ne souhaitait pas se cantonner à cela, on a plutôt pris la partie « Out ».
LET : Quel est le fonctionnement éditorial de ces collections?
MC (en charge de la collection Blaq Market) : Comme il y a malgré tout un gros enjeu financier (les films ont un certain coût d’achat et il doit en découler une rentabilité), on passe par une décision finale commune quant à la sortie du film. La responsabilité est partagée. Sur les collections, on nous fait confiance pour être force de proposition. On a en quelque sorte carte blanche, mais on ne se retrouve pas seuls pour décider. Au niveau de l’éditorialisation des titres, nous sommes également force de proposition. Etant très fan de BD, je m’éclate à trouver des graphistes et illustrateurs pour travailler les artworks des sorties. De plus, j’ai toujours préféré les affiches dessinées aux montages photos souvent assez douteux, donc j’ai toujours privilégié cela. Ce sont des choix très tranchés, cela ne plaît évidemment pas à tout le monde. On l’a vu récemment avec Miracle Mile, sur lequel les retours au niveau du visuel ont été très durs, mais il faut assumer.
LD (en charge de la collection Out Loud) : Globalement, il y a assez peu de barrières. Je présente un titre qui me plaît, je le défends. A part si les enjeux financiers sont vraiment élevés, ça passe plutôt bien à chaque fois. Pour le graphisme, nous nous sommes imposés une charte dès le début. Tous les titres sont à l’italienne, à l’horizontale, parce qu’on trouvait que ça convenait mieux aux photos de scènes, de musiciens, ce côté « écran large ». On préférait cela au format affiche, car souvent pour ces documentaires musicaux, il n’y a pas d’affiches qui existent ou alors très mauvaises.
LET : Est-ce qu’on pourrait dire que les 2 collections se rejoignent sur l’envie d’un « pas de côté » ?
MC : Ce n’est pas forcément une volonté propre, mais on va dire que les films qui sortent dans la collection Blaq Market sont par définition hors norme, ils ne rentrent pas dans le moule. Un film comme Ruined Heart n’a rien de subversif en soi, mais en termes de narration et formellement, il ne se situe pas dans un schéma établi.
LD : Pour ma part, je ne cherche pas particulièrement ça, mais je me rends compte que c’est ce que j’aime et que j’ai envie de voir. Par exemple, les Rolling Stones, c’est très bien, mais tout a déjà été fait sur eux, donc c’est moins intéressant. J’ai envie de voir des choses dont on parle moins, des styles de musique moins mis en lumière. Des artistes complètement inconnus en France, comme Benjamin Smoke. C’est un mec qui joue quelque chose de complètement mutant, entre le punk, le folk, le blues, qui n’a jamais été connu et qui pourtant véhicule un message artistique et politique très fort. Donc quelque part, j’essaye un peu de remettre en lumière ce genre d’artistes. Je cherche aussi des films de cinéastes. Quand on parle de films musicaux, on pense toujours aux artistes, mais l’idée ici est de s’intéresser autant au cinéaste derrière, comme par exemple le dyptique sorti sur Jem Cohen (ndlr : Instrument sur Fugazi et Benjamin Smoke).
La dématérialisation Vs. l’édition DVD
LET : La question qui fâche : comment résistez-vous face à la dématérialisation ?
MC : On n’y résiste pas, on n’a pas le choix (rires). On a la chance de travailler avec Universciné, c’est un soutien assez puissant. Le DVD n’est pas mort et la VOD ne tue pas le cinéma, les deux sont complémentaires et aussi importants l’un que l’autre.
LD : C’est flagrant avec l’intérêt pour les collections, le DVD doit devenir maintenant un véritable objet qui propose autre chose que simplement le support physique d’un film. On accorde beaucoup d’intérêt à ce que le film ait un accompagnement qualitatif, avec des bonus, des interviews de spécialistes, un point de vue historique. L’objectif est qu’il ne soit pas seulement un film lâché comme ça dans la nature.
MC : C’est un apport que nous permet le « physique », même si en VOD maintenant de plus en plus de plateformes essayent de développer une interface qui ressemble à du DVD. Et il y a aussi l’attrait de l’objet. Ce n’est pas pareil de mettre un DVD de sa bibliothèque que de regarder un film en streaming sur son ordinateur.
LET : Votre travail pourrait-il s’apparenter à celui d’un programmateur ?
MC : On aimerait bien le croire. Je pense que les gens qui achètent des DVD n’y pensent pas du tout. Je serais curieux de savoir qui parmi les acheteurs sont ceux qui regardent vraiment ces suppléments. Mais nous pensons qu’il est important que ces programmes existent de toute façon. À mon sens, si le DVD continue de survivre aujourd’hui, c’est parce que l’on fait des objets de ce type. De même que les éditeurs comme Carlotta font leurs éditions collector, Wild Side leurs digibooks. Si on veut que les gens continuent d’acheter du support DVD, l’objet doit avoir un véritable attrait. C’est pour cela que nous avons développé une collection digibook depuis 2017. Un objet hybride entre livre et DVD, pas seulement 20 pages de photos promotionnelles, mais un vrai travail sur le contenu : par exemple pour la sortie de Poesía Sin Fin (Jodorowsky) ou Emily Dickinson, A Quiet Passion. On va essayer d’en faire une dizaine chaque année. Notre avantage est que Blaq Out a un catalogue de « niche », on s’adresse à un public cinéphile restreint, qui est plutôt collectionneur ou, au moins, sensible à l’objet. Cela doit être plus compliqué pour des éditeurs de « blockbuster ».
LET : Comment se passent vos relations avec les (dernières) boutiques de DVD ?
MC : En tant qu’éditeur indépendant et distributeur en vente directe sur les réseaux indépendants, on a un contact assez agréable. Sur Paris, on bosse beaucoup avec Hors Circuits et Potemkine. On travaille aussi avec des librairies. Même si certains clients de librairies sont réfractaires à acheter des DVD dans ce genre d’endroits. Une librairie comme Les Mots à la Bouche à Paris nous prend une bonne partie de notre catalogue. Avec l’arrivée des digibooks, je pense que cela va continuer dans ce sens.
LD : Concernant la musique, il y a des boutiques comme Souffle Continu ou Le Silence de la Rue qui ont déjà un rayon DVD. Quand on aime la musique, c’est vers ce genre de disquaires que l’on se tourne. Dans le même temps, certains de nos DVD ont pu trouver leur place en boutique de BD comme le Jodorowsky’s Dune.
MC : En fait, c’est du cas par cas. J’aime bien réussir à placer un DVD à un endroit inattendu, notamment lorsqu’un auteur de BD en a dessiné la couverture. Nous aimons tous les deux, autant le cinéma, que la BD et la musique, c’est probablement le cas aussi des gens qui achètent nos DVD.
MC : Si l’on ne cherche à toucher que les réseaux cinéma, nous perdons la possibilité d’en toucher d’autres. C’est dommage, car certaines personnes pourraient être intéressées par un film en particulier sans pour autant avoir envie de connaître tout le catalogue. Pour la collection Out Loud par exemple, qui s’adresse principalement aux mélomanes, si l’on opte pour une communication exclusivement cinéma, tout un public n’aura aucune connaissance quant à l’existence de ces titres.
LD : Si tu aimes le musicien Ornette Coleman et que tu vas chez un disquaire spécialisé en jazz, tu ne tomberas probablement pas sur le DVD du film que l’on a édité. Inversement, si tu es cinéphile, tu ne pourras pas forcément tomber dessus. Il y a certains films qui sont entre-deux et qu’il faut travailler en les dispersant sinon ils vont être perdus entre deux rayons à la FNAC.
Quelle évolution pour l’édition DVD ?
LET : Comment voyez-vous évoluer la collection Blaq Market ?
MC : La collection ne se limite pas à un genre précis, ce qui me laisse les coudées franches, mais en même temps, me complique la tâche. Les catalogues de films de genre anglais, italiens, je les connais, et il y a déjà des éditeurs qui font un excellent travail dessus. Trouver des films un peu différents, dotés d’un bon master et avec des droits abordables, ça peut devenir très vite un véritable casse-tête. Donc, je suis toujours sur le qui-vive, c’est beaucoup de travail, parfois frustrant, mais c’est gratifiant quand on a des réponses positives.
La sortie du moment dont on est très fiers, c’est My Entire High School, Sinking Into The Sea. C’est un film d’animation américain de Dash Shaw (ndlr : petit génie du comics américain). Il était à Sundance en 2016, puis aux Champs Elysées Film Festival. On retrouve vraiment le style visuel de ses comics, mais cette fois-ci en animation. Je suis très content, et lui aussi à l’air de l’être, notamment quand il a vu les autres noms de réalisateurs à notre catalogue (rires).
LET : Comment mesurez-vous la part de risque de vos sorties vidéos ?
MC : Disons que s’il y a une sortie en salles avant, c’est moins dur. Cela donne une certaine confiance auprès du public. C’est pour cela que j’ai refusé l’édition DVD de certains films comme par exemple The Greasy Strangler, co-produit par Elijah Wood. Le film est super mais cela doit intéresser à peine deux personnes en France. C’est insortable. Cela m’a embêté, mais j’ai refusé. Maintenant que je connais les risques… Depuis, un autre éditeur français (ndlr : Factoris Films) l’a sorti, je serais d’ailleurs curieux de savoir combien il en a vendu.
LD : Dans une collection, il y a un équilibre à atteindre. Knightriders et Miracle Mile sont des titres porteurs qui vont peut être donner de la visibilité aux autres films. Je comptais un peu sur cela pour la collection Out Loud avec Instrument pour venir soutenir la sortie de Benjamin Smoke. Mais cela n’a pas trop marché.
LET : Pourquoi alors créer une collection ?
LD : Pour s’adresser à un public intéressé et chercher à le fidéliser en lui faisant découvrir des films au fil du temps. C’est pour cela que j’aime bien associer un film à une collection. Il y a une ligne éditoriale et une certaine cohérence entre tous les films de la collection.
MC : Oui, une collection a pour but de trouver un public qui reviendra pour les sorties suivantes. Pour Blaq Market, cela a pris un peu de temps. Au bout de deux ans maintenant, j’ai l’impression que c’est bon et que les gens qui s’intéressent à ce cinéma-là ont en tête le nom et guettent la suite.
LD : C’est vrai que cela prend du temps. J’ai l’impression qu’aujourd’hui les gens achètent moins s’ils ne connaissent pas déjà le film.
MC : Il y a dix ans ces collections auraient mieux marché, aujourd’hui il y a tellement de films qui sortent. Les potentiels acheteurs n’ont pas forcément envie de mettre de l’argent dans un film qu’ils ne connaissent pas. La curiosité a un prix que tout le monde n’est pas prêt à mettre !
Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès.
Remerciements à Blaq Out, Mathieu Col, Ludovic Denizot et Romain Dubois.