Mats Grorud Wardi by Les Ecrans Terribles
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Mats Grorud : « Wardi, c’était un peu moi à mon arrivée au Liban »

Wardi est l’un des films les plus attendrissants du mois de mars. Grâce au parcours d’une fillette palestinienne de onze ans, réfugiée dans un camps libanais avec sa famille (et des milliers de leurs semblables), le premier film du Norvégien Mats Grorud apporte un éclairage nouveau, terriblement humain, à un sujet délicat. Sans jamais chercher à condamner unilatéralement Israël pour ses crimes, Wardi parvient à parler de guerre, d’injustice et de survie à un public familial occidental. Mats Grorud a accepté de discuter avec nous de ce premier long-métrage d’animation à la portée résolument humaniste.

Votre mère a travaillé comme infirmière au Liban lorsque vous étiez petit. Durant ses retours en Norvège, vous parlait-elle des gens, des histoires, des situations auxquelles elle était confrontée là-bas ?

Un peu, mais j’avoue avoir une très mauvaise mémoire, je n’en garde pas beaucoup de souvenirs. Je me souviens surtout d’images. Le comité de soutien à la Palestine dont elle faisait partie organisait des expositions de photos prises dans les camps. Surtout des photos d’enfants, évoluant dans des zones dévastées comme on peut en voir en Syrie aujourd’hui. Elles m’ont profondément marqué. On y voyait des gamins souriants alors que tout autour d’eux était détruit. En 1989, nous avons vécu un an en Egypte, au Caire, et pour la première fois, je suis allé à Jérusalem et Gaza. Deux endroits très différents du Liban, mais qui sortaient de la première Intifada. J’avais douze ans, et plein de gamins couraient autour de nous. Ils faisaient le V de la victoire, jetaient des cailloux aux soldats. David contre Goliath, en quelque sorte. Et ces enfants avaient tout juste mon âge…

« Je ne voulais surtout pas tomber dans le stéréotype du réfugié qui porte le poids du monde. »

Mats Grorud

Vous avez donc pris conscience très jeune qu’il y avait un gouffre entre votre quotidien et le leur ?

À douze ans, on commence à ne plus se préoccuper que de sa propre bulle, on s’ouvre au monde, on réalise comment les choses se déroulent ailleurs, et ça nous touche… En tout cas, ça m’a touché, moi. J’ai quarante-deux ans aujourd’hui et ces moments font toujours partie de moi.

Qu’est-ce qui vous a motivé à partir pour le camp de Bourj El-Barajneh au Liban après vos études pour y animer des ateliers ?

À la fin de mes études, en 2001, je me demandais quoi faire de ma vie. J’ai croisé le chemin d’un programme solidaire qui proposait de partir travailler dans des camps de réfugiés. La première année, j’ai travaillé dans une école maternelle. Voyager a toujours fait partie de mon ADN. À douze ans, j’ai vécu en Egypte. Entre mes seize et mes dix-huit ans,  nous étions en Tanzanie. Plus tard, je suis parti au Danemark. J’ai toujours ressenti l’envie de découvrir le monde dans lequel je vivais.

Vivre véritablement au sein d’un camp et visiter une région dans le cadre d’une sortie scolaire sont deux expériences très différentes. Le premier contact avec les habitants du camp a-t-il été délicat ?

Les choses se sont faites très simplement, parce qu’ils sont en général très contents que des étrangers s’intéressent à leur situation. Ils s’ouvrent très rapidement et je peux dire sincèrement que certains d’entre eux sont vite devenus de bons amis. C’est assez typique du Moyen-Orient. Les gens y sont très ouverts, on y ressent un vrai désir de partage. Les discussions ne s’arrêtent pas à la météo ! Les réfugiés que j’ai rencontrés m’ont parlé de leur vie, de leur histoire. Ils sont très honnêtes, très directs. J’ai voulu partager leurs histoires, faire ressentir à d’autres personnes ce que moi j’ai pu ressentir lorsqu’ils se sont ouverts à moi et m’ont raconté ce qu’ils avaient vécu.

Wardi, son arrière grand-père Sidi, sa tante Hannan… Tous ces personnages restent finalement très peu de temps à l’écran, mais vous réussissez à les rendre fascinants et complexes. On a du mal à imaginer qu’ils ne sont que des marionnettes. En quelle mesure les habitants de Bourj El-Barajneh vous ont-ils servi de source d’inspiration ?

La plupart des personnages sont inspirés de certaines de mes connaissances. Wardi est un mélange de plusieurs petites filles, mais sa relation avec son arrière-grand-père m’a été inspirée par une de mes très bonnes amies, Hannan, qui a mon âge. Quand elle était jeune, elle était très proche de son grand-père, il lui a appris à la fois l’art des plantes et toute l’histoire de la Palestine. Ils avaient une relation très chaleureuse. J’ai beaucoup puisé dans ses récits pour construire le mien. Lutfi et Rosette, les grands-parents, existent réellement – et portent les mêmes noms –, ce sont les parents de mon meilleur ami. Tante Hannan m’a été inspirée par une amie, Rada, qui a dû mettre ses rêves sur pause à cause de la guerre et de la crise économique. Quand on entend de telles histoires, de tels parcours, il est difficile de ne pas les utiliser, et je sais qu’ils me sont reconnaissants de parler de leur vécu et de leurs expériences.

Qu’en est-il de tous ces flashbacks ? La démarche a-t-elle été la même ?

Beaucoup moins. J’ai écrit le scénario à mon retour en Norvège. Les réfugiés ne veulent pas parler de la guerre, de la perte de leurs êtres chers. Personne n’a envie de parler de ce qui rend triste ! Et je n’étais pas là-bas en tant que journaliste. J’étais un ami ! Je n’avais pas ce genre de conversations, et les anciennes générations, celles qui auraient pu m’aider, n’ont pas un très bon anglais. J’ai dû me plonger dans des archives, faire de nombreuses recherches historiques pour écrire tous ces passages.

Wardi by Les Ecrans Terribles
Wardi et Pigeon Boy, deux marionnettes conçues par Mats Grorud et son équipe

Au-delà de la cruauté de l’histoire, il se dégage une grande poésie. Comment l’avez-vous travaillée ?

Elle est venue assez naturellement. Vous savez, quand on parle à des gens dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, ils s’expriment souvent de manière plus poétique. Quand on ne connaît pas les bons mots, on s’exprime autrement. Les Palestiniens essaient de traduire en anglais leurs mots arabes qui sont déjà plus poétiques que les nôtres. Quand on dit « hawa », qui signifie « air », on exprime aussi de l’amour. Parce que l’amour est aussi important que l’air. Leur manière de s’exprimer, de me parler m’a forcément inspiré à chercher une certaine poésie dans les dialogues.

La vie des réfugiés palestiniens n’est pas simple. Vous auriez pu mettre l’accent sur le tragique de leur situation. Au contraire, vous les montrez comme des gens très lumineux. Des gens qui vont à l’école, qui tombent amoureux, qui se chamaillent pour des bêtises. Ça vous tenait à cœur de nous les présenter de cette façon ?

Oui. À vrai dire, à l’origine, j’avais l’intention de faire un film encore plus lumineux. Plus drôle. J’avais plus de gags, plus de blagues. Je vois que ça vous surprend, mais en réalité, quand les réfugiés se mettent à parler de la guerre, il leur arrive fréquemment de faire des blagues, d’en rire, de finir sur une note légère. Pour que la guerre ne soit pas qu’un événement dramatique. Je sais que beaucoup de spectateurs ont pleuré en découvrant le film, donc il doit être plus triste que je ne le réalise. Mais je voulais écrire des personnages crédibles avant tout, rendre justice à mes amis et à leurs histoires. Je voulais coller à la réalité des camps. Les réfugiés ne passent pas leurs journées à être tristes ! Même s’ils le sont, au fond. Mais ils ne le montrent pas. Les habitants de Bourj El-Barajneh ne mentionnent les drames qu’ils ont connu que furtivement. Parce qu’après tout, qu’est-ce qu’ils peuvent y faire ? S’asseoir et pleurer ne servirait à rien.

Je suppose que pour eux, la douleur est encore vive.

Bien sûr. Nous avons montré le film à des Syriens réfugiés en Norvège et il les a beaucoup touchés. En un sens, leur histoire est similaire. Ils ont perdu leurs frères, leurs mères, leurs enfants durant la guerre. Mais ils n’en parlent pas, parce qu’il leur faut avancer, affronter d’autres obstacles, d’autres problèmes. Ils n’ont pas ce luxe de pouvoir déprimer quelques temps. Leur quotidien est déjà assez dur.

Ça rajouterait du malheur à l’horreur.

Exactement. Beaucoup d’entre eux sont très tristes, mais ils font face, un jour à la fois. Et je ne voulais surtout pas tomber dans le stéréotype du réfugié qui porte le poids du monde.

Wardi by Les Ecrans Terribles
Wardi et son arrière-grand-père Sidi © Foliascope / Les Contes Modernes

Dans le film, Wardi est très jeune, elle doit avoir dix ou onze ans, mais elle ne connaît pas l’histoire de son peuple. Je suppose que les Palestiniens qui ont connu l’exil forcé en 1948 ne sont plus très nombreux dans les camps désormais… Comment l’histoire des réfugiés leur est-elle racontée au quotidien ? Les nouvelles générations sont-elles encore familières des événements passés ou se concentrent-elles désormais davantage sur leurs obstacles quotidiens ?

La génération qui a connu l’exil en 1948 est effectivement en train de mourir. Pour le film, j’ai un peu triché. Les enfants dans les camps en savent beaucoup plus sur leur histoire que Wardi au début du film. Il me fallait un point d’entrée. Wardi, c’était un peu moi à mon arrivée à Bourj El-Barajneh. Elle représente le public qui ne connaît pas bien l’histoire de la Palestine. Les enfants apprennent très jeunes leur histoire. Si vous demandez à un jeune réfugié d’où il vient, il saura vous répondre précisément de quel village. Selon la famille, l’étendue des connaissances des enfants varie, mais chacun d’entre eux sait qu’il est palestinien. Ils savent qu’ils vivent dans un camp, qu’ils reçoivent leur éducation dans une école des Nations-Unies, que leur famille a été chassée de leur pays d’origine. De nombreux Palestiniens m’ont d’ailleurs remercié de leur avoir donné un moyen de montrer à leur enfant comment ils en sont arrivés là.

Parce que ce n’est pas un sujet facile à expliquer…

Absolument. Et vous connaissez les enfants : ils vivent dans le présent. Tout ce qui a pu se passer il y a soixante-dix ans appartient à la préhistoire. J’ai trois enfants, quand je leur parle du passé, ils m’écoutent un peu en soupirant. J’espère que Wardi apporte une nouvelle manière de rendre l’histoire de ces réfugiés abordable pour une nouvelle génération d’êtres humains.

En France, nous avons encore du mal à convaincre les spectateurs que le cinéma d’animation n’est pas uniquement réservé aux enfants, mais qu’il peut aborder des sujets plus complexes à destination des adultes. Wardi aurait pu être bien plus sombre, vous aviez le matériel pour, mais il est tout à fait adapté pour un jeune public (à partir de 10 ans). À quelle étape de la préparation du film vous êtes-vous dit qu’il pourrait être vu par des enfants, et où avez-vous déterminé la ligne à ne pas franchir vis-à-vis de ce que vous pouviez ou ne pouviez pas montrer de la guerre ?

Comme je vous disais, j’envisageais à l’origine un film plus léger, plus drôle, mais paradoxalement pour un public plus adulte. J’y pensais particulièrement en termes de montage sonore. Je voulais que les flashbacks se ressentent viscéralement. Mais une fois le film terminé, nous avons pris conscience que les spectateurs allaient s’attendre à un film pour enfants. Nous avons donc fait en sorte que les flashbacks soient assez courts, de manière à ce que les jeunes enfants comprennent que, quelle que soit la dureté de ces scènes, ils retourneront toujours à l’histoire principale, avec ses tons plus chauds, ses marionnettes et sa tendresse familiale. Nous avons aussi repensé le montage sonore des flashbacks, surtout pour les versions doublées du film, pour qu’il soit moins impressionnant. En faisant quelques ajustements, il nous est paru possible de rendre cette histoire accessible au jeune public.

J’ai vu sur votre compte Instagram que les Nations-Unies organisaient des séances de Wardi spécialement pour la jeunesse norvégienne. Pouvez-vous nous dire comment ces séances se sont déroulées ? Avez-vous ressenti que les adolescents étaient réceptifs ou tout cela est-il trop éloigné de leur quotidien ?

Je trouve l’idée géniale, et je ne dis pas ça uniquement parce qu’il s’agit de mon film ! Je crois qu’aujourd’hui, 13.000 jeunes Norvégiens entre 14 et 18 ans ont vu Wardi. Pour la Norvège, c’est assez impressionnant ! Les Nations-Unies se sont rendues dans les écoles pour reprendre les choses à zéro, expliquer ce qui s’est passé en Palestine et pourquoi les réfugiés n’ont pas le droit de rentrer chez eux. J’ai moi-même pris part à certaines de ces séances. Il m’est très vite apparu que, pour les spectateurs arabes, Wardi permettait enfin d’explorer leur histoire. Ces gamins ont Al Jazeera et d’autres chaînes d’information arabes, mais le film leur permet de faire connaître leur point de vue sur les événements. Ça leur permet aussi de prendre part au débat, d’expliquer à leurs camarades certaines questions délicates, comme la différence entre judaïsme et sionisme. Être juif et soutenir Israël n’est pas la même chose, mais dans les esprits, surtout ceux des plus jeunes, ce n’est pas toujours très clair. Ces séances permettent aux adolescents de quinze ans de quitter leur cocon et leur ordinateur, de prendre part à une discussion publique et de parler des crimes d’Israël dont on n’ose pas toujours parler. Entre les news relayées par les médias arabes et celles des médias occidentaux, il y a un gouffre ! En Norvège, nous avons de nombreux immigrés. Des gens venus du Soudan ou de Syrie. Je suis content que les enfants venus de ces régions du monde puisse prendre part à la discussion. Ça me semble terriblement important, pour eux et pour la Norvège. Je suis sûr qu’un tel dialogue serait d’ailleurs bénéfique à d’autres pays. À la jeunesse française notamment…

Propos recueillis à Paris le 19 février 2019.
Photos : @ Les Ecrans Terribles / Gauthier Moindrot
Un grand merci à Claire Viroulaud et Mathilde Cellier de Ciné-Sud Promotion
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À lire également : notre critique de Wardi, en salles depuis le 27 février 2019.

Élevé dès le collège à la Trilogie du Samedi. Une identité se forge quand elle peut ! Télé ou ciné, il n'y a pas de débat tant que la qualité est là. Voue un culte à Zach Braff, Jim Carrey, Guillermo DelToro, Buffy et Balthazar Picsou.

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