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Ceux de la Nuit : Marches à l’ombre

À la frontière italienne sur les hauteurs de Montgenèvre, plusieurs histoires s’entremêlent et racontent le passage illégal d’un pays à l’autre. Un film poignant et naturaliste sur le quotidien de notre paysage français. 

Qu’est-ce qui différencie les termes « reportage » et « documentaire » ? La frontière est fine, mais pas anodine. Les spécialistes du cinéma s’accordent à dire que le reportage est là pour informer d’un point de vue journalistique tandis que le documentaire intervient comme œuvre et apporte donc, de ce fait, un point de vue (ne serait-ce qu’artistique) à l’histoire qui nous est racontée. Mais la nuance est en réalité plus fine que cela car Ceux de la Nuit, film traitant d’un passage précis de frontière montagnarde franco-italienne, est bel et bien un documentaire dont l’ambition est cependant de ne pas choisir de point de vue. 

Aussi froid que le paysage, ce premier saut dans le documentaire pour Sarah Leonor (après Au voleur et Le grand homme, deux fictions) choisit de ne quasiment jamais filmer ce passage de frontière. Par ces images contemplatives, on ne fait que le deviner par le biais de barrières légèrement abîmées, des vêtements abandonnés, des témoignages. Ceux-là sont lus tantôt par une habitante, tantôt par un émigré. Le choix des mots apaisants et des voix suaves permettent d’apporter une touche d’humanité importante au film. Chapitré nominalement (Martin, Blessing, Camille…), le film nomme plutôt que de montrer. Blessing, par exemple, est un immigré qui a tenté de rejoindre la France sans succès. On le sait grâce aux témoignages vocaux mais il n’apparaîtra jamais à l’écran. Aucune photo, juste un prénom.

De cette mise en scène dénuée d’hommes, la cinéaste joue avec plusieurs formes d’images, notamment issues de caméras Super 8 puisqu’évocatrices du passé (et peut-être les seules des villageois) ou en inversant les couleurs dans des images nocturnes. Le ciel devient blanc et la neige, noire. Tout se met à être plus inquiétant et ce procédé rappelle le documentaire Il n’y aura plus de nuit d’Eléonore Weber, sorti l’année dernière et ne montrant que des images de vidéosurveillance en Irak ou en Afghanistan. Ce ne sont donc que des images prises au loin, sans qu’un visage ne soit reconnaissable. Pour approfondir son récit, Sarah Leonor n’hésite pas à convoquer d’autres œuvres, qu’elles soient ajoutées par leur nom (Une affiche de Mourir Peut Attendre au nom bien trop évocateur, esseulée au milieu d’une piste de ski déserte) ou par leur sens (plusieurs extraits d’Il Cammino Della Speranza de Pietro Germi, rappelant le chemin sinueux qu’il faut parcourir pour traverser cette frontière). Mais la plus grande force du film est son évocation du vide. 

« Tu cries, mais personne ne t’entend. Personne ne te voit. C’est comme si tu n’existais pas », nous déclare une voix. Une phrase qui va avec les nombreux plans traduisant cette idée de vide, d’absence. Un village à l’abandon. Un chemin de randonnée non pratiqué. Une rivière calme. Tout contraste avec l’horreur des témoignages lus, partagés entre ceux qui aident (un jeune bénévole) comme ceux qui empêchent ce passage aux frontières (un militant identitaire). Le paysage aussi est divisé comme sur un plan magnifique de la vallée où le soleil semble n’éclairer que la moitié du village de Montgenèvre. La réalisatrice joue sur cette séparation et prend le temps de la filmer dans un cimetière : la tombe d’un réfugié est à l’écart de tous, invisible quand on y prête peu d’attention.

Le rythme lent et calme du film peut troubler, d’où l’intérêt de le découvrir dans une salle de cinéma. Des pas, des vêtements et, à la fin, un visage dévastateur et perdu qui en regarde un autre rempli d’espoir et d’amour. Ceux de la Nuit est un geste, presque militant, pour que derrière tous ces prénoms et toutes ces « traces », on n’oublie jamais un visage, tel un devoir de mémoire.

Réalisé par Sarah Leonor. France. 01h10. Genre : Documentaire. Distributeur : Les Films de l’Atalante. Sortie le 11 Janvier 2023.

Crédits Photo : © D. R.

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