Cannes 2018,  Festivals

Des réalisateurs et leur public : la Règle du Jeu ?

On a beau savoir que le cinéma est un art qui reflète l’état du monde, on oublie à quel point il est en réalité façonné par lui. Cannes et son festival phare mettent en lumière avec cette dernière édition contrastée des dynamiques fondamentales entre certains réalisateurs et leur public. Un paradigme inscrit à la fois dans une tradition du maître, omnipotent et masculin, et dans un besoin de jouissance cathartique par l’identification. L’Artiste-étalon peut tout et le public prend plaisir à se reconnaître transgressif par procuration. Etude de cas à partir de quatre films vus à Cannes cette année : The House that Jack Built de Lars Von Trier, Under the Silver Lake de David Robert Mitchell, Le Grand Bain de Gilles Lellouche et Climax de Gaspar Noé.

– attention quelques légers SPOILERS  –

 

Peine à jouir

Quand le plaisir vient uniquement du fait de repousser les limites, alors la transgression n’a plus d’objet. C’est dans ce schéma que nous entraînent Gaspar Noé et Lars Von Trier, tous les deux habitués aux scandales bruyants, quoique différents par leur nature. Noé, obsédé de la représentation visuelle du sexe, est tellement accro au scandale qu’il avoue sans peine rechercher à surpasser à chaque nouveau film les réactions négatives des critiques.

J’attendais une réaction encore plus négative que pour mes précédents films. Mon dernier film a eu un ratio de 85% de critiques négatives. J’espère en avoir 90% (avec celui-ci)

Gaspar Noé à propos de Climax

Il utilise d’ailleurs les mauvaises critiques de ses précédents films sur cette nouvelle affiche pour créer le buzz tout en prétendant se désintéresser du potentiel commercial du projet. On passera sur l’emploi du terme commercial comme d’un absolu qui rappelle le manichéisme des lycéens de ma génération fans de Tryo. Tous les distributeurs du film étaient dans la salle, et on reconnaît même le nom de Vincent Maraval, personnage protéiforme et incontournable du cinéma français, en lettres capitales dans le générique stylisé de Climax. Alors sincèrement, on ne croit pas une minute à cette prétention de faire une oeuvre d’Art pour l’Art, loin de toute préoccupation de rentabilité. Le film auréolé de soufre à paillettes vient d’ailleurs de gagner le prix Art Cinema Award remis par la Confédération internationale des cinémas d’art et d’essai en marge de sa sélection à la Quinzaine des Réalisateurs, circuit indépendant certes mais pas encore caritatif aux dernières nouvelles. Par contre le matou malin connaît bien son public, qui se targue lui de rechercher fondamentalement autre chose, d’être un spectateur plus exigeant, meilleur peut-être, que celui, réel ou fantasmé, qui consommerait avidement et exclusivement des films commerciaux. La jouissance transgressive surannée et efficace de Noé se rentabilise ainsi en satisfaisant sa cible qui jouit à son tour d’être si pointue. Condamnant le réalisateur à pousser le bouchon toujours plus loin la prochaine fois, tel Maurice le poisson-rouge.

Mais quel est donc ce contrat tacite qui lie le réalisateur à son public? Quel besoin impérieux pousse celui-ci à satisfaire son propre plaisir par une illusion de transgression ?

La Maison-Piège

Le cas de Lars Von Trier est tout aussi intéressant. Von Trier, réputé à la fois excentrique et tyrannique, n’avait pas remis les pieds à Cannes depuis les propos antisémites qu’il avait tenus lors de la conférence de presse de Melancholia. Il a depuis été dans l’oeil du cyclone avec les révélations de la chanteuse et comédienne Björk l’accusant de harcèlement moral et sexuel sur le tournage du célébré Dancer in the Dark. Les propos n’ont pas été réellement démentis, ni attaqués et sont pour le moment en transit dans la salle d’attente de MeToo. Cette pièce sombre et confinée générée par le déni, la crainte du changement et du retour d’ascenseur pernicieux. Asia Argento l’a évoquée lors de son poignant discours tenu pendant la cérémonie de clotûre. Pourtant, avec The House that Jack Built et les propos nébuleux qu’il tient pour sa promotion, Von Trier ne fait aucunement acte de contrition ni même de remise en question. Véritable mode d’emploi en kit Ikéa de sadisme cinématographique porté par la voix d’un serial killer misogyne, le film ne tente jamais de tromper sur ses intentions. “Et si c’était dans la lumière qu’on était le mieux caché?” se demande Jack.

Encore une fois, alors que le cinéma n’est plus un nouveau-né, prétendre choquer par la représentation du gore n’a rien de révolutionnaire. Ce qui met mal à l’aise chez Von Trier c’est sa jouissance à provoquer systématiquement plus de malaise, cachée derrière une mise en scène et une image maîtrisées et méthodiques. On a l’impression d’assister aux actes de cruauté d’un enfant psychopathe et virtuose qui fait croire sans arrêt qu’il va changer et qu’il a besoin d’amour pour endormir sa proie. Et force est de constater qu’une partie du public applaudit quand Jack/Von Trier échappe à la justice, par une opération du Saint-Esprit qui efface le sang par l’eau, dans une scène qui n’est pas sans rappeler la chance fatidique et profitable de Match Point. Au bout d’une heure de manipulation disséquée et froide, on éprouve le besoin de quitter la salle et la maison de Jack pour voir le soleil, non pas scandalisé mais atterré et désireux d’échapper au lien malsain que le danois obstiné tente de créer avec notre esprit, tel Voldemort colonisant le cerveau d’Harry Potter. Une connaissance croisée dehors, et fan du film, nous demande si on a reconnu le moment où Jack tient des panneaux en hommage à Bob Dylan. Oui certes, on l’avait reconnu. Mais faire tenir à son alter ego sanguinaire des panneaux “supérieurement intelligent”, “sadique”, “cruel” et autres, est d’un tel cynisme que ça pourrait aussi bien être un hommage à Beyoncé qu’on n’en penserait pas moins.

The House that Jack Built © Les Films du Losange

On note avec intérêt que certains critiques voient dans le choix de sortir de la salle d’un Von Trier, qui affirme pourtant faire exprès de provoquer une réaction de rejet, un acte de narcissisme de la part du public. Cette prise de position est assez savoureuse, et semble partir du principe que le public devrait se taire devant la maîtrise et l’excellence. Toute réaction active et individuelle d’esprit critique serait ainsi malvenue. Encore une fois la comparaison, simpliste, s’articule entre l’obscénité graphique et psychologique du Peter Madsen du cinéma, et celle supposée de films sans autre prétention que leur exploitation commerciale, comme la franchise Destination Finale, réputée jetable comme des cornets de pop-corns.

“Ces gens recherchent clairement à attirer l’attention sur eux car il n’y a rien de plus choquant dans ce film que ce qu’on peut voir dans un film de la franchise Destination Finale.

A noter que le film qui se revendique de Salò de Pasolini, n’a absolument aucun propos politique, tout tourne autour de l’image controversée et du processus de création/destruction de notre bon vieux Lars. Au bout du compte, la question est encore une fois de savoir quelle est la responsabilité du public dans la tyrannie et la provocation des réalisateurs? Von Trier et Noé, narcisses experts et instinctifs, savent mieux que quiconque donner aux gens ce qu’ils attendent. Existe-t-il une limite à nos conceptions de l’art en général et du cinéma en particulier, qui nous empêche de dépasser une fois pour toute la notion de cruauté toute puissante comme ingrédient fondamental et preuve ultime de consistance artistique?

Le mal du mâle

Il est intéressant de faire une parenthèse à ce sujet avec un film hors compétition, Le Grand Bain de Gilles Lellouche. Film ambitieux, assez sympathique mais bancal malgré son budget ostentatoire (ne serait-ce que par son casting), Le Grand Bain raconte l’histoire d’un groupe de quinquas-sexagénaires losers qui vont retrouver une dignité et un souffle dans leur vie grâce à la natation synchronisée. La natation synchronisée étant une discipline de femmes, comme il est surligné plusieurs fois dans le film, les héros ne manquent pas de se faire injurier et rappeler à l’image de “PD” que cela renvoie. On note avec intérêt la connexion métaphysique entre la carrière de Gilles Lellouche, acteur ayant joué dans des comédies grand public souvent boudées par la critique, voire méprisées, et la volonté d’asseoir la légitimité de ses personnages dans une discipline de “femmes”. Alors que le titre annonce une plongée dans le grand bain, c’est avec des moyens communément admis comme alternatifs puisque féminins, que le héros/réalisateur espère être reconnu.. En fait, Lellouche espère sans doute damer le pion à ceux qui méprisent son travail et le renvoient systématiquement sur le banc de touche de la grande piscine familiale du cinéma d’auteur. Pourtant la méthode que ses personnages vont mettre en oeuvre pour arriver à leurs fins, et obtenir le respect du public, mêlera la douceur féminine et névrosée de Virginie Efira, qui entraîne son équipe avec de la poésie (mais peu de conviction) et le sadisme héroïque de Leïla Bekhti qui les mène littéralement à la baguette quitte à se faire détester.

Le Grand bain © StudiCanal

Certes le sadisme n’est pas une donnée inhérente à la masculinité comme en témoigne encore une fois Asia Argento de son expérience traumatisante avec Catherine Breillat. Pourtant on se demande s’il n’est pas considéré comme nécessaire de se mesurer aux préceptes édictés par la tyrannie des grands réalisateurs célèbres pour leur violence comme Alfred Hitchcock, Otto Preminger ou même Fassbinder, pour faire ses preuves. Cette échelle de mesure ne peut que conduire à une forme d’escalade aussi bien avec l’équipe qui fabrique les films qu’avec le public qui les regarde. On peut tout à fait être admiratif de leurs oeuvres et se demander si la manière de faire est à conserver et si la réception des films à cette aune n’est pas obsolète. Mais comment imaginer l’avenir quand le cinéma a encore tendance à regarder vers le passé pour se légitimer?

Le cabinet du docteur Mitchell

A ce sujet, on terminera avec le cabinet de curiosités dépressif et mortifère de David Robert Mitchell et son placide Lac d’Argent. Le réalisateur, qui nous avait promis la lune avec son précédent film malgré une tendance à la fétichisation, s’interroge sur le statut des femmes, désirées, utilisées et mutilées, et des actrices considérées comme des objets à l’écran et forcées de se prostituer pour exister à la ville. Pourtant il semble incapable de dépasser les carcans d’une représentation datée. Enfermé qu’il est dans une déférence du cinéma dit classique. Toutes les comédiennes sont charmantes et dévoilent qui des bouts de fesses et qui des bouts de seins de manière totalement artificielle. Elles n’ont ni identité réelle ni enjeux propres et sont là pour motiver la quête de l’anti-héros incarné par Andrew Garfield qui n’a d’ailleurs pas pris la peine de se déplacer à Cannes pour défendre le film. On le comprend assez, vu le peu d’intérêt que représente ce personnage de loser lymphatique et benêt à tendance violente et réactionnaire (il hait les clochards farouchement). Masturbateur compulsif, il est mollement obsédé par une pin-up furtive et sacrificielle comme un petit agneau sexy, par le cinéma d’Alfred Hitchcock (original) et par la pureté de Kurt Cobain face au mercantilisme des Backstreet Boys qui salirait tout (une prise de position inédite et fort courageuse). On retrouve d’ailleurs encore une fois cette obsession largement partagée d’éviter à tout prix le “commercial” et un rapport ambivalent à l’argent qui fabrique pourtant les chansons et les films. Il présente également des troubles obsessionnels-compulsifs de collectionneur, une misogynie pathologique (quoique molle ici en comparaison à LVT) et un besoin maladif de hiérarchiser le “Vrai Art” du faux, tout en étant incapable de se soustraire à l’influence protéiforme de la pop culture. Cela conduit d’ailleurs notre héros à un suicide social, inapte qu’il est de créer et de construire quoi que ce soit, écrasé par ses obsessions morbides et contradictoires. Le paradoxe sous le lac d’argent réside dans le fait de célébrer à l’image ce que l’histoire dénonce avec la trajectoire pathétique de son personnage principal.

Le Lac d’Argent © Le Pacte

Et alors que le film est ennuyeux et pontifiant comme un projet de fin d’études qui se payerait le luxe de durer 2h40, il a le mérite de mettre sous cloche une problématique cruciale de la période actuelle : célébrer le passé du cinéma signifie nécessairement célébrer un cinéma et un mode opératoire discriminatoires et résolument obsolètes. Il n’est pas question de renier ou brûler ses Grands Oeuvres ni leur influence, mais il est nécessaire d’imaginer une grammaire visuelle mise à jour et de prendre part activement en tant que spectateur au renouvellement de son positionnement.

 

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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