Interviews,  Séries

Sauvetage en Mer de Timor : rencontre avec Stephen Corvini (producteur)

Abordant le sujet épineux de la responsabilité citoyenne face aux migrants, la minisérie Safe Harbour (retitrée Sauvetage en Mer de Timor), lauréate du prix de la bande originale au FIPA 2018, est actuellement disponible en replay sur Arte. Quatre épisodes qui abordent les déchirures d’une famille australienne et de ses proches, après une tentative avortée pour remorquer un bateau de migrants au pays.

2013. Un couple, leur voisine, et des proches de la famille séjournent sur un bateau au large de l’Australie et de l’Indonésie. Ils tombent nez à nez sur un bateau de migrants ayant quitté l’Indonésie, chargé à ras bord de clandestins de diverses nationalités. Ils décident de remorquer l’embarcation, mais face à la tempête qui approche, mettent le cap sur l’Indonésie. Au petit matin, ils se rendent compte que la corde raccrochant le bateau de migrants a été sectionnée…

2018. Par hasard, un des membres du groupe de vacanciers se fait prendre en taxi par un des migrants qui a survécu et qui réside en Australie avec sa famille. S’ils tentent de communiquer, l’un et l’autre cachent un traumatisme. Le passé va peu à peu les rattraper…

Mettant en avant des visages connus de séries, à savoir Phoebe Tonkin méconnaissable après The Vampire Diaries et Jacqueline Mackenzie (Les 4400), Safe Harbour mêle des dialogues affûtés à une intrigue à la densité thématique ébouriffante. Des considérations non-manichéennes sur les instincts d’aide et d’intégration des migrants dans la société occidentale. Nous avons pu rencontrer, en janvier 2018, le producteur de la série, Stephen Corvini de Matchbox Pictures. La petite société de production multiplie les projets prestigieux pour la télé australienne, dont le polar politique Secret City (disponible sur Netflix).

Quand avez-vous décidé de faire de Sauvetage en Mer de Timor une minisérie plutôt qu’une série reconductible ?

En 2015, quand on a pitché la série à Matchbox Pictures, la société pour laquelle je travaille, elle s’est détachée de beaucoup d’autres. Il y a eu 300 idées que l’on a reçues pour un appel à projets, et celle-ci, qui s’appelait Asylum à l’époque, est sortie du lot. C’était un concept d’actualité, fort en émotions, non pas juste en Australie mais dans le monde, et on s’est dit qu’on se devait de raconter cette histoire. Le marché australien est petit, et il n’y a pas beaucoup de débouchés, donc il n’y avait qu’une chaîne qui pourrait accepter : la SBS. Ils n’ont de la place que pour diffuser des séries dramatiques en quatre parties, et j’en ai produit une pour eux en 2013, Better Man. On pensait vraiment que l’idée s’adapterait à ce format de diffusion. L’aspect intéressant de la production, c’est que l’on considère la série dans son ensemble, comme un long film.

Sur le papier, on pense que l’idée de Sauvetage en Mer de Timor sera très marquée par la politique australienne, mais en réalité, elle est universelle, car le bateau de migrants pourrait entrer en contact avec des vacanciers aisés au large de la mer Méditerranée, autour de Malte, en Grèce… Avez-vous essayé d’élargir la portée de cette histoire ?

Tout d’abord, les nationalités présentes sur le bateau correspondent à celles qui faisaient des demandes d’asile aux autorités australiennes en 2013. En termes narratifs, cela doit fonctionner à l’échelle de l’Australie d’abord, car on voulait vraiment planter les enjeux dans le pays, mais je savais que c’est une histoire qui pouvait voyager, et qu’on pouvait imaginer cette situation en France, ou en Italie. On a eu des demandes des Etats-Unis pour faire un remake. Sauvetage en Mer de Timor parle de gens ordinaires pris dans des circonstances extraordinaires. D’ailleurs, les personnages viennent de la classe moyenne : le bateau de transat a été acheté d’occasion.

Un des choix fait dès le premier épisode est de ne pas laisser le mystère de ce qui s’est passé sur le bateau s’éterniser très longtemps. Était-ce important pour faire avancer l’histoire ?

Je dirais qu’une partie de ce que l’on a appris dans les deux premiers épisodes sera remise en question dans les épisodes trois et quatre. La série traite aussi de la perception et des points de vue, de la manière dont on garde des souvenirs brumeux de certains événements. L’important, c’était surtout que le public ne se sente jamais à l’aise en compagnie d’un groupe ou d’un autre.

Votre série présente quelques comédiens australiens connus : Jacqueline Mackenzie et Phoebe Tonkin. Son personnage est très cynique, authentique, à des années-lumière de ce pour quoi on la connaît.

Jacqueline vivait à New York car elle jouait à Broadway face à Cate Blanchett. Et elle a entendu parler de notre projet, et voulait auditionner. Ce qu’il faut savoir, c’est que c’est une comédienne extraordinaire, que ce soit au cinéma, à la télévision ou au théâtre, et elle n’avait pas fait de télévision en Australie depuis longtemps. Elle est pleine d’énergie, et s’est beaucoup informée sur son personnage. Quant à Phoebe, les directeurs de casting nous ont suggérés qu’on lui fasse passer des auditions car elle voulait vraiment s’éloigner de projets de genre et jouer quelque chose avec des thèmes sociaux plus engagés. Son personnage prend plus d’ampleur au cours du troisième épisode. On ne réalisait pas à quel point elle était suivie à travers le monde, et sur Instagram.

On réalise au fur et à mesure qu’une grande partie des personnages a de la sympathie pour les migrants sur le bateau. Est-ce que la série parle de l’attitude des occidentaux envers les migrants provenant de pays en conflit politique, et leur incapacité à affronter les conséquences de leur prise en charge ?

Absolument. Prenons un exemple : si vous donnez de l’argent à une association d’aide aux réfugiés chaque mois pour que les migrants ne dorment pas dans la rue, qu’est-ce qui vous empêche d’en accueillir un chez vous ? C’est un gros pas à franchir. Les personnages de notre histoire ne sont pas intrinsèquement mauvais, mais lorsque vous liez ces personnages-là de manière forte, que se passe-t-il ? C’est une situation hors du commun, et on ne sait pas trop comment elle se dénouerait. L’idée est aussi de mettre un visage sur ces réfugiés. D’ailleurs, ce bateau est un des derniers qui aurait pu être accueilli sur le territoire, au lieu d’être redirigé vers des îles de camps de réfugiés. C’était avant la loi sur l’immigration, qui a des mesures très dures et strictes. En l’état, l’histoire de Sauvetage en mer de Timor ne pourrait pas exister. Nos personnages se posent aussi beaucoup de questions : si, aujourd’hui, vous rameniez un bateau de migrants sur le territoire australien, vous pourriez être déféré devant la justice pour être un passeur. Et c’est un crime passible de 10 ans d’emprisonnement.

En regardant la série, j’avais l’impression que les scénaristes interpellaient le public sur ce qu’il ferait dans ce genre de situations, car certains personnages se révèlent être lâches sous certains aspects…

Il y a de la culpabilité dans les actions des personnages. Et la série parle aussi de moralité, mais en même temps, on pose la question. Peu importe à quel point on peut avoir des positions progressistes et libérales, c’est facile dans le confort de son domicile, mais on ne sait pas ce qu’on ferait dans ce genre de situations. On a affaire à un groupe de personnages qui se sont persuadés, durant cinq ans, d’avoir fait ce qui était juste. Et en retrouvant certains des migrants, ils sont confortés dans leur opinion, mais ils découvrent aussi qu’il y a eu une tragédie à bord.

Un des choix éditoriaux que je trouve remarquable, c’est de donner un temps d’antenne quasiment égal à la famille de vacanciers, et à une des familles principales de réfugiés sur le bateau, la famille Al-Biyati, dont on suit la progression cinq ans après les faits.

C’était très important, car en Australie, nous n’avons pas fait de fiction mettant vraiment en scène des Australiens de la communauté arabe (irakienne en l’occurrence, ndlr). On s’est sentis très privilégiés d’avoir cette opportunité. Et on se devait de leur donner un temps d’antenne égal. C’est loin d’être une famille parfaite, ils ont aussi des défauts, et quelques-uns des problèmes que l’on a tous, ce que je trouve important, car on a trop tendance à « romancer » la présentation des communautés à l’écran.

Le couple Al-Biyati parle à la fois arabe et anglais dans la sphère privée, mais vous avez réussi à moduler l’écriture pour ne pas en faire des exemples représentatifs de l’intégration réussie. Avez-vous pris soin de consulter les communautés d’immigrés à ce sujet ?

Aucun des producteurs ne vient du Moyen-Orient, et on sentait que l’on se serait planté sur cette partie de l’histoire si on avait inventé des choses. On avait des consultants irakiens qui nous ont accompagnés sur tout le projet, de la lecture des scénarios au travail avec nos comédiens. La fille d’un des consultants a ensuite été embauchée pour jouer la fille de la famille, Jasmine. Et c’était important de rendre compte de la réalité que vivent ces immigrés, ce n’est pas un fantasme, on ne va pas s’amuser à leur inventer des rebondissements : il fallait savoir la manière dont se comportait cette famille irakienne en interne, mais aussi leur comportement avec l’extérieur.

©Vince Valitutti

Comment avez-vous trouvé les comédiens pour incarner les Al-Biyati ?

Il n’y a pas beaucoup d’opportunités pour les acteurs australiens venus de pays arabes, même si j’ai travaillé avec un ou deux d’entre eux avant ce projet. La plupart des rôles restent des clichés de méchants. Et pendant l’audition, on n’en revenait pas de la qualité de ces comédiens. Hazem Shammas, qui joue Ismail, est incroyable. Quand Nicole [Chamoun, qui joue la femme d’Ismail, Zahra] a eu le rôle, elle était en larmes, elle ne voulait pas quitter l’audition sans avoir eu ce rôle. Aucun des acteurs jouant la famille ne se connaissaient, et on n’a pas commencé à tourner leurs scènes avant la troisième semaine de tournage.

On ne s’appesantit pas sur les raisons qui poussent les réfugiés du bateau à immigrer. Dans une des scènes, un des membres de la famille raconte toute son histoire en arabe à une femme australienne qui ne peut pas le comprendre, mais cela reste suggéré…. Pourquoi ce choix ?

Nous étions tenus par ce format de quatre heures. Mais pour nous c’était intéressant d’évoquer leur passé indirectement, pour éviter trop d’exposition. C’est une histoire où on a besoin d’être attentif, et veiller à ne pas mépriser le public. De toute manière, la série compte assez de dialogues en l’état, c’est pour ça qu’il y a quelques références visuelles, ça et là. On essaie de faire en sorte que le public saisisse ces choses-là et se fasse sa propre idée.

Est-ce que la réputation terrible des tournages de télé et cinéma en mer s’est avérée vraie ?

Je n’avais jamais tourné en mer auparavant. Je n’avais aucune idée de la difficulté. C’est très facile, sur le papier, de décrire un bateau surchargé de migrants ; mais il y a plein de règles de sécurité sur le nombre de personnes que l’on peut mettre à bord. Le bateau des réfugiés est en réalité un bateau de pêche que l’on a rallongé et « maquillé ». De toute manière, on ne pouvait pas reprendre une vraie épave ; le gouvernement brûle les vrais bateaux de migrants quand il les intercepte. Et sur le tournage, on devait aussi se coordonner : les deux bateaux de la série étaient entourés de six autres embarcations. On dînait sur le bateau-mère puis on allait tourner : les gens ont eu le mal de mer, certains bateaux ont subi des dommages et ont dû être remplacés…

Safe Harbour. 4×52 mn. Disponible en replay sur Arte. Australie. Avec : Ewen Leslie, Joel Jackson, Jacqueline Mackenzie, Hazem Shammas, Nicole Shamoun.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.