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Berlinale

Berlinale #4 : De la responsabilité

Plusieurs jours se sont écoulés depuis mon précédent billet. Les projections se sont succédées et ont creusé le sillon de ma fatigue. Il est normal que le corps faiblisse en pareilles circonstances, j’en ai l’habitude : les nuits courtes, les trajets et la crainte du train bloqué en pleine voie de bon matin, les allers-retours entre les salles, les discussions enflammées, la récurrence d’un rythme trépidant… Mais la fatigue générée par cette Berlinale est différente de celle que j’ai pu connaître ailleurs. Cannes m’a plusieurs fois éreintée, en raison de son euphorie, de la densité de son planning, de la lourdeur de son dispositif, de sa logistique sécuritaire qui vous fait passer beaucoup d’heures en l’espace de dix jours à piétiner dans des files d’attente et à zigzaguer dans un centre-ville aux rues barrées. La fatigue de cette Berlinale est différente : elle est émotionnelle et intellectuelle. Voilà un festival qui m’aura mise à l’épreuve, interrogée, secouée, littéralement énervée.

Le manque d’amour

Mercredi 13 février aura été une journée particulièrement difficile avec Elisa e Marcela de Isabel Coixet, puis Synonymes de Nadav Lapid. Une petite journée en soi, mais lourde par l’abattement qu’elle aura provoquée. Surtout que les deux journées précédentes avaient déjà apporté leur lot de déception, de mécontentement, de frustration (cf. podcast #4 et #5). Mais les émotions et les opinions générées par les films de ces trois jours ne sont pas toutes à mettre sur le même plan. Le sentiment de voir dans Répertoire des villes disparues de Denis Côté une proposition où l’évanescence esthétique se fait le corollaire d’un propos dilué ne m’étonne pas, mais m’agace tout de même. Je comprends ce qui préside à la démarche de Côté, mais je n’y adhère pas. Sur l’écran, s’étale un cinéma qui se prétend ambitieux mais affiche une vacuité prétentieuse. On dit flatter l’intelligence des spectateurs, on la méprise en fait en la nourrissant si peu. Le propos du cinéaste en conférence de presse vient un peu combler les vides, mais je n’adhère pas au principe qu’un film ait besoin d’une explication de texte post-projection pour prouver sa pertinence. Elle devrait sauter aux yeux. J’estime aujourd’hui avoir accumulé assez de cinéma en moi pour voir la magie quand elle est là, entre les raccords de deux plans, à l’arrière de la profondeur de champ, dans le bruit comme dans le silence. Le discours promotionnel ne doit pas être nécessaire à révéler un film. Il doit être le théâtre de sa propre révélation.

Je n’ai pas été touchée par la prétendue grâce de cet hiver québécois chez Côté, pas plus que je ne l’ai été au sommet des montagnes où se joue le drame de Kuz Kardesler / The Tale of Three Sisters de Emin Alper. Cette fois-ci, j’y ai cru l’espace d’une séquence, avant que la déception s’empare de moi pour laisser place ensuite à une colère sourde. Elle s’explique par la sensation de voir un film qui avait tout en lui pour donner à réfléchir sur le monde et pour faire bouger les lignes de la représentation comme de la pensée. Mais les dialogues explicatifs, démonstratifs comme les situations où lieux communs et incohérences se disputent la première place auront raison de moi. Les hommes et les femmes qui se déchirent sur l’écran méritent mieux que les clichés auxquels on les réduit. Et s’il est certes compréhensible de vouloir montrer les failles de l’humanité, il faudrait aussi proposer un regard, dessiner une nouvelle route, ouvrir la voie/x…Prendre position par rapport à un sujet, oser vraiment. Mais, à mesure que la compétition déroule les films comme on enfilerait des perles, la seule force du déterminisme qui dégouline sur les écrans m’écrase de tout son poids.

A Tale of Three Sisters
Cemre Ebüzziya dans « Kız Kardeşler | A Tale of Three Sisters », de Emin Alper.
© Liman Film, Komplizen Film, Circe Films, Horsefly Productions

Le déterminisme plombait déjà La Paranza dei bambini de Claudio Giovannesi, énième récit d’une Naples gangrénée par le gangstérisme, incapable de sauver ses enfants d’eux-mêmes… Que le monde soit violent et fou, c’est une certitude. Dire simplement que le monde va mal revient à ne rien dire du tout. La fiction n’est-elle là que pour le rappeler ? Son rôle ne va-t-il pas plus loin ? Ne peut-elle pas esquisser d’autres modèles, imposer d’autres conclusions que la seule issue fataliste ? A défaut de changer le monde, peut-on au moins essayer de s’inspirer les uns les autres, essayer de faire dérailler la réalité pour se la réapproprier ? Si la fiction ne transcende pas le réel, continue-t-elle d’être de la fiction ? La naïveté des démonstrations offertes durant ces trois jours me trouble et me confond… Beaucoup des gestes de cinéma ainsi observés auront tendus à laisser le spectateur de côté, comme si la surface de l’écran excluait toujours volontairement au lieu de précipiter dans un ailleurs. Il se dégage de tous ces films un manque de générosité rendu flagrant par leur juxtaposition. Sûrement ce sentiment aurait-il été moins saillant en d’autres circonstances, si j’avais découvert des films dans le cadre de leur sortie, au compte-gouttes, disséminés entre d’autres propositions de cinéma. Mais la promiscuité induite par le programme compétitif vient me jeter au visage l’hermétisme des sélectionnés. Je me sens seule.

Donc arrivée au mercredi 16 février, je n’ai plus beaucoup d’espoir. La matinée est une vaste plaisanterie : avec Elisa e Marcela, Isabel Coixet nous jette au visage une histoire d’amour lesbien dont la maladresse confine au ridicule. La matière historique dont le film se nourrit si mal était pourtant passionnante. Voilà une histoire qui méritait d’être transcendée par la fiction cinématographique. La proposition de la réalisatrice, loin d’en être à son coup d’essai, en est d’autant plus exaspérante. Mais nous sommes presque au terme de la compétition et Synonymes sonne alors comme un coup de massue. Le film se veut une claque, audacieuse, irrévérencieuse, mêlant l’intime et le politique dans un geste post-Nouvelle Vague teinté d’Honoré, surréaliste et burlesque. Un film métamorphe comme son héros en pleine mutation. Mais je ne vois qu’un hermétisme poseur. Et tant de tics franchouillards régurgités comme une provocation flamboyante pour enfiler les lieux communs. Le nom de Nadad Lapid dans cette sélection avait pourtant aiguisé ma curiosité. Mais je ne crois pas une seconde dans ce pavé dans la mare où la satire, même si elle est visible, n’est jamais maîtrisée. Je suis d’autant plus contrite de découvrir après coup que Synonymes s’inspire du passé de son auteur… No comment

De façon générale, j’attends davantage. J’ai envie que ces cinéastes aient quelque chose à me dire, qu’ils communiquent avec moi, et surtout qu’ils trouvent des solutions de cinéma à la hauteur des intentions qu’ils pourraient avoir (prétendent avoir), dans une vraie volonté de connexion avec ceux qui se trouvent dans la salle. Voilà ce qui me pousse à bout sur cette ligne d’arrivée festivalière : de sentir tant de fois l’envie d’en découdre, la volonté de construire un propos, mais de constater que ces cinéastes se prennent les pieds dans le tapis soit en trouvant de mauvaises réponses à de bonnes questions, soit en ne se posant pas les bonnes questions (si tant est qu’ils puissent même imaginer qu’elles existent dans certains cas). Le bal des (bonnes) intentions est un bal des vampires, et j’ai l’impression qu’on m’a vidé de mon sang, qu’on a fini par dévorer mon cerveau par petits morceaux. Et pourtant, j’avais tant envie qu’ils m’aiment ces cinéastes autant que je désirais les aimer… Mais ils étaient trop occupés à se regarder filmer. Je me sens éconduite.

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Tom Mercier et Louise Chevillotte dans « Synonymes », de Nadav Lapid © Guy Ferrandis / SBS Films

Le poids des mots

Durant ce festival, nous avons enregistré chaque jour un podcast. A mesure que les jours se succédaient, un mot revenait sans cesse. Il est déjà en filigrane dans la première partie de ce papier. Ce mot : responsabilité. Celles dont devaient sentir chargés les cinéastes et leurs équipes dans les fictions qu’ils développaient, en ayant conscience du caractère prescripteur de la fiction, de la puissance des représentations (et de leur absence dans certains cas), du potentiel transformationnel du récit filmique pour ceux qui le reçoivent. Prendre en charge l’existence d’un film, c’est une responsabilité énorme, que certains des cinéastes observés pendant cette compétition semblent avoir eu du mal à appréhender, quand d’autres n’en ont jamais pris la pleine mesure. Celui qui en aura sûrement eu le plus conscience, c’est François Ozon avec Grâce à Dieu. Il faut lui reconnaître cette qualité. Mais il est si dommage d’avoir trouvé de si mauvaises réponses de cinéma à de si bonnes questions politiques, sociales et humaines. Sa réflexion ne se réfléchit pas sur l’écran. Il faut dire qu’avec cette affaire de pédophilie qui implique l’Eglise catholique, une affaire inachevée puisque le procès démarre en mars, Ozon marche sur des oeufs. Et sa mise en scène catatonique se fait l’écho du sens maladroit de sa propre responsabilité dans son entreprise périlleuse.

D’autres que lui, au sein de cette compétition, n’ont jamais démontré sur l’écran la conscience de la responsabilité qui leur incombait en créant de la fiction. Et c’est d’autant plus embêtant que cette lacune tend à la contradiction quand tant de ces fictions proposées s’inspirent de faits réels ou de romans inspirés d’événements véridiques. Mais j’ai conscience en écrivant tout ça que j’ai moi-même une responsabilité. Celle de ma prise de position, de sa légitimité, de sa limite, mais aussi de sa nécessité. C’est avec la conscience de ma responsabilité et des précautions critiques que je dois prendre que ma parole s’est déversée et construite chapitre après chapitre dans les épisodes du podcast que nous avons enregistrés avec Yaële Simkovitch et Marine Legrand neufs jours durant. Bien des fois j’ai hésité, j’ai regretté après coup une pensée hâtive, peut-être trop simplifiée ou simplificatrice. Je me suis sentie empêtrée entre mon envie de rendre mon propos lisible et ma crainte de trop le polir. J’ai craint aussi les sorties de pistes, les élans de colère, les jugements à l’emporte-pièces, les comparaisons faciles. Car on n’est jamais à l’abri des défauts qu’on remarque chez les autres. Avoir une parole spontanée, construire son analyse en direct, sans aucune note préalable et sans pouvoir revenir dessus, voilà un un exercice difficile et périlleux. L’expérience est instructive mais parfois douloureuse. Elle peut paraître prétentieuse, mais elle a été menée avec une grande humilité. Ma parole n’engage que moi, mais elle m’engage fortement. Elle m’aura sans cesse rappelé à ma responsabilité, à la singularité de mon point de vue, à mon rapport obsessionnel à certains questions esthétiques, sociologiques, philosophiques et littéraires… Ce podcast parle autant de cinéma qu’il est un instantané de l’humanité de celles qui l’ont habité de leurs voix. Certains soirs, le sentiment d’en avoir trop dit, pas assez, pas assez vite ou trop vite, avec plus ou moins de nuances a pu être douloureux, pesant. Certains soirs, l’impression de m’être libérée du poids des films en donnant du poids aux mots m’a donné l’impression d’avoir réussi à transmettre un peu de la vérité de l’expérience festivalière. Car jamais il ne s’est agi d’une vérité absolue. La subjectivité règne en maître dans l’exercice critique, et encore plus dans la configuration expérimentale choisie pour la couverture de cette Berlinale à cœur ouvert…

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Larissa Corriveau dans « Répertoire des villes disparues | Ghost Town Anthology », de Denis Côté © screengrab

La lumière dans les fissures

Arrivée à ce point de cet article, je me dis qu’il est déjà largement trop long et je m’inquiète à l’idée que les curieux courageux décrochent à chaque nouvelle phrase. Pourtant j’ai envie d’ajouter encore quelques lignes pour partager avec vous la joie que m’a offert la fin de ce festival. Je ne veux pas vous laisser croire que cette semaine n’aura été qu’une longue épreuve sans éclat. Loin de moi le fatalisme de certains films que j’ai endurés pendant les jours passés.

Jeudi 14 février. So Long, My Son du chinois Wang Xiaoshuai m’aura rappelé la possibilité de la connexion, de la compassion, de la réflexion dans une histoire familiale sur plusieurs décennies où l’intime et le national s’entremêlent sans cesse. Le cinéaste chinois recourt au mélodrame, un genre mal-aimé, ce qui pourrait en conduire certains à réduire ce film à un sentimentalisme qui le discréditerait en tant qu’oeuvre. Mais Wang Xiaoshuai a au contraire le courage des émotions, il les affronte et nous les fait affronter sans ambages dans un récit qui jongle avec la temporalité de façon déconcertante mais maligne, pour nous maintenir toujours en alerte. Les personnages de So Long, My Son sont bourrés d’imperfections, ils font des erreurs, ont des défauts, trimballent de lourdes valises comme des boulets aux pieds, mais tentent ensemble de se libérer de leurs chaînes. Il leur faudra du temps, donc le film dure trois heures, mais aucune minute n’est de trop, contrairement à ce qu’on a pu observer avant dans des films pourtant plus courts. Wang Xiaoshuai aime ses personnages et ses spectateurs. Ca fait du bien, enfin. Malgré la lourdeur de son sujet dramatique, So Long, My Son déploie ses ailes légères et délicates pour nous rendre meilleurs.

Agnès dans « Varda par Agnès » par Varda. © Cine Tamaris 2018

La compétition ainsi achevée laissait le temps d’aller flirter avec la malicieuse Agnès Varda, dont le documentaire Varda par Agnès s’avère être la parfaite conclusion pour boucler la boucle de ce festival commencé avec The Kindness of Strangers de Lone Scherfig. Que d’amour du cinéma et des autres dans le regard et la parole de la cinéaste infatigable malgré ses yeux capricieux. Quel remède face à l’indifférence, au mépris ou la naïveté observés ces jours deniers ! Que d’humilité chez une réalisatrice qui passe pourtant son temps à dire « je », à faire entendre littéralement sa voix dans ses films, à se montrer dans le cadre de ses documentaires, à mêler la fiction et le réel. La prépondérance de l’intime et du subjectif n’est jamais ni narcissique ni gratuite chez Varda. Et dans chacun de ses gestes filmiques, tout se fait politique. Grande leçon de cinéma et de vie…

Samedi 16 février. A l’heure où j’écris ces lignes la Berlinale s’est achevée. La France est en plein acte XIV. Paris, Marseille, Toulouse, Bordeaux et tant d’autres sont encore en ébullition sous le soleil du réchauffement climatique. Les préoccupations cinéphiles semblent soudain si lointaines et dérisoires. Mais il y a parfois plus de cinéma dans les Facebook lives des samedis de lutte giletjauniste que dans certains films vus durant cette Berlinale. Et pourtant, ces moments où le réel nous fracasse me ramène à l’importance de la fiction et du cinéma, à son rôle essentiel dans notre sauvetage collectif, à sa mission pour nous aider à respirer, à penser, à prendre de la distance, à faire un pas de coté, à regarder tout mieux et plus fort. Je pense alors à l’ampleur de la programmation berlinoise dont je n’ai eu le temps de découvrir que la partie émergée de l’iceberg. Je me rassure en me disant que l’année prochaine la Berlinale commencera une nouvelle page de son histoire, que les cartes du jeu seront rebattues, que tout sera encore possible… J’y crois, très fort, et je me souviens de la détermination de Petrunijia, de la rage de Benny, de l’amour paternel dans So Long, My Son et Systemsprenger, de la poésie organique de la steppe mongole dans Öndög… Malgré la déception attendue du palmarès, j’y crois encore, parce que sans le cinéma ma vie serait une erreur.

A bientôt…

Photo en Une : Zorica Nusheva dans Gospod postoi, imeto i’ e Petrunija | God Exists, Her Name Is Petrunya de Teona Strugar Mitevska. Section :  Compétition. 2019. © sistersandbrothermitevski

À dix ans, Carole est sûre d’une seule chose : l’unique endroit où elle se sente bien, c’est dans une salle de cinéma. Peu après, elle se prend une claque avec The X-Files, puis voue un culte toujours actif à Buffy The Vampire Slayer. Rompue aux projets alternatifs et indé (Critikat, Clap!), elle croit fermement en la nécessité de voix différentes et plurielles pour penser la fiction et donc mieux penser le monde. Incurable idéaliste, elle croit aussi en l'avenir (quelle folle idée!) et passe donc beaucoup de temps à enseigner, du collège à l'université, en lettres modernes et études cinématographiques. Parfois elle dort un peu, participe à des podcasts, écrit, invente des festivals, participe à des comités de sélection, voyage...

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