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Interviews

Sofia Djama : « Il y a de la tragédie à Alger, c’est un grand théâtre »

Les Bienheureux, le premier long métrage de l’algérienne Sofia Djama, baguenaude entre nostalgie, tension et légèreté dans une Alger labyrinthique. A l’occasion de son passage au Black Movie de Genève en janvier dernier, discussion avec une réalisatrice autodidacte, de la découverte du cinéma en VHS aux paradoxes de l’Algérie moderne, en passant par les clips « gênants » de The Blaze et la Movida algéroise.

Par Matthieu Rostac, à Genève

Les Bienheureux raconte les destins croisés d’une poignée d’habitants d’Alger, qu’ils soient des quatre-vingt-huitards coincés dans une idéologie de révolte mélancolique ou prêts à regagner leur espace de liberté, quel qu’il soit, symbole d’une jeunesse algérienne moderne qui cherche sa voie. Personnage central de ce premier long métrage signé Sofia Djama, Alger y est présentée comme un corps meurtri mais en rémission, au travers duquel s’exprime aussi bien la gravité que la légèreté. Le casting est impeccable, notamment Lyna Khoudri, repartie avec le prix d’interprétation à la dernière Mostra de Venise, et Nadia Kaci.

Nous sommes au Black Movie de Genève, où ton film Les Bienheureux a été présenté dans la salle assez unique du Spoutnik. C’est d’ailleurs en parlant de cette salle que tu as introduit l’une de tes séances, notamment pour évoquer le fait que tu as grandi en Algérie sans salle de cinéma… Tu peux nous en dire plus?

J’ai grandi avec des VHS à la maison. Et encore, c’était un ami de mon père qui avait un magnétoscope. On allait à la vidéothèque du quartier emprunter des cassettes. C’est comme ça que j’ai vu La Dernière Tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988) à 8 ou 9 ans. Ma mère avait fait toutes les vidéothèques pour voir ce film. Une vraie athée… Orthodoxe, disons! (rires) Elle était insupportable avec son dogme, à m’en donner des crises de nerfs quand j’étais ado. Donc La Dernière Tentation du Christ, tout le scandale autour, les cinéma brûlés, ça a dû lui plaire. Evidemment, ces cassettes se passaient sous le manteau. Moi, la cassette que j’ai regardée en boucle, c’est The Wall d’Alan Parker (1982). Je suis arrivée au cinéma par la musique. Je me prends ça dans la gueule à 13 ans et je me dis : « Je veux faire ça ! »  Mais faire quoi? « Bah je sais pas, ça ! » Ensuite, il y a eu Qui a peur de Virginia Woolf? avec Liz Taylor et Richard Burton (Mike Nichols, 1966). The Wall, on était dans l’émotion forte alors que là, ce que j’imaginais en lisant la pièce était parfaitement transposé à l’écran. La notion d’adaptation m’a fascinée.

Quand as-tu vu ton premier film en salle?

A l’âge de 17 ans à La Rochelle. Un gars m’a draguée dans la rue et il m’a proposé d’aller au cinéma. Je n’osais pas aller dans une salle de cinéma seule parce qu’en Algérie, les rares salles qui avaient survécu étaient mal fréquentées. Le mec qui m’avait dragué ne m’intéressait pas et à vrai dire, le film non plus : Armageddon (Michael Bay, 1998), en VF. J’allais voir un film dans une salle, tout simplement. J’ai pris du son, des images, des météorites plein la gueule. Par la suite, j’ai vu pas mal de films à Alger dans le cadre du ciné-club Chrysalide : on faisait des cycles Lynch, Bergman – un Bergman, pas deux sinon c’est suicide. J’y ai vu Les Demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, 1967). On mettait un DVD dans la salle Zinet, on arrivait avec les bouilloires de café et on discutait. On avait clairement décidé de déserter la Cinémathèque d’Alger dont la programmation était extrêmement “dirigée”.

Tu as également été romancière. Pourquoi le cinéma, finalement?

Romancière, c’est un bien grand mot : j’ai publié une nouvelle, Un verre de trop, dans un recueil publié aux éditions Chèvre Feuille Étoilée. Tu connais la Chèvre Feuille Étoilée, toi? Moi non plus! (rires) Ils m’ont envoyé un chèque de 15€, je l’ai gardé en souvenir. Et puis, le projet était lié au Printemps arabe donc je trouvais ça un peu crétin parce que je racontais justement l’absence de Printemps arabe chez nous. Heureusement que j’ai gardé mes autres idées de nouvelles – un peu par fainéantise, je dois l’admettre – parce que ça a donné ensuite Mollement, un samedi matin (son second court métrage, ndlr) et Les Bienheureux. D’ailleurs, j’ai trahi Un verre de trop dans Les Bienheureux parce que l’histoire était au départ centrée seulement sur le couple et le personnage de Feriel. La nouvelle s’axait énormément sur Alger mais il ne se passait pas grand chose, donc j’ai dû amener de nouveaux personnages.

Les Bienheureux est ton premier long. On dit souvent que les premiers sont hautement autobiographiques. C’est le cas ici?

Oui, ça se retrouve un peu dans plein de personnages. Le personnage du fils, Fahim, ça rappelle les questions que j’ai eu à la maison évidemment. J’ai fait des études assez molles de lettres anglaises. J’étais une branleuse, le malheur absolu de ma mère. Vraiment, elle était désespérée. Elle ne comprenait pas comment je pouvais avoir mon bac. Dans le personnage de Feriel aussi, il y a de moi. Quand mes potes d’Alger ont vu Les Bienheureux, ils m’ont dit : « Attends Sofia, tu as fait un film sur toi!? » Heureusement, Lyna Khoudri s’est emparée du personnage, elle a apporté sa composition et son énergie. Elle a apporté ses fêlures, ses forces mais elle m’a aussi beaucoup observée, je pense. Par exemple, je règle tout par l’amour alors qu’elle est dans le contrôle. Elle est brillante, cette fille.

Comment l’as-tu dénichée?

Juliette Denis, ma directrice de casting, l’a trouvée. Il fallait une fille à Paris parce qu’avec la séquence du tapis, je ne pouvais pas faire ça à une gamine d’Alger qui n’aurait pas pris les pleines mesures des conséquences de son geste. Je ne voulais pas prendre ce risque… Humain. Pareil pour Adam Bessa qui incarne Reda, qui a beaucoup fait réagir à Alger. Pendant la projection, je me suis faite traiter de pouffiasse. (elle imite un vieil algérois) « Ce film, c’est un bordel, c’est de la merde! Jamais on touche à la religion ! »  En revanche, je voulais que Fahim vienne d’Algérie. Or, j’avais seulement cinq semaines de tournage et importer un acteur devenait trop compliqué pour les répétitions. J’ai donc choisi Amine Lansari.

Il y a donc un autre personnage, même si estompé par rapport à ta nouvelle : Alger. Il est toujours là…

Toi tu dis “il”?

Oui, il, pour le personnage.

Moi, je dis Alger au féminin.

Parce que c’est une ville…

(elle coupe) Non. Je dis UNE Alger. Je l’ai toujours déclinée au féminin parce que la ville est très féminine. Les courbes, la topographie d’Alger me font penser à un corps de femme abîmée et qu’on devine avoir été jolie. La première fois que je suis allée à Alger, j’avais l’impression de rentrer dans le corps d’une vieille prostituée qui a eu ses heures de gloire. Après, elle te raconte des histoires, elle a le sens de l’exagération, du storytelling. Je ne comprenais pas qu’on puisse la considérer au masculin.

 

La première fois que je suis allée à Alger, j’avais l’impression de rentrer dans le corps d’une vieille prostituée qui a eu ses heures de gloire.

Pourquoi la considérer comme un personnage à part entière?

Parce que c’est une ville qui a absorbé toutes les émotions des gens, torturée entre la Guerre d’indépendance, la guerre civile… Et puis, l’architecture d’Alger – tu vas y croiser le Corbusier, tourner à une rue et te retrouver dans du néo-mauresque – résume bien les trajectoires de l’Algérie, son histoire et ses idéologies. Elle vaut autant que ces adultes qu’on voit dans le film et qui écoutent l’anarchisme de Léo Ferré, le panafricanisme de Fela Kuti, la musique très algéroise chaâbi. C’est ce qui fait notre schizophrénie. C’est une ville mal-aimée. Et Dieu sait qu’elle est très belle, pour peu qu’on prenne le temps de la connaître. C’est une ville qu’on n’aime pas tout de suite, ou pas du tout, mais qui ne laisse jamais indifférent. Une ville qu’on aime détester.

Comme Paris?

Différemment parce qu’il y a de la douleur à Alger. C’est minéral, il y a de la tragédie. C’est un grand théâtre. Les gens sont figés, ils ne voient pas que cette ville peut leur offrir des petites bulles de paix. La scène au début du film, où Amal déambule sur les escaliers avec le petit son de saxo qui sort d’une fenêtre, c’est ça. On est hors du temps. En une journée à Alger, tu es constamment confronté à des émotions contradictoires. Je voulais montrer cette ville qui t’ouvre, qui te ferme. Et puis, je voulais être cinéaste sans formaliser mais voilà, le jour où j’ai compris Alger, son harmonie, sa cacophonie, j’ai voulu devenir architecte.

Etre réalisatrice, c’est aussi être architecte, d’une certaine manière…

Bien sûr ! La relation entre architecture et cinéma est fondamentale. La notion de perspective, des espaces, de la lumière… On y retrouve aussi une forme de musicalité. Tu peux sentir le rythme d’une ville dans son architecture. J’imagine que beaucoup de cinéastes viennent de ce métier. On m’avait d’ailleurs raconté que le festival de Clermont-Ferrand avait été fondé par des étudiants en architecture.

Tu n’ancres pas seulement ton film dans l’espace mais aussi dans le temps : en 2008. Pourquoi ce moment précis ?

Je voulais marquer les vingt ans de la révolte de la jeunesse algérienne de 1988. Comme je faisais un film sur le conflit générationnel, ça permettait d’avoir un curseur temps. Octobre 88, c’est le début de la fin ou la fin du début. D’un régime, d’un système. A partir de 1991, c’est le début de la guerre civile. Et puis, 2008 c’est l’année où Bouteflika change la Constitution pour faire passer un troisième mandat en 2009. Aujourd’hui, il est toujours en place.

 

On a compris qu’il fallait faire les choses et que pour ça, on n’avait pas besoin du système, de l’argent de l’état.

 

2018, dix ans plus tard donc. Quel regard portes-tu sur l’Algérie de maintenant ?

J’avais même pas percuté ! Octobre 88, ça fait trente ans ! Entre 2008 et 2018, forcément que le pays a changé. Déjà, l’iPhone… (rires) Plus sérieusement, ce sont de petites choses qui s’installent peu à peu. Le divertissement, par exemple. Historiquement, les gens d’Alger ne sortent pas. A partir de 18h-19h, tout ferme et on est dans l’entre-soi. C’est ce que l’on voit dans la séquence de la soirée chez Samir et Amal. Et ils vivent refermés sur eux, dans une forme de nostalgie, à écouter du Léo Ferré, ce « vieux chanteur mort, c’est la sinistrose ! » comme leur dit une de leurs amies. On n’est même pas vintage, on est has been en Algérie. Mais depuis quelques années, on a des quartiers qui s’animent dans une forme de mixité. On ne vend toujours pas d’alcool en terrasse mais les gens s’emparent de l’espace collectif. Des aménagements urbains ont aussi été faits, notamment Alger-plage. Oscar Niemeyer avait dit que le problème d’Alger, c’est qu’elle se reniait en tournant le dos à la mer, que le port était rentré dans la ville. Il fallait libérer les plages, rajouter un peu de douceur qui aurait peut-être empêché l’intégrisme de s’installer. Maintenant, t’as des femmes en hijab qui font des footings à 20h. C’est aussi qu’une nouvelle génération, dont je fais partie, est venue. On a compris qu’il fallait faire les choses et que pour ça, on n’avait pas besoin du système, de l’argent de l’état.

C’est d’ailleurs de cette façon que tu vas pouvoir montrer ton film en Algérie, hors du système. Tu peux nous en dire plus ?

On a projeté le film en Algérie via l’Institut français. Hors les murs, on aurait eu besoin d’un visa d’exploitation mais ils ont refusé à la dernière minute. On n’a pas non plus été invité pour le festival d’Annaba alors qu’ils ont appelé Karim Moussaoui et Yasmine Chouikh. On ne peut pas parler de guerre civile en Algérie pour évoquer ce qui s’est passé dans les années 90. La séquence du tapis pose problème aussi : l’association shit-Coran, ça passe pas. Maintenant, la production française a lâché les droits donc je peux questionner mon institution.

Dans ton film, il y a cette scène où Fahim dit à ses parents, des quatre-vingt-huitards, « c’est vous qui les avez créés » en parlant d’un religieux qui passe. J’ai le sentiment d’une sorte de constat d’échec, que ces quatre-vingt-huitards sont aussi responsables de l’Algérie d’aujourd’hui.

Oui parce qu’aucun lien n’a été créé. Face à cette opposition, ce conflit, l’ancienne génération refuse le débat – contrairement à la séquence de la cave où ça discute beaucoup voire ça se bagarre – en brandissant l’idéologie. Quand j’étais gamine, je pensais que les Français étaient démocrates et laïcs, et les arabophones archaïques et islamistes. C’est la dichotomie qu’on m’a donnée. Les premiers arabophones que j’ai côtoyés, c’était à la fac d’Alger, et je me suis rendu compte qu’ils avaient la même vision que moi sur le monde. Ma génération, on nous appelait les trilingues analphabètes parce qu’on a été les premiers sujets de l’arabisation de l’école : on a été de très mauvais francophones, de très mauvais arabophones et de très mauvais anglophones. Une catastrophe résultant d’un système éducatif défaillant.

Tu as mentionné Karim Moussaoui, Yasmine Chouikh. Il y a également Damien Ounouri, Adila Bendiramed, Hassen Ferhani, Lyès Salem dans cette génération montante de cinéastes d’Algérie, dont tu fais également partie. A ce sujet, tu avais dit avoir envie d’une Movida. Peux-tu argumenter ?

En ce moment, une sitcom se tourne à Alger pour le ramadan. Aucun scrupule, on prend le territoire et on y glisse des petites choses subversives, à la sauce télé algérienne. On est à toujours à la limite. Damien réalise, Adila et moi participons à l’écriture. Il y a également des espaces qui se créent : les Ateliers Sauvages, le Sous-marin… Il y a deux ans, un marché couvert à la soviétique a été récupéré par un entrepreneur et il nous a cédé le lieu pour une exposition temporaire. Le premier jour, c’était hyper mondain, tu avais tout le milieu bobo algérois, les étudiantes des Beaux-arts, etc. Autour, il y avait ce que j’appelle des « loup-gareurs », des petits mecs qui garent ta voiture de manière illégale. J’en ai attrapé un, je lui ai dit : « Rentre ! Si t’aimes pas, au moins, tu pourras draguer ! » Ils étaient gênés parce qu’ils avaient l’impression qu’ils n’avaient pas le droit de rentrer. Sur la totalité de ces mecs, il y en aura forcément un qui sera touché et la prochaine fois, il reviendra. Quand on a fait le casting sauvage pour le film à Alger, tous les candidats avaient envie de culture, réclamaient de la culture. Ils disaient avoir besoin de ça. Et puis, aujourd’hui, tous les jeunes savent cadrer et monter donc ça génère de l’effervescence. Tout ça va nous réparer un peu.

Puisqu’on parle d’Algérie et de réalisation, ton avis sur les clips de The Blaze ?

J’en ai vu qu’un et j’ai été profondément gênée. L’idée de retour dans la douleur et l’immigration, avec la lumière hyper sophistiquée… C’est pleurnichard, j’ai trouvé ça insupportable. Et puis, la Casbah… Mais putain, arrêtons de filmer la Casbah, en tout cas comme ça ! Le son est bon mais l’image est mauvaise ! (rires)

Tous propos recueillis par MR

Les Bienheureux est sorti en Belgique le 9 mai et en DVD le 24 avril 2018 chez Bac.

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