Will & Grace by Les Ecrans Terribles
Séries

Pourquoi est-ce si dur de dire – encore – adieu à Will & Grace ?

It’s time. La semaine dernière, Will & Grace a tiré sa révérence… pour la seconde fois en quatorze ans. Rares sont les séries qui peuvent avoir ce privilège. Les spectateurs qui ne l’ont découverte qu’à son retour sur les écrans en 2017 auront sûrement du mal à le concevoir. Pour d’autres, comme nous, cette nouvelle fin a été accompagnée d’un sacré pincement. On vous explique.

Repartons des bases. Will Truman est un jeune avocat, élégant et charmeur. Grace Adler, une talentueuse décoratrice d’intérieur. Tous deux partagent un bel et spacieux appartement new-yorkais. Ils ne sont pas mariés, pas même en couple, mais incroyablement proches. Les habitués de sitcoms des années 1990 que nous sommes le savent, ce sont les prémices d’un parfait “will they / won’t they ?”, célèbre jeu du chat et de la souris où les deux héros se tournent autour pendant quatre ou cinq saisons avant d’officialiser leurs sentiments l’un pour l’autre. Pensez à Une Nounou d’enfer, Madame est servie, Ross et Rachel… Mais ici, un couac : Will est gay. Stupeur et tremblements, les repères sont brouillés ! 


(Gay) Boy meets girl ?

Pour vous, lecteurs et spectateurs de 2020, rien de bien stupéfiant. “La cohabitation d’une ambitieuse jeune femme et de son meilleur ami gay ? Ouais okay, c’est classique !”. Mais remettons les choses en contexte. Will & Grace a débarqué sur NBC, l’un des plus grands networks américains, le 21 septembre 1998 à 21h30, une heure de grande écoute. Les moeurs n’étaient pas les mêmes. Personne ne s’imaginait que le mariage entre personnes du même sexe serait un jour accepté. Les homosexuels étaient encore très largement laissés pour compte dans la fiction américaine, et très souvent caricaturés. A peine un an plus tôt, Ellen DeGeneres faisait son coming-out devant les spectateurs du talk-show d’Oprah Winfrey, avant que son personnage dans sa série Ellen (sur ABC) ne sorte lui-aussi du placard. L’épisode a été un hit incroyable en terme d’audience, mais Ellen DeGeneres (et sa co-star Laura Dern) s’en sont pris plein la gueule, et la série a été annulée l’année suivante après la fuite des spectateurs, jugeant la série “trop gay”. 

Dans son spectacle Relatable sorti sur Netflix fin 2018, Ellen rappelle avoir “perdu des amis, sa famille et son travail” à cause de ce coming-out, et qu’un professionnel de la profession lui a dit peu de temps après que “personne n’allumerait jamais son poste pour regarder une lesbienne à la télévision”. Nous étions donc en 1997. Max Mutchnick and David Kohan (le frère de Jenji) devaient déjà réfléchir à Will & Grace. Un an plus tard, NBC leur donnait le feu vert et un créneau respectable. Rappelons que c’était également sur NBC qu’en 1996, Susan et Carol, l’ex-femme de Ross dans Friends, échangeaient leurs voeux lors du tout premier mariage lesbien jamais montré dans une série télévisée mainstream, alors même que l’état de New York n’a reconnu et légalisé les mariages homosexuels qu’en 2015. L’épisode en question avait d’ailleurs été censuré dans plusieurs autres états américains (et, on imagine, d’autres pays du monde ?). Mais Susan et Carol, d’ailleurs interdites de bisou à la fin du mariage (faut pas exagérer !), n’étaient que des personnages très secondaires. Deux ans plus tard, Will & Grace apparaissait donc sur les écrans. Mais ne vous faites pas d’idées : ce n’était pas une prise de décision facile. Ce n’était pas anecdotique. Ce n’était pas irréfléchi. C’était volontaire. C’était couillu. C’était courageux. 


Deux femmes, deux gays et puis voilà

Dans un contexte apparemment hostile, le nouveau programme aurait pu faire trois petits tours et s’en aller définitivement. Au bout du compte, Will & Grace aura fait les beaux jours de NBC pendant huit ans, 194 épisodes et 3880 minutes. 3880 minutes durant lesquelles quinze millions d’américains (en moyenne, ne chipotons pas !) ont suivi la vie quotidienne de personnages gays. C’était sans précédent. La version américaine de Queer as Folk n’arrivera que deux ans plus tard sur Showtime, une chaîne payante à l’audience bien plus réduite. Network oblige, Will & Grace restait très soft dans son langage, dans ce qu’elle montrait de la vie amoureuse et sexuelle de ses protagonistes. Mais elle avait le mérite de faire entrer ses spectateurs dans l’intimité de personnages LGBT (au sens propre : le principal décor était l’appartement de Will). Et leur quotidien était incroyablement similaire à ce que pourraient vivre ces protagonistes si leurs sexualités avaient été inversées. Will et son meilleur ami Jack, homosexuel beaucoup plus exubérant et extravagant, luttaient pour faire des rencontres, construire leurs carrières respectives (dans le droit pour l’un, le show-business pour l’autre) et gérer les aléas de la vie de tous les jours. Le message de Will & Grace était clair : les gays ont une vie similaire à la vôtre et luttent avec les mêmes problèmes que vous, tout simplement.

Dès ses débuts en 1998, la série de Max Mutchnick and David Kohan a séduit les spectateurs et les critiques. Ils s’étaient pourtant tous préparés au pire. Les quatre comédiens principaux (Eric McCormack, Debra Messing, Sean Hayes et Megan Mullaly) étaient briefés pour répondre aux critiques assassines qui les attendaient au tournant. Dans une interview menée par Larry King pour CNN en 2005, Eric McCormack (Will) et Megan Mullaly (Karen) pointaient du doigt ce qu’il me semble être l’une des grandes forces de la série : elle n’a jamais cherché à être politique. 

Megan Mullaly – Ellen a ouvert la voie, mais elle a rencontré des problèmes lorsque l’homosexualité du personnage est devenu un discours politique. Will & Grace ne l’a jamais été. Elle parle juste de deux hommes qui, entre autres choses, sont homosexuels.

Eric McCormack On ne jouait pas des personnages stéréotypés, genre un coiffeur homosexuel… Mais simplement un avocat et son voisin, disons, un peu excentrique. On a fait en sorte qu’on puisse assumer notre côté gay sans pour autant qu’il soit omniprésent. L’idée était de faire une série qui parle d’homosexualité sans que ce soit le sujet prédominant. 

Durant ses huit saisons d’origine, Will & Grace n’a jamais cherché à faire du forcing. Elle n’a jamais cherché à convaincre qui que ce soit en assénant des grandes théories ou en se voulant virulente. En mettant en lumière les violences faites aux personnes LGBT ou les inégalités, les discriminations quotidiennes. Ça n’a jamais été son but, même si ses créateurs et toute l’équipe devant et derrière la caméra avaient sûrement de beaux espoirs sur le sujet. Pourtant, la série a été un vecteur de sensibilisation inouï. Parce qu’elle démontrait sans fard, sans colère, sans hargne, qu’on était tous pareils. En 2012, alors que les revendications d’un mariage homosexuel commençait à envahir le monde entier, le Vice-Président d’Obama, Joe Biden, a même reconnu l’effet positif de la série sur ses spectateurs lors d’une interview dans l’émission Meet the press. “Je pense que Will & Grace a informé et éduqué plus d’Américains que toutes les campagnes de sensibilisations réunies. Les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas. Désormais, ils commencent à comprendre”. Si vous trouvez meilleure consécration… 


Le cas Jack McFarland

La série n’a évidemment pas connu que des jours heureux et a rencontré son lot de critiques. Parmi elles, une plus virulente que les autres : Will & Grace ne serait pas assez inclusive et ne prendrait pas assez à coeur de démolir les stéréotypes liés à la communauté LGBTQI+. Elle n’en donnerait qu’un aperçu limité. Force est de reconnaître que la série s’éloignait assez peu de son quatuor d’acteurs et donc de ses deux héros gays, blancs et cisgenres de Manhattan. Dans le viseur, particulièrement : Jack McFarland, le personnage “disons, un peu excentrique” interprété par Sean Hayes. Jack est mince, propre sur lui, imberbe, efféminé, superficiel, théâtral, porté sur le sexe, fan de pop-music et rêve des feux de la rampe. Il est un exemple parfait de “l’homosexuel type” dans l’imaginaire collectif. Un héros incompatible avec l’envie de briser des stéréotypes ? Pas forcément. Parce que tous les hommes gays ne sont pas réservés, élégants et éduqués comme Will. Tous ne sont pas non plus aussi enthousiastes, loufoques et énergiques que Jack. Un portrait de personnes LGBTQI+ ne peut être réduit à deux personnages.

Will & Grace aurait-elle pu/dû s’ouvrir à d’autres nationalités, d’autres sexualités, d’autres identités ? Peut-être. Sûrement. Rappelons seulement une fois de plus que la série était une sitcom diffusée sur un grand network. Dans les années 90. D’une, sa marge de manoeuvre était sûrement limitée (voire supervisée ?). De deux, la série ne pouvait pas et ne cherchait pas à être exhaustive. Son créateur en parle le mieux :

Max MutchnickNous n’avions pas pour mission de représenter l’Amérique gay, ou même la “culture gay”. Notre responsabilité était envers nos personnages Jack, Karen, Will et Grace, que nous devions décrire aussi respectueusement et drôlement que possible.

Mais surtout, pour survivre, la série devait séduire. Et pour séduire, il lui fallait présenter au public des figures familières. Jack McFarland était un stratagème. Un piège à cons, presque. Si le personnage a d’entrée de jeu été présenté comme maniéré, égoïste et creux, il s’est vite révélé être un atout majeur de la série. Son énergie et sa loufoquerie ont dynamisé bien des épisodes à une époque où Will et Grace (les personnages) tournaient en rond. Son duo avec l’inénarrable Karen Walker (Megan Mullaly), l’ultra-richissime, alcoolique et raciste-par-principe assistante de Grace, a fait les belles heures du programme. Au point que de nombreux fans ont proposé de renommer la série “Jack & Karen” (et que des projets de spin-off ont rapidement vu le jour). Et le plus important : Jack s’est révélé être un homme au coeur d’or et d’une loyauté exemplaire, porteur de belles valeurs, capable de faire des plans sur la comète à chaque nouvelle rencontre, bien loin du stéréotype d’égoïste frivole auquel ses détracteurs auraient souhaité le réduire… Au point de faire changer les mentalités sur les homosexuels efféminés dont les hétéros (et malheureusement une partie des gays…) aiment tant se moquer ? Sean Hayes est bien le premier à le revendiquer lorsqu’un journaliste le questionne indiscrètement (et le vexe) sur sa vie privée et sa propre sexualité, qu’il n’a pas affichée clairement pendant des années. 

Sean Hayes – Pourquoi me parler comme ça alors que j’ai tant fait pour la communauté gay ? Qu’est-ce que je suis censé faire ? Les gens ne sont jamais satisfaits. (…) Je pense avoir énormément contribué à la reconnaissance des gays aux Etats-Unis. Si quelqu’un a envie d’en débattre, je suis ouvert à la discussion.

20 ans plus tard, qu’en est-il ?

Après 194 épisodes, Will & Grace a tiré sa révérence en 2006 devant 20 millions de spectateurs. Chaque comédien a continué son chemin, apparaissant en guest stars dans les hits télé du moments puis tenant la vedette dans de nouvelles productions aux succès (avouons-le) souvent éphémères. Et puis un beau jour de septembre 2016, alors que les USA se déchirent autour d’une campagne présidentielle sans précédent, une vidéo de dix minutes surgit sur Youtube. Intitulée “#VoteHoney”, celle-ci montre Will et Grace tenter de convaincre Jack de voter pour Hillary Clinton, tandis que Karen, égale à elle-même, l’appelle à voter pour Donald Trump. Au-delà du propos ouvertement démocrate, la vidéo a surtout pour visée d’inciter les spectateurs à ne pas négliger leur voix et à se faire entendre une fois l’élection venue. C’est donc un micro-retour éminemment politique, pour une série qui a tenté durant bien des années de ne pas le devenir. Et la recette est gagnante. Le succès du minisode (écrit par les deux créateurs d’origine) est tel que NBC leur commande une nouvelle saison de Will & Grace, onze ans après la fin de la série. 

Dès son retour, le programme a affiché une niaque politique rarement vue durant ses huit premières années. Dans le tout premier épisode de ce revival, Grace est chargée à contrecoeur de redécorer le Bureau Ovale de la Maison Blanche, avant de démissionner en laissant une casquette “Make America Gay Again” sur la chaise du Président. Will, de son côté, rencontre un gay de 20 ans pour qui tout semble facile et réalise que c’est en oubliant toutes les années de combats passés pour obtenir des droits que les minorités risquent de tout perdre. Plus tard, Jack infiltre une thérapie de conversion sexuelle pour en sortir son “petit-fils”. Karen, elle, se retrouve emprisonnée au Texas avec une immigrée mexicaine qui bouleverse sa vision du célèbre mur de Trump. Encore plus tard, Grace est confrontée au mouvement #MeToo de manière très personnelle. Des sujets délicats auxquels la série n’aurait jamais touché lors de sa première vie mais qu’elle assume désormais très clairement.

Eric McCormack Je me souviens distinctement que lorsque les attentats du 11 septembre 2001 ont eu lieu, nous nous sommes tous tournés vers Max et David pour savoir comment la série allait les évoquer. Après tout, les quatre personnages vivaient à New York. Et il a été décidé que Will & Grace n’était pas une série appropriée pour transmettre ce genre de message politique. Alors nous sommes restés très soft. Mais je pense que désormais, on ne peut plus se permettre de l’être. Ces personnages vivent toujours à New York, ils approchent de la cinquantaine. Il était temps qu’ils aient leur mot à dire. Et si ce mot doit impérativement rester drôle, il ne peut pas rester soft. 

La grande force de ce revival (qui aura duré trois ans, portant la série à onze saisons et 246 épisodes) est d’avoir su mêler le discours politique d’un pays à la dérive aux histoires personnelles de chacun de ces protagonistes qu’on a appris à aimer et qui font, deux décennies plus tard, comme partie de notre famille. Parler abstraitement de politique n’est jamais une bonne manière de sensibiliser les gens. Cela ne marche-t-il pas toujours mieux lorsqu’ils concernent soudainement des personnes qu’on aime ? Partager des récits personnels, même lorsqu’ils sont fictifs comme ici (mais tellement réalistes) est bien plus efficace. Les quatre dernières années ont été particulièrement mouvementées pour les Etats-Unis et Will & Grace, qui a toujours prôné la tolérance, ne pouvait pas passer à côté. Et le fait que la série ait tenté de rester légère toutes ces années rend son virage mordant plus percutant encore. C’est quand les temps vont mal qu’il est nécessaire de voir s’élever des voix contestataires (même si, soyons bien clairs, Will & Grace est loin d’être la seule à s’intéresser au sujet). 

Say Goodnight, Gracie !

Revenons-en à la question d’origine. Pourquoi est-ce si dur de devoir dire adieu une seconde fois à Will & Grace ? Parce que pour certains d’entre nous, retrouver ces figures du passé a été une joie immense, comme retrouver des amis d’enfance ou des membres de notre famille qu’on n’a pas revus depuis des années. Parce que, comme Jennifer Aniston, Matthew Perry ou Matt LeBlanc avant elles, on est prêt à parier qu’on ne reverra pas les stars de la série dans un programme aussi bien écrit avant de nombreuses années. Parce que nous sommes prêts à parier que nous sommes nombreux à nous être dits il y a vingt ans : “quand je serai grand, je veux être Karen Walker !”, malgré tous ses défauts. Et parce que vingt ans plus tard, nous en sommes heureusement très loin (mais on l’aime toujours autant). 

Parce que le programme a eu un impact considérable sur le paysage audiovisuel américain (sans Will & Grace, nous n’aurions sûrement pas eu de Modern Family, de Transparent ou d’Orange is the new black) et même sur la mentalité globale de ses spectateurs. Car on a beau adorer les frivolités de Jack, la folie de Karen ou les névroses de Grace, au fond, Will est probablement le personnage le plus réaliste de la série. Faire d’un personnage gay le vecteur d’identification d’une grande partie de l’audimat était très, très malin. Et parce que l’existence de Will et Jack, incroyables personnages tout au long de ces onze saisons, justifie en elle-seule notre ras-le-bol de l’increvable trope du “meilleur ami gay”, qu’on ne devrait plus voir à la télévision ou au cinéma mais qui reste tristement indéboulonnable.

Enfin, et surtout devrait-on dire, il est terriblement dur de dire au revoir à la série parce qu’il y a vingt ans, elle a aidé de très nombreux téléspectateurs gay, lesbiens ou queers à garder le moral. Pour tous ces gens qui ne voyaient dans leur petite lucarne aucun personnage à leur image, Will & Grace a été un refuge, un repère, une manière de ne plus se sentir seuls et, dans le meilleur des cas, d’ouvrir une discussion avec leurs proches. C’est pour tous ceux là, et un peu pour nous aussi, qu’on ne peut s’empêcher d’avoir un pincement au coeur mais qu’on crie avec une reconnaissance infinie : Will & Grace, merci ! 

Élevé dès le collège à la Trilogie du Samedi. Une identité se forge quand elle peut ! Télé ou ciné, il n'y a pas de débat tant que la qualité est là. Voue un culte à Zach Braff, Jim Carrey, Guillermo DelToro, Buffy et Balthazar Picsou.

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