Notre Année 2021

Fairouz M’Silti : 2021, l’Odyssée des Carcasses

Janvier 2022. À la saison 3 de la pandémie mondiale de la Covid-19 (féminisée pour l’occasion), l’humanité rend les armes face à un terrible constat : la crise qui s’éternise l’aura confinée à son pire cauchemar. Livré aux éléments déchaînés et renvoyé à son impuissance, l’homo sapiens-sapiens, carcasse en sursis, ne sait plus à quels saints se vouer. Bref, on est tous à poil et bien embêtés. Mais comment diable supporter le chaos, en particulier dans notre cher pays de la rétention émotionnelle et du Beaujolais nouveau ? Le cinéma nous apporte presque malgré lui des éléments de réponse, mais surtout des questions.

Phares 

Besoin de repères. C’est la tendance qui se dessine parmi les bilans annuels des valeureux rédacteurs des Écrans Terribles. Après s’être mangé des rafales continues de fatalité surgies de tous les côtés, l’urgence semble être au recentrage sur soi. Que ce soit l’isolement forcé, le chômage subi, ou encore les perspectives d’avenir floutées par un ciel obscurci, les émois de la vraie vie continuent d’avoir un impact sur la majeure partie d’entre nous et sur nos habitudes de cinéphilie. D’aucuns cherchent à se rassurer dans le minimalisme, quand d’autres voient leur appétit décuplé au point de s’aventurer dans l’inconnu, ancrés à leur canapé. On anticipe les prochaines étapes incontournables d’un parkour de jeune actif avec l’aide des sitcoms. On s’économise pour se préserver. On liste les envies puis les visionnages avec application. On déplore d’être submergés et de forcément passer à côté d’une perle, on frôle parfois l’overdose, avant de se résigner à ne pas pouvoir tout voir. Choisir c’est renoncer, mais renoncer c’est (un peu) maîtriser. Et ça, c’est déjà pas mal. 

Écrans fascistes?

En 2021, une étudiante m’a demandé l’autorisation d’accéder à son propre imaginaire. En intervenant sur un exercice d’analyse de films durant un des rares cours en présentiel, elle a levé la main pour se censurer aussi sec, prise d’une angoisse paralysante : « Ça me fait penser à tel film mais je ne sais pas si c’est juste…». Quand je lui ai fait remarquer que, si elle y pensait, c’était forcément juste, toute la classe a rigolé, par réflexe. S’il m’arrive de lâcher des punchlines occasionnelles, j’étais tout à fait sérieuse dans ma réponse et cette anecdote me restera comme une des plus significatives de ma courte expérience de chargée de TD en Arts du Spectacle Cinéma. J’ai ainsi appris une leçon précieuse sur les mécanismes de contrôle de la pensée, concept orwellien abstrait qu’on fantasme souvent de façon pontifiante : ça démarre souvent par une affaire banale de déficit de confiance en soi. 

Alors que l’actualité se dresse sur ses ergots conservateurs, la question de la collusion entre la fiction et les récits politiques continue d’être pressante. Les démagogues ne s’y trompent pas et pompent allègrement dans le papatrimoine pour gonfler leur austère image providentielle. Pendant ce temps, les débats sur le parti pris raciste et déshumanisant d’un Bac Nord font chou blanc : les esprits critiques prêchent des convaincus, les principaux concernés balaient les reproches d’un rire gêné et avouent leur incompréhension (et leur désintérêt), la profession consacre en masse, tandis que les élus ou les personnalités médiatiques de droite à large spectre recommandent en chœur ce visionnage qu’ils jugent d’utilité publique. On préférerait que le film soit sans ambage un manifeste policier autoproclamé pour savoir au moins sur quel pied danser. Mais cette neutralité de façade qui pousse des cris d’orfraie aux moindres rappels de réalité semble être une spécialité bien de chez nous. En 2021, bloquée dans l’inertie de la confusion, je me serais ainsi dit pour la première fois de ma vie sans ironie : « Je comprends pourquoi Pasolini était toujours énervé ». Mais peut-être que sortir d’une certaine torpeur généralisée est encourageant ? Heureusement qu’on peut compter sur la Roumanie et son cérébral mais candide Bad Luck Banging or Loony Porn pour nous rappeler que le principal danger du (néo)fascisme c’est d’être convivial et satisfaisant. L’occasion de (re)lire Les Écrans Terribles, de (re)voir Cabaret et de garder l’œil ouvert, et le bon.

Annette © UGC Distribution.

Trinité d’Acier

J’avoue que les classements et autres tops 10 m’ennuient. Leur caractère éphémère contredit selon moi l’esprit de sérieux extrême avec lequel ils sont le plus souvent entrepris. Mais je parviens à m’amuser autrement, comme une petite folle, en faisant dialoguer les films entre eux. J’ai, par exemple, fomenté dans mon coin une théorie capitale sur les connexions entre Annette, Titane et Les Olympiades : à savoir qu’ils composent une trilogie d’acier accidentelle, témoin d’une tendance générale à l’inhibition émotionnelle et à l’atrophie sensorielle qui traverse l’époque sursaturée de stimulations (oui, c’est comme ça que je m’amuse). En effet, dans le Paris de Jacques Audiard, on reconnaît à peine le 13ème arrondissement filmé comme une archive sur papier glacé. Un artifice troublant mais significatif dans un film à la mise en scène impeccable mais dont l’émotion reste bloquée en travers de la gorge comme une arête de poisson. La quête vague et désespérée d’amour et de tendresse des personnages est engloutie sous les nappes sophistiquées mais froides d’une musique électronique sans fondement organique ; tandis que les protagonistes noient leur déni dans la consommation sexuelle compulsive et les satisfactions superficielles. Il semblerait que l’émotion brute soit plus difficile à incarner sans fusils à pompe et autre artillerie lourde… Le même violent constat de blocage offert par Titane et son héroïne tiraillée entre insensibilité et masochisme métallique au royaume des gros bras… Ah, le voilà le lien ! Pendant ce temps chez Carax, Henry McHenry le serial killer comique à l’humour tranchant chante faux un opéra kitsch pour vomir son mépris au public surexcité par ses provocations. Après avoir utilisé la notoriété de sa vulnérable épouse vouée depuis le début au sacrifice, il exploite l’innocence de sa fille qu’il manipule comme une marionnette et l’expose à la convoitise d’un prédateur moins charismatique que lui. Le tout dans le but de compenser encore une fois ses carences affectives par une quête de pouvoir ; tandis que le public, décidément bien idiot, se parque dans des stades pour toucher du doigt l’idéal de pureté qu’il se réjouit de déceler dans la voix d’un malheureux bébé. Et quand McHenry, puni pour ses crimes, demande à Annette, redevenue la petite personne de chair et d’os qu’elle a toujours été, s’il ne peut pas l’aimer, il n’a pas l’air surpris de l’entendre répondre « non, pas vraiment ». 

Si je partage cette réflexion c’est que je n’ai jamais été aussi premier degré de ma vie après trois ans de pandémie. Pas le temps d’avoir le temps, l’amour est la solution. Surtout au cinéma. L’occasion de m’interroger sur les motivations profondes qui poussent à voir, écrire, faire des films et aussi les analyser. Dans sa désormais fameuse prise de position contre les franchises Marvel, Martin Scorsese expliquait que selon lui le cinéma est « une expérience collective de transposition émotionnelle et psychologique de l’expérience humaine ». Il rejetait ainsi les films de super-héros comme des frémissements de parc d’attraction. Si la position reste discutable, on a envie d’ouvrir le champ de ces réflexions à toute l’étendue de la bande passante affective contemporaine, souvent perdue entre distance aseptisée et surexcitation morbide. 

L’impasse ?

Bref, tout ça ne nous ramènera ni Joe Dassin, ni Jules Dassin, ni la pellicule. Et pendant ce temps-là, la situation des exploitants et des distributeurs indépendants reste incertaine tandis que le spectateur est noyé sous une cascade de « contenus » alignés dans la douleur en nouvelle chronologie. L’occasion de partager ces vidéos de presse hydraulique qui me procurent l’effet apaisant d’un ASMR anarchique (avec en bonus l’édition Squid Game). 

Pour conclure, si 2020 a sans doute redéfini l’impensable, et 2021 rincé beaucoup d’entre nous, c’est le cœur humble qu’on attaque 2022, armés de la force de l’incertitude. “Il y a des années qui posent des questions et des années qui y répondent.”, disait Zora Neale Hurston. On est prêt.e.s pour les réponses ?

Crédits Photo : Bad Luck Banging Or Loony Porn © Météore Films.

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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