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Goutte d’Or : Jeunesse en Tanger

Avec Goutte d’Or, Clément Cogitore livre un récit passionnant où le spectateur est ballotté dans le Nord parisien en compagnie de Ramsès, médium escroc qui fait sa révolution dans ce monde à part si représentatif du quartier éponyme. Mais un phénomène incontrôlable va mettre en péril son irrésistible ascension. 

Il est indéniable que le réalisateur est très familier de ce quartier mythique du nord-est parisien. La Goutte d’Or, connue depuis un demi-siècle comme une terre d’accueil pour les populations exilées, a également des spécificités connues des seuls initiés. Pour ce film, le réalisateur a pris le risque de plonger dans le monde inconnu des médiums, milieu fermé à double tour et difficile à appréhender. Ce qui s’explique par l’illégalité de cette activité et l’exploitation de personnes en plein désarroi. L’appel à l’aide d’un médium est comme une dernière chance pour soigner des cicatrices béantes. 

Le premier plan du film se déroule donc dans une sorte de salle d’attente semblable à celle d’un cabinet médical. Dans un rituel savamment orchestré où la photo du défunt est brandie, Ramsès, qui observe la patiente derrière un mur fin, apparaît avec sa mine patibulaire et l’œil hagard. Il questionne donc cette patiente qui souhaite reprendre contact avec sa défunte mère. On a envie de croire ce curieux manège mais nous nous rendons rapidement compte que Ramsès est un charlatan chevronné qui abuse de la faiblesse de personnes en détresse. Malgré cette découverte, il est difficile de ne pas ressentir des sentiments tortueux pour ce curieux personnage. Oui c’est un escroc et visiblement il profite d’un business à la manne financière insoupçonnée…

La différence est qu’il a choisi d’en faire une véritable entreprise. Ce qui va forcément amener des tensions dans ce milieu aux règles bien définies. Clément Cogitore montre un choc des générations où les nouveaux venus sont attirés plus que tout par l’appât du gain en utilisant tous les subterfuges possibles pour rendre l’expérience spectaculaire et toucher le plus de gens. Ramsès finira par ailleurs  par être convoqué par une sorte de conseil de médiums dans une scène très drôle où une voyante d’origine indienne et un marabout visiblement ouest-africain lui ordonnent d’arrêter de grignoter dans ce business catégorisé selon les origines, car Ramsès ne fait pas de différenciation et possède l’avantage précieux de viser tous les clients. 

Il est passionnant de suivre Ramsès dans les rues étroites de Barbès à travers une caméra embarquée qui ne s’attarde pas sur l’architecture particulière du quartier. Le réalisateur a plutôt comme souhait d’imprégner le plus possible le spectateur de ce territoire surpeuplé, bruyant et vivant. À travers des plans vifs, on tombe par exemple sur les désormais célèbres vendeurs de cigarettes à la sortie du métro accompagnés de distributeurs de cartes pour médium. Mais le voir traverser  inlassablement ce pont proche du périphérique pour rejoindre un chantier dans la quartier de Porte de la Chapelle amène un doute plus épais sur Ramsès. Pendant de longues minutes, le spectateur observe ce manège jusqu’à une découverte macabre. Cette activité souterraine devient théâtrale lorsque nous assistons à une sorte de One Man Show fascinant où Ramsès entre en contact avec les proches défunts des nombreux spectateurs présents lors de séances collectives dignes d’un pasteur avec un public acquis à sa cause. 

Cette scène illustre l’ambition sans limites de ce médium sans scrupule prêt à tout pour l’appât du gain et l’exploitation de la souffrance lancinante et ubiquiste dans la vie des victimes. Cela permet de présenter un portrait ambivalent et juste de Ramsès qui semble être un personnage fort sympathique par sa manière théâtrale d’entrer en contact avec les morts. Il semble creuser toujours profond dans cette chair meurtrie par le chagrin pour trouver des réponses claires, mais cet équilibre intenable finit par éclater avec la découverte de l’envers du décor de ce mécanisme sans faille qui exploite la misère sans se soucier des traumas indélébiles qui en résultent, se grippe.

© Laurent Le Crabe/Kazak Productions/France 2 Cinéma.

Changement d’Ambiance 

Le médium chevronné, qui fait son argent en violant la vie privée d’autrui, se retrouve en effet dans la même situation que ses victimes quand il se rend compte que son appartement est visité par des jeunes aucunement apeurés par sa présence. Très vite, nous nous rendons compte que les jeunes parlent arabe et crient pour se faire entendre. En retour, Ramsès doit sortir un arabe balbutiant pour essayer de communiquer calmement. Il se retrouve ainsi face à un phénomène qui fera la Une de la presse française : l’arrivée des mineurs originaires du Maroc sur le territoire de la Goutte d’Or au milieu des années 2010. 

Cette irruption aux nuisances indescriptibles est illustrée par une scène captée par Clément Cogitore à travers une caméra discrète, filmée à travers les yeux fictifs d’un habitant, témoin du fait divers à sa fenêtre. Une bande de préadolescents hauts comme trois pommes s’en prend à une passante avec une violence inouïe. Le choc est mis en images avec des habitants qui filment par leur balcon cette violence sans règles qui s’abat sur le quartier. Le réalisateur montre ensuite avec une précision d’orfèvre l’impuissance des autorités, aucunement préparés à ce phénomène, face à ces jeunes qui doivent être relâchés, en raison de leur âge, après chaque interpellation.

Surnommés les Enfants du Square, ces mineurs non accompagnés présents essentiellement à la Goutte d’Or au début des années 2010 étaient en grande partie originaires de la ville de Tanger au Maroc. A la différence de la majorité des mineurs dans le même cas, les Marocains sont extrêmement jeunes (leur âge dépassait rarement 15 ans), et refusent une aide pérenne des institutions ou associations. Ils sont empêtrés dans ce schéma d’économie de survie où la seule loi est celle du plus fort. Si on ajoute l’antiépileptique Lyrica, surnommé « saroukh » (fusée) en arabe, utilisé de manière détournée pour trouver le sommeil dans un océan de tourments, mais aussi le Rivotril, surnommé « mère courage », pour désinhiber de la peur lorsqu’il faut commettre des vols, il est impossible de raisonner ces profils. Du fait de leur jeune âge, ils sont aussi en proie aux réseaux surreprésentés dans le quartier de la Goutte d’Or et sont exploités pour effectuer toutes sortes d’actes de délinquance.

Ramsès va l’apprendre à ses dépens quand il doit s’exécuter au plus vite pour aider ces jeunes à la recherche d’un membre de leur bande qui a disparu depuis qu’il a volé le butin d’un dealer. Il est aussi victime de sa réputation de faiseur de miracles dans le quartier. Ce basculement du récit va permettre de suivre le médium, avec sa nouvelle bande, alors qu’il essaye de se libérer de cette menace immédiate. Choisir Ramsès pour résoudre cette énigme n’est pas un hasard. La magie, pratique souterraine aux croyances puissantes, est absolument incontournable chez les enfants marocains. Ce pouvoir peut avoir un effet dévastateur et imposer une domination sur des profils incontrôlables. L’intelligence du médium dans cette situation est de manipuler ces jeunes, en position de faiblesse, pour mieux sortir de cette situation étriquée, et même de s’en faire de précieux alliés. 

Plus de dix ans plus tard, La Goutte d’Or accueille désormais des mineurs non accompagnés, plus âgés, chevronnés et originaires très majoritairement de la ville portuaire d’Annaba en Algérie. Quant aux Enfants du Square, ils ont été pour la plupart emmenés de force dans leur pays natal, suite à un accord entre le Maroc et la France, et jetés comme de vulgaires déchets dans les rues de Tanger. Certains sont revenus en France mais dans les quartiers riches de la capitale cette fois-ci, notamment vers le Trocadéro, et exploités principalement par les réseaux algériens.

Quand la porte est fermée, le diable disparaît

Derrière ce métier de médium, il y a forcément un modèle, une figure qui a inspiré ce choix de vie. Cette entrée dans ce milieu cloisonné ne peut que débuter par une filiation. Elle est incarnée tout au long du film par l’ombre omniprésente du père. Le regretté Ahmed Ben Aïssa, disparu en mai dernier, joue avec perfection le père de Ramsès, dans une paranoïa déraisonnée, qui bouffe ce personnage mystérieux reclus dans son petit appartement de banlieue où il est impossible d’accéder sans un rituel imposé. Paradoxalement, le spectateur a plus envie de croire les paroles du père qui devine les choses clairement et semble certain de ce qu’il voit. Contrairement à Ramsès, qui a besoin d’artifices pour rendre son récit crédible. La menace invisible martelée par le père est immédiate et plane autour des personnages comme une épée de Damoclès.

Ce qui est assez fascinant de la part de Clément Cogitore, c’est de mettre en images la magie noire, sujet hautement sensible dans les communautés représentées dans le film, sans évoquer frontalement la religion. Ce choix permet au spectateur d’être au plus près de ce monde qui peut toucher une personne en difficulté quelle que soit sa croyance. 
En s’appuyant sur un Karim Leklou complètement habité par son rôle, le réalisateur français nous livre un grand film sur le quotidien animé d’un territoire à part qui survit grâce à sa propre économie. Un polar mystérieux qui nous transporte dans les coins lugubres du nord-est parisien, exposés par le contexte géopolitique des pays liés à la France, autrefois terre d’accueil et devenue une machine à broyer des populations en exil à travers des lois toujours plus coercitives, où l’humanité n’a plus sa place.

Réalisé par Clément Cogitore. Avec Karim Leklou, Malik Zidi, Yilin Yang… France. 01h38. Genre : Drame. Distributeur : Diaphana Distribution. Sortie le 1er Mars 2023. 

Crédits Photo : © 2021/Laurent Le Crabe/Kazak Productions. 

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