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L’Ouragan Murina

Un mois et demi sépare la projection de Murina, Caméra d’Or 2021, de mon interview avec sa réalisatrice, Antoneta Alamat Kusijanović, et je m’inquiétais déjà un peu de la fraîcheur de mes souvenirs avant d’être abrutie par le COVID et forcée à l’isolement. Pourtant, en me replongeant dans mes notes pour préparer l’entretien rétrogradé en Zoom, les émotions remontent et me frappent par vagues, effrontées mais sans malice, à l’image de Julija, l’héroïne de ce projet aquatique aux courants agités. Premier film croate à la coproduction internationale, Murina suit en effet l’émancipation digne et féroce de cette jeune pêcheuse de murènes de 16 ans coincée sur une île méditerranéenne aux allures de paradis perdu, entre un père tyrannique et une mère désabusée. Étouffée et dégoûtée du Charybde familial, elle va se jeter au cou d’un Scylla charismatique, vieil ami de régiment de son père devenu puissant homme d’affaires, qui se plaît à jouer les sauveurs et les figures paternelles de substitution le temps d’un week-end. L’occasion pour Julija d’ouvrir les yeux sur l’immaturité et les failles des adultes, tandis qu’elle se révèle à elle-même, non pas tant comme une des leurs, mais comme porteuse de sa propre intégrité. 

Après mobilisation de toutes mes capacités cognitives épargnées par le virus, je démarre l’interview par une question sur le maillot de bain blanc de Julija, pièce iconique d’un film construit sur une épure trompeuse. L’apparence est naturaliste mais le fond est symbolique, à la fois limpide et chargé ; violent comme les premiers émois adolescents irrépressibles et étrangers à eux-mêmes. Trente secondes au milieu d’une réponse passionnante sur “la presque peau” de Julija qui lui permet de lutter contre les éléments et qu’elle doit remplacer pour mieux accomplir sa “mue”, je réalise que je n’ai pas lancé d’enregistrement. Comme si la discussion de cinéma qui se lance était une occasion informelle et plaisante, sans engagement. Antoneta Kusijanović essaye d’abord de m’aider avec les paramètres Zoom avant d’en profiter pour rattraper son déjeuner et manger un morceau en s’excusant : “Vous avez tout ce qu’il vous faut ?”. Par chance, sa réponse s’est ancrée très nettement dans mon esprit même si elle fait appel à des sens dont je n’ai plus la jouissance. L’odorat par exemple, avec une image parfumée de la peau de murène qu’on “arrache et retourne” avant de la faire cuire au barbecue tandis que le gras s’écoule “goutte à goutte”. Tout un programme. “Il est question de changement de peau” ajoute-t-elle. Ce maillot de bain virginal peut paraître anodin et fragile. D’ailleurs Javier, le fameux ami de la famille qui représente tout ce que le père de Julija n’est pas, va lui en offrir un autre, en apparence plus sophistiqué. Un cadeau flatteur, “presque bestial”, qu’on pourrait prendre pour une “armure” mais “il vient d’un pouvoir imposé et factice qui n’est pas nourri par une vraie force”. Or Julija va prendre conscience qu’être capable d’être vulnérable est précisément sa force, à l’image de son île sans arbre : “Nous avons dû combiner trois îles différentes, distantes de plusieurs kilomètres les unes des autres, pour obtenir ce résultat. Pour moi, ces gens sont comme de la chair nue qui brûle sous le soleil. Je voulais qu’ils soient exposés, qu’ils soient vraiment à nu avec leurs émotions”.

Des émotions particulièrement intenses pour Julija, à un âge charnière entre l’enfance et l’adolescence, où la faim, la soif et la certitude en son propre potentiel sont virtuellement intactes et non négociables. Perçue à tort comme une menace par ses proches qui voit leurs propres échecs dans toutes ses possibilités, Julija est indécente malgré elle et insolente par défaut. “C’est son inconscience [de sa propre puissance] qui permet au film d’avoir des enjeux dramatiques. J’ai écrit le film pour Gracija (Gracija Filipović la comédienne principale, ndlr) et je me suis dépêchée de tourner avant qu’elle ne devienne totalement adulte. Cette inconscience est précieuse, car elle lui permet d’être désinhibée, d’aller droit vers ses désirs avec résilience, jeunesse et pouvoir. À cet âge on manque d’expérience et de sagesse parfois mais on a quelque chose d’intact. Son aspect physique devait incarner son état psychologique”. Comme une source dans l’océan, jaillissant sans entrave ? “Pas juste une source, une tornade dans l’océan. L’aspect bondissant est un effet secondaire. C’est la force qui m’intéresse, la force sans préméditation”. De l’autre côté de mon écran, je perçois aussi la force dont parle Antoneta Alamat Kusijanović. Ses mots sont puissants, directs, avec une capacité d’analyse sur son propre travail d’autant plus admirable qu’elle n’a rien de dogmatique. On apprécie aussi que la souffrance généralisée infligée par le joug patriarcal ne soit pas filmée avec un goût voyeuriste pour la fatalité. On garde d’ailleurs du film une sensation de soulagement malgré la tension très forte qui le traverse et l’aspect presque martial des épreuves que traversent Julija. “On a tellement de pouvoir dans les mains quand on fait un film. On n’a pas besoin de répondre à des questions, de donner des solutions ou de résoudre les problèmes à la place des gens. Mais on se doit de partager le pouvoir, l’espoir et la foi.”

Pourtant, ardu est le sentier qui mène aux retrouvailles avec soi-même. Julija va en faire l’expérience par un chemin de croix sous-marin dont elle ne sortira pas martyre mais aguerrie. Galvanisée par la confirmation de la profondeur symbolique du film, je suggère une grille de lecture autour de la violence sexuelle en m’appuyant sur une écorchure infligée par le père dans la scène d’ouverture de chasse à la murène dans les profondeurs. Une interprétation qui se révèle un poil tirée par les cheveux mais pas si saugrenue : “Ce père ne peut pas accepter que sa fille soit une femme, il la traite comme un garçon et il réprime les signes de sa féminité. Il y a une proximité avec les corps dans cette famille et sous l’eau ils sont égaux, ils sont en symbiose, presque comme un couple ; ils ne sont pas père et fille, ils sont chasseurs. [Dans cette séquence d’introduction], j’ai volontairement choisi de les filmer complètement synchronisés, comme s’ils faisaient partie du même corps, guidés par l’odeur du sang. Hors de l’eau, ils redeviennent une famille avec un père ignorant qui veut empêcher sa fille de s’épanouir en la harcelant psychologiquement, émotionnellement et physiquement.”. L’histoire de Murina est construite sur le schéma simple d’adultes juvéniles, incapables de vulnérabilité ou privés de la possibilité de l’être, qui empêchent par réflexe et ressentiment une adolescente d’exprimer ses désirs, et a fortiori de les satisfaire. Le film embrasse cette simplicité avec intelligence et ne cherche pas à compliquer des problèmes qui se suffisent à eux-mêmes par le gouffre intérieur dans lequel ils obligent à s’enfoncer. Dans cette bulle-monde insulaire perdue au milieu de la mer du Milieu où les loyautés se doivent d’être aveugles, on retrouve dans chaque personnage quelque chose des luttes universelles entre tradition et modernité, lucidité et mépris, mais aussi bien sûr entre liberté et contrôle. Mais attention de ne pas prendre la trajectoire de Julija pour une initiation classique vers l’âge de raison : “Autour d’elle ce sont tous des enfants et quelque part c’est la plus adulte, sans remords ni culpabilité.” Ce sont les prétentions qu’elle nourrit à devenir pleinement elle-même qui vont bouleverser tous ceux qui l’entourent : “Who’s really coming of age is the three adults, it’s not Julija. Julija is coming of truth” : “Ceux qui grandissent vraiment sont les trois adultes, pas Julija. Julija, elle, découvre sa vérité. » Une vérité qui appelle à retrouver l’adolescent.e avide de liberté qui sommeille en chacun.e de nous. “Ce film ne s’intéresse pas à la vengeance, la vengeance est une facilité.” 

Murina, dont les images incarnent cette faim d’indépendance avec une gourmandise tenace et bondissante, partage la cheffe opératrice Hélène Louvart avec The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal, qui prône la spécificité d’un regard féminin au cinéma. Quand j’interroge Kusijanović sur cet enjeu, elle, qui est issue d’une histoire construite dans la guerre et l’exil, se montre très enthousiaste par la réflexion que ça génère : “C’est très intéressant parce qu’on me dit souvent que Murina donne la sensation d’avoir été réalisé par un homme. On me dit “Oh cette façon de filmer le corps féminin, de manière si agressive, ouverte et sensuelle…”. Personnellement je ne crois pas que les films soient féminins ou masculins, je crois qu’il y a beaucoup de femmes qui auraient filmé Murina de façon complètement différente. Évidemment il y a un point de vue de réalisateur, de réalisatrice, et comme je suis une femme, c’est un point de vue de femme. Mais le film n’est pas ce qu’il est juste parce que je suis une femme. C’est très difficile de réduire son point de vue à son genre. […] Je crois que les femmes réalisatrices sentent qu’on attend d’elles certaines choses précises, en temps que femmes, et ça je m’y oppose farouchement”. Un potentiel sans entrave on vous dit, un ouragan. 

Réalisé par Antoneta Alamat Kusijanovic. Avec Gracija Filipovic, Danica Curcic, Leon Lucev… États-Unis, Brésil, Slovénie, Croatie. 01h36. Genre : Drame. Caméra d’Or au Festival de Cannes 2021. Distributeur : KMBO. Sortie le 20 Avril 2022.

Crédits Photo : © Antitalent / RTFeatures.

Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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